La langue de debray
Catégorie : Global
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Les ruptures du temps, les béances inquiétantes du chemin de l’Histoire, les combats ni perdus ni gagnés mais simplement disparus, absorbés, dissous dans l’océan plat quadrillé de
, ont encore le mérite de nous révéler, par la plume plombée d’un autre expert et Régisseur pour les nouveaux éclairages, la nostalgie comme une révolte permanente, le possible d’une bulle, d’un remous, d’un courant, d’une vague en lame afin de retrouver quelque courbure originelle, celle du temps réparé par l’idée de l’homme.
D’aucuns reprocheront à Debray, j’en entends déjà, dans son texte un peu trop long paru dans
(« La Coupe de l’Elysée 2007 »), l’absence de dialectique. Mais cela n’a aucune importance en soi puisque l’auteur, qui n’est pas philosophe, ne semble rien vouloir démontrer ou secourir encore, faisant l’état des lieux – des lieux ? – d’une espèce de super usine totale à station
où le temps hâché en octets serait mêlé à la réalité pour peu à peu la virtualiser.
Le constat est nécessairement juste, avec son style bien à lui, mais cela pourrait facilement passer pour un rapport de métreur-vérificateur. Sur un sujet aussi essentiel qu’un
dans une cour de palais, et surtout pour tous ceux qui ne mettront pas la main à l’urne, Debray conserve sa vieille habitude à écrire trop long sans en dire assez.
Il serait bien venu alors d’identifier d’assez près cette
et d’y déceler certains plis discrets, puisque les plis passionnent le médiologue. Discrets mais contenant déjà le travail du négatif dans les énormes impostures, et va savoir : l’étoffe et l’épaisseur cherchées par Debray. Aussi le scandale d’un bris de clôture ou l’exil en usine seront de nouveaux les agents d’une guerre toujours pensée.
Quant à m’expliquer ce qu’avoir
veut nous signaler, j’aurais apprécié. Cette percée théorique questionne à plus d’un titre. Premièrement, cela signifierait que si le réel n’éprouve plus ceux qui l’habitent, c’est qu’un glissement délicatement radical s’est opéré à l’insu du cognitif ; le mot chien mord désormais et l’eau de la rivière est un flux gris de 0 et 1 entremêlés. Deuxièmement, si j’admets
, c’est-à-dire
quelque chose, je me hâte de savoir ce qu’il manque, paradoxalement, à ce réel pour qu’il ne m’éprouve point, moi qui suis bien réel. Debray devrait tirer à lui le charme de la phénoménologie pour compléter sa lecture critique des interfaces. Troisièmement, le réel est donc la croyance qu’un Empire plat a rematérialisée après encodage. Le temps compressé, l’extension de la contemporanéité des générations, la pixellisation du décorum, n’entraveront pas l’apparition d’une convergence nouvelle : les multitudes résistantes, les situations construites pour défigurer ce réel imagé dans une solution de continuité, les démentis concrets et certaines désobéissances, à l’instant même où j’écris ces mots, ont probablement déjà, par
, quantité de points de fuite communs, d’horizons d’alliance construits en connaissance de cause. Autrement dit, si aucun programme normatif n’est encore lisible c’est qu’il s’agit, dans les faits et parfois dans l’événement, d’une forme nouvelle de Constituante intuitive, l’agrégation d’abord brute des paroles, et dont la résonance de réseau rappelle, aux locuteurs médiatiques et agents policiers, les ombres de la clandestinité, gage paradoxal d’une solide cohésion des plis évoqués plus haut.
Puisque ce monde se totalise et s’aplatit, comme nos écrans, il crée dans sa nécessaire redondance des effets similaires à tout instant et en tout lieu, et par conséquent amène à des conduites sociales réalisées dans le but de vérifier quelques prospectives construites devant chaque impossibilité présente, des conduites qu’on peut identifier et associer entre elles par de multiples tunnels courant sous la surface lisse. Là est la communauté de destin, de moins en moins morcelée, car, comme prévu, les origines de la séparation ont été oubliées.
Il y a presque quatre cents ans, Galilée risquait sa vie, affirmant que la terre est ronde. Aujourd’hui Debray ne risque rien à dire que le monde est plat. Il faudrait penser à prendre une sape et à taper fort pour briser cette pénible chape plate, retrouver alors un désordre de gravier à géométrie variable disposé à suivre une douce pente, ressaisir la gravité et enfin reconsidérer la pesanteur. Bien sûr, toute cette tâche ardue balancerait, avec l’assurance d’être-là, entre clinique et métaphysique, sous les effets de l’affect et des raisons de la raison. C’est vrai aussi : si l’on pense ne pas pouvoir jouer sur tous les terrains c’est parce qu’on a oublié qu’il n’existe qu’un seul terrain à déchiffrer et défricher, que le
n’est que la distorsion apprise par l’observateur et ne concerne nullement l’objet, le fameux
, qui demeure parfaitement visible dès lors qu’on sort de chez soi pour parcourir la ville ou battre la campagne. Quel renégat encore a vu disparaître ce fichu réel, tout inversé qu’il soit ?
Et c’est également curieux, mais assez efficace, de disposer quelques générations successives selon des profils généraux modérés par la musique de l’Histoire, respectant une gamme qu’on ne voudrait pas idéologique, comme autant d’acteurs qui de moins en moins sont dirigés par un élan commun, entre guide clairvoyant et synthèse humaine d’une émotion enfin retrouvée.
Par définition, l’intellectuel se fait des idées. Et le chef du service de médiologie (troisième porte au fond à gauche) n’échappe pas à cette détermination. A l’évidence, et pourtant le bonhomme a vécu-subi-choisi de sérieuses (é)preuves du réel, Debray a omis d’inscrire dans ses protocoles d’analyse les paramètres inévitables de mon poulailler et du silence tranquille diffusé par la vieille charpente sous laquelle j’habite. Même à conférer à de gentils lépidoptères, ivres de suc démocratique mais pythonisses pseudo-démocrates ou crypto-fascistes, l’intention de soulager le lendemain de tout un peuple en accédant au parvis élyséen, on pourrait en déchirer davantage. Debray bavard s’arrête toujours à l’orée de l’amorce philosophique, au moment même où il devrait davantage fouiller l’origine et la présence du monde, quitte à désarticuler son art de l’entre-deux, le média, l’interstice signifiant, l’impossible réunion symbolique séparée. Moi aussi j’adore les interstices, mais je crains, malgré la séduisante lucidité de Debray, qu’il faille remplir autre chose qu’une page du quotidien
pour dire quoi que ce soit de déterminant.
Johann LEFEBVRE
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