« culte du corps », ou haine du corps?
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4 octobre 2006
«Les Occidentaux n’ont pas besoin de payer une police pour forcer les femmes à obéir: il leur suffit de faire circuler les images pour que les femmes s’esquintent à leur ressembler.» Avec l’actuelle polémique médiatique sur le culte de la maigreur – qui fait suite à la décision du gouvernement régional de Madrid d’exclure des défilés de mode les mannequins dont l’indice de masse corporelle était jugé trop faible -, on repense à cette réflexion provocatrice de Fatema Mernissi dans Le harem et l’Occident, chroniqué ici l’année dernière (lire «Sortir du “harem de la taille 38″»). L’intellectuelle marocaine ajoutait cette phrase relevée dans Le mythe de la beauté, de Naomi Wolf: «Une fixation culturelle sur la minceur féminine n’est pas l’expression d’une obsession de la beauté féminine, mais de l’obéissance féminine.» La décision madrilène fait suite à la mort, l’année dernière, d’une mannequin uruguayenne de 22 ans, Luisel Ramos, qui s’était écroulée en coulisses au terme d’un défilé. D’après son père, depuis des mois, elle ne se nourrissait plus que de salade et de Coca light, et elle avait cessé de manger deux semaines avant la présentation des collections.
L’obsession du corps parfait, c’est-à-dire du corps le plus mince possible, paraît cependant si profonde, si bien ancrée culturellement, qu’il y a tout à parier que cette affaire n’y changera rien. C’est en tout cas ce que laisse présager son traitement par la presse. Tout en consacrant un article au sujet dans sa rubrique d’actualités, le magazine Elle de la semaine dernière (25 septembre 2006) annonçait en couverture: «Trente conseils pour mincir sans y penser». A la lecture, on s’apercevait rapidement qu’en réalité, le propos était d’y penser tout le temps, bien au contraire; et même, d’organiser sa vie en fonction de cet objectif: il s’agissait de «se dresser sur la pointe des pieds en se brossant les dents», de «contracter les abdominaux au volant», de «serrer le ventre et les fesses dès qu’on y pense», de passer tout son dimanche à alterner bouillon de légumes et jus de pamplemousse («lundi, vous aurez déjà perdu kilo»), ou même… d’acheter un chien: «Bien sûr, c’est un engagement de longue durée [ah, tiens, un éclair de lucidité]. Mais vous serez obligée de le promener plusieurs fois par jour.» Il y a quelques mois, le même magazine avait proposé des «astuces» du même genre pour mincir et se muscler en faisant l’amour. Brrr… On ne souhaite à aucun homme une maîtresse aussi névrosée – ni à aucun chien, d’ailleurs. Il y avait eu quelques protestations dans le courrier des lectrices, certaines feignasses adeptes d’un laisser-aller coupable affirmant que, pour elles, le sexe avait un autre sens et un autre intérêt. Bref, une femme qui se respecte est invitée à ne vivre que pour être mince, et à n’appréhender le monde extérieur et ses divers habitants que sous l’angle des occasions qu’ils lui offrent de tonifier ses abdominaux.
Si les hommes ont vingt milliards
de cellules graisseuses,
les femmes, elles, en ont le double.
Où est-ce qu’elles sont censées les planquer?
Le magazine people Closer, lui aussi (25 septembre 2006), tout en consacrant un dossier à la polémique (enfin… un «dossier» pour Closer, c’est-à-dire au moins, ouh là là! 5000 signes!) sous le titre «Maigrir à en mourir», annonçait également en Une, juste au-dessus: «Spécial forme: ventre plat, fesses galbées en 15 jours chrono». A l’édition, il a dû se trouver quelqu’un pour s’apercevoir du télescopage malencontreux des deux titres, et pour remplacer à la va-vite «Spécial minceur» par «Spécial forme»… En pages intérieures, le sommaire était plus explicite: «Exercices, menus, astuces: tous les conseils ciblés pour maigrir du bas». «Il y a maigrir et maigrir, pontifiait l’édito. Maigrir en suivant un régime sain. Et puis maigrir en s’affamant, en mettant à mal sa santé, en risquant parfois jusqu’à sa vie.» Sauf que, quand il est martelé partout que le seul idéal qui vaille dans la vie d’une femme, c’est celui de la minceur, personne ne pourra jamais empêcher que tous les moyens soient bons pour y parvenir – et que, si se pourrir la vie en surveillant et consignant chaque aliment qu’on avale (dans l’un de ses «Spécial mincir» de printemps, Elle conseillait d’avoir toujours sur soi un carnet à cet effet) ne suffit pas, on finisse par la sacrifier complètement. (A noter que je ne parlerai pas ici d’anorexie: si cette maladie et l’obsession de la minceur peuvent parfois se rencontrer, il semblerait qu’elles renvoient à des réalités distinctes.)
Dans Libération (29 septembre 2006), l’angle d’attaque est un peu différent: Françoise-Marie Santucci accuse d’homophobie ceux qui insinuent que le modèle androgyne en vogue dans le milieu de la mode serait dû à l’homosexualité de nombre de couturiers. Et s’insurge: «La féminité implique-t-elle forcément de ressembler de ressembler à une “femme”, avec des formes et un corps plantureux?» Procédé classique consistant à placer artificiellement le modèle dominant dans la position de la victime opprimée et menacée. Le problème, sans vouloir ôter trop brutalement ses illusions à la journaliste de Libé, c’est qu’une écrasante majorité de femmes ressemblent effectivement à des «femmes». Sans doute font-elles preuve là d’un mauvais goût révoltant, mais c’est comme ça. Il faut dire que – allez, achevons de nous vautrer dans la vulgarité en ramenant un paramètre biologique -, si les hommes ont vingt milliards de cellules graisseuses, les femmes, elles, en ont le double (source: Jean-Luc Hennig, Brève histoire des fesses, Zulma). Et, alors que chez les hommes ces cellules se concentrent plutôt autour des organes, les femmes, elles, les accumulent autour de la peau, essentiellement au niveau des hanches et des cuisses. Alors, où est-ce qu’elles sont censées les planquer?
Eliette Abécassis:
«Soit j’étais devenue un chien,
soit j’étais enceinte»
Françoise-Marie Santucci conclut son article en célébrant la complémentarité des couturiers Nicolas Ghesquière, de chez Balenciaga, qui «invente une mode pour femmes ultra-minces en taille 34, comme Charlotte Gainsbourg ou Maggie Cheung», et Hedi Slimane, qui fait la même chose chez Dior, mais pour les hommes, rendant ces derniers «si fins qu’on pourrait les confondre avec des filles, adieu les idées reçues. Et ça, c’est plutôt réjouissant». Des échalas efflanqués pour uniques modèles de la beauté humaine: réjouissant, en effet. Je me retiens de sauter sur mon canapé en hululant de bonheur, là, telle que vous me voyez. Il n’empêche: que les préférences sexuelles des couturiers y soient ou non pour quelque chose, le résultat, c’est que la mode repose sur le présupposé selon lequel les femmes, en tant que femmes, ne sont pas telles qu’elles devraient être. Et que cet état de fait, loin d’être sans conséquence, condamne un grand nombre d’entre elles à une autodépréciation et à un sentiment permanent d’inadéquation qui leur coûtent une énergie considérable – y compris celles que l’on croirait, a priori, inaccessibles aux diktats d’un univers aussi frivole: l’exemple d’Eve Ensler, auteure de théâtre et militante féministe de longue date, mais obsédée par son ventre pas assez plat, le confirme. Le prétendu «culte du corps» a tout, au contraire, de la haine du corps la plus féroce. Rappelons la belle analyse que fait Vincent Cespedes, dans Mélangeons-nous, de la valorisation à tout crin du muscle au détriment de la chair: «”Avoir du muscle”, “prendre du muscle”: le muscle n’est pas la chair que l’on vit, mais la chair que l’on possède. Le muscle, c’est la chair qui ne peut plus ondoyer, ni boire les nuances imperceptibles des caresses, les réverbérations d’une autre chair. Le muscle, c’est la chair qui ne palpite pas mais se contracte ou se décontracte, se gonfle ou se dégonfle, se cramponne à soi-même, pare ou distribue les coups. Le muscle, c’est la chair défendue.»
Le fait que la célébration forcenée de la minceur aille de pair avec celle de l’épanouissement par la maternité oblige d’ailleurs les femmes à pas mal d’acrobaties pour escamoter la confrontation avec la réalité animale assez peu glamour à laquelle les oblige cette dernière. A la rentrée littéraire 2005, la romancière Eliette Abécassis avait livré, avec Un heureux événement (Albin Michel), un récit atterrant et (involontairement) désopilant de son désarroi d’intellectuelle parisienne, à qui son féminisme beauvoirien avait davantage appris à désirer être un homme qu’à aimer être une femme, au moment de devenir mère. On peut résumer le propos du livre par: «Quelle horreur, mais ce n’est pas du tout ce qu’on m’avait promis dans les magazines!» Elle s’y mettait en scène de façon caricaturale, dans son lit, un matin, au terme de sa grossesse, Le Deuxième sexe posé sur sa table de chevet, tentant désespérément de se lever, n’y parvenant pas, et finissant par tomber lourdement sur le sol: «C’est alors que, croisant mon image dans le miroir, je me vis: à quatre pattes, les joues tombantes, l’œil morne, les narines dilatées. Soit j’étais devenue un chien, soit j’étais enceinte.»
«Cette conception d’un corps
à la fois malléable,
soumis au bon vouloir de son propriétaire,
et en même temps réifié,
est de l’ordre de la croyance»
Gérard Apfeldorfer
Les changements incontrôlables de son corps, qu’elle juge «à la dérive», la désespèrent – on reconnaît là le fantasme d’une maîtrise absolue du corps, caractéristique de la culture occidentale contemporