Quand j’étais enfant, un argument en vogue en faveur de la « libération » israélienne, c’est-à-dire de l’occupation des Territoires palestiniens, c’était qu’elle était une bénédiction pour les Palestiniens eux-mêmes. « Quand nous en avons pris le contrôle, » me disait-on à l’école, « il y avait juste deux ou trois voitures dans toute la Cisjordanie. Et regardez combien ils en ont maintenant ! ». En effet, durant les premières décennies d’occupation israélienne, le niveau de vie palestinien s’est élevé – pas à cause des investissements israéliens (Israël n’a jamais investi un cent pour le bien-être et l’infrastructure des Palestiniens), mais essentiellement parce qu’Israël a exploité les Palestiniens comme une main-d’œuvre bon marché, et même une main-d’œuvre bon marché, il faut la payer.

Cet argument sur le niveau de vie ne peut plus être soutenu maintenant qu’une personne sur deux dans les Territoires, Gaza et Cisjordanie, est confrontée à l’« insécurité alimentaire » ou risque d’y être, selon un rapport récemment publié par les Nations unies. Non que cela ait changé quelque chose pour les expansionnistes israéliens : une fois que l’argument colonialiste devient inopérant, les partisans de l’occupation passent à d’autres excuses. C’est ce qui est agréable avec la politique d’occupation : son soutien repose sur des excuses, pas sur des raisons. A chaque fois qu’une excuse ne marche plus, la machine de propagande israélienne en propose une autre.

Il est intéressant de noter, cependant, la façon dont les Israéliens s’en sorte aujourd’hui avec ce qui a été une excuse si prisée. Ayant prétendu que l’occupation améliorait la vie palestinienne, les Israéliens sont maintenant face à la faim et à la famine à leur porte. Comment s’en accommodent-ils ?

La famine ne peut être ignorée

Les Israéliens sont bien sûr des êtes humains. En tant que tels, ils sont rarement indifférents à la souffrance humaine. L’autre semaine, par exemple, on a cité James Morris, retraité du Programme alimentaire mondial aux Nations unies, qui disait que 18 000 enfants dans le monde mourraient de faim chaque jour. Ces propos, publiés en hébreu sur le site israélien populaire Ynet (17 février), ont suscité 100 réactions de lecteurs compatissants. Beaucoup d’entre eux ont simplement exprimé leur profonde compassion : « Cela nous brise le cœur », « c’est terrible », « image inconcevable, incroyable », « comment ose-t-on mettre au lit un enfant qui a faim ? », pour n’en citer que quelques-unes. Plusieurs lecteurs ont même demandé où on pouvait donner. D’autres ont évoqué les inégalités extrêmes qui se cachaient derrière ces images : « Voyez comme ce milliard de gens qui ont faim ne tracasse pas les 5 milliards qui mangent à leur faim », ou, « Pendant ce temps-là, les gens les plus riches dans le monde nagent dans leur argent ».

Certains lecteurs ont essayé de mettre des visages derrière les images : « Le monde ne se soucie pas des peuples noirs ». Plusieurs commentaires mentionnaient le rôle des médias : « Ces sujets-là ne font pas 10% des couvertures médiatiques qu’on réserve à certaines guerres oubliées. » D’autres encore ont tenté une analyse poussée avec des commentaires comme : « Le monde cruel, matérialiste, en paiera le prix », ou, « Conséquence du capitalisme qui conduit à des crises sociales et environnementales », ou même, « Tout cela pendant que les Américains dépensent 100 milliards de dollars chaque année pour des guerres ». Telle était la tonalité d’une majorité écrasante de réactions israéliennes à propos de la faim dans le monde : sensibilité, compassion et empathies humaines, même avec quelques analyses politiques critiques.

La situation désespérée des Palestiniens

Un mot sur cette situation palestinienne. Les Territoires palestiniens n’ont souffert d’aucun tremblement de terre, ni tsunami, ni famine, ni de tout autre désastre naturel dans les dernières décennies. La détérioration constante de leur situation économique résulte à 100% de la main de l’homme. Comme d’autres rapports l’affirment, des Nations unies et de beaucoup d’autres organismes, les principales causes de la pauvreté sont politiques : à savoir, les bouclages imposés par les Israéliens et le boycott international et israélien de l’Autorité palestinienne. L’Autorité palestinienne est le plus grand employeur dans les Territoires. La boycotter jusqu’à ce qu’elle soit incapable de payer les salaires, dans une société écrasée depuis des années par l’oppression militaire et économique d’Israël, conduit inévitablement à une pauvreté massive. En d’autres termes, Israël et la communauté internationale sont en train de punir la population palestinienne par la faim, pour avoir élu démocratiquement le « méchant » parti Hamas. Une punition de dimensions bibliques qui sied en Terre sainte, avec le Premier ministre Olmert et Condoleezza Rice dans le rôle de Jehovah.

Ne pas voir la famine palestinienne

Le rapport des Nations unies sur l’ « insécurité alimentaire » palestinienne a lui aussi été publié par Ynet, dans un résumé clair titré La moitié des Palestiniens sont confrontés à des difficultés pour trouver de la nourriture (22 février), lequel a provoqué 75 commentaires de lecteurs. En dehors de deux ou trois exceptions (cependant méprisantes et agressives), l’empathie et la compassion ont été complètement absentes de ces réactions. « Qui s’en soucie ? » écrit un lecteur. « Si ma grand-mère était encore vivante, il se pourrait qu’elle soit intéressée » écrit un autre.

La souffrance palestinienne n’est pas perçue comme une catastrophe touchant à l’humain mais comme un argument politique. C’est comme si la machine de propagande israélienne avait réussi à éteindre tout sentiment de la solidarité humaine la plus basique chez les Israéliens, la remplaçant par un sophisme cynique dépourvu de toute humanité. Les Palestiniens affamés représentent tout simplement une atteinte à la vertu d’Israël, et on les traite comme telle.
L’immense majorité des réponses des lecteurs suivent l’une, ou plus, des stratégies idéologiques suivantes :

1) Démenti pur et simple de la souffrance : « Ils paraissent plutôt rondelets à la télé. ».

Et pourquoi pas ? Nier les faits est toujours le refuge du fanatique.

2) Les Palestiniens souffrent, mais c’est bien. « C’est dommage, mais c’est la seule façon de les mettre sur la bonne voie » ; « La paix viendra quand l’autre moitié aura faim aussi ».

Ici, on peut voir clairement le ferment pour un génocide. Pareillement : « [pour le] gouvernement d’Israël : il faut les encourager à se lever et à partir !!! ».

3) Les Palestiniens souffrent peut-être, mais ce n’est pas notre affaire. « Nous nous sommes retirés, n’est-ce pas ? alors, qu’ai-je à faire avec ça ? » demande l’un des lecteurs.

Le rapport des Nations unies, inutile de le dire, ne concerne pas seulement Gaza mais aussi la Cisjordanie ; il n’y a eu aucun retrait israélien de Cisjordanie mais beaucoup d’Israéliens aimeraient vraiment croire qu’en mettant en cage les Palestiniens de Cisjordanie derrière des murs, Israël n’aurait plus rien à voir avec les uns et les autres. Il est intéressant de noter que si cet argument était sincère, on devrait trouver la même compassion que celle qui s’est exprimée pour la faim dans le monde en général, mais ce n’est pas le cas. Pour beaucoup d’Israéliens, un enfant qui a faim au Ghana est une tâche sur leur conscience collective, tandis qu’un enfant qui a faim dans Gaza – à une heure de route de Jérusalem ou de Tel Aviv -, ce n’est pas leur affaire, simplement.

4) Peut-être que les Palestiniens souffrent, mais nous, les Israéliens, sommes les vraies victimes. C’est la ligne constante de la propagande israélienne : les médias sont « partiaux » (antisémites, etc.) et ainsi mettent à l’écart notre souffrance.
Etalant son inutilité, un lecteur suit mécaniquement cette démarche routinière, comparant les deux peuples au niveau économique : « On pourrait faire la même enquête en Israël et obtenir les mêmes résultats. ». Une chose est sûre : le PIB par personne en Israël est de 26 000 dollars qu’il faut comparer aux 1 000 dollars des Territoires palestiniens occupés.

5) Mais ce dernier argument est souvent associé à la directive propagandiste la plus en vogue de toutes, à savoir : toujours utiliser le mot magique « terreur » pour faire des Israéliens des victimes et des Palestiniens des « terroristes ». Les « terroristes » ne sont pas dignes de compassion humaine, même quand ils ont faim ; d’ailleurs, s’ils souffrent, c’est toujours de leur faute.

Des dizaines de réactions sont remplies de cette stratégie : « Qu’ils arrêtent de gaspiller leur argent pour des armes » ; « Qu’ils aillent travailler au lieu de lancer des pierres » ; « Ils soutiennent le terrorisme avec tant d’enthousiasme, j’espère qu’ils réussiront dans d’autres domaines de la vie » ; « Le fait qu’ils n’ont pas d’argent pour la nourriture ne signifie pas qu’ils n’ont en pas pour en acheter !!! » ; « Mais obtenir des armes, pour eux ce n’est pas du tout difficile » ; et ainsi de suite…

Le « terrorisme » palestinien est vu comme un trait national sempiternel, inhérent, immuable et gratuit (« ne jamais s’interroger, après 120 ans de terrorisme » explique un lecteur), auquel tous les Palestiniens sont mêlés à égalité – médecins et infirmières, marchands et étudiants, les vieux comme les enfants – et pour lequel tous méritent d’être punis par la famine qu’une main invisible, anonyme, mais juste en fin de compte, leur inflige.

6) Dans la dernière stratégie, l’argument consiste à accuser la direction palestinienne. « Demandez des explications à vos chefs qui deviennent plus gros chaque jour » ; « Avec leur façon de diriger, ils devraient être reconnaissants d’être toujours en vie. C’est vraiment une honte de voir les Palestiniens suivre aveuglément leurs stupides dirigeants. ».

Evidemment, les dirigeants corrompus sont la cause de tant de pauvreté dans le monde. En réalité, la corruption inhérente au Fatah a été justement ce qui a motivé beaucoup de Palestiniens à voter pour le Hamas. Il ne pourrait guère y avoir de meilleure illustration au produit américain exporté et étiqueté : « Démocratie » : les Palestiniens occupés peuvent choisir entre la famine sous le régime corrompu du Fatah soutenu par les Américains et la famine sous le gouvernement Hamas boycotté internationalement. C’est un pays (occupé) libre, vous savez.

Les réactions israéliennes à la souffrance palestinienne dont ils sont moralement responsables, surtout au regard de leur souci apparent de la faim dans le monde, montrent à quel point les Israéliens sont devenus profondément inhumains. Une machine bien huilée de propagande les transforme d’êtres humains compatissants en perroquets sans pitié de la démagogie d’Etat, prêts à ignorer, à excuser, et même à soutenir la famine d’une autre nation avec laquelle ils partagent la même terre.

La déshumanisation des Palestiniens par Israël a déshumanisé les Israéliens eux-mêmes.

Le Dr Ran HaCohen est né aux Pays-Bas en 1964 et a grandi en Israël. Il possède un diplôme universitaire en informatique, un diplôme supérieur en littérature comparative et sa thèse est parue dans « Les études juives ». Il est professeur universitaire en Israël ; traducteur littéraire (depuis l’allemand, l’anglais et le néerlandais) et critique littéraire pour le quotidien israélien Yedioth Achronoth. Les travaux de Mr HaCohen ont été publiés largement en Israël. La lettre d’Israël sort occasionnellement sur antiwar.com. Cet article qui a été publié d’abord sur Antiwar.com est rediffusé avec l’autorisation de l’auteur (version anglaise).

[Traduction : JPP]

http://www.protection-palestine.org/article.php3?id_article=4632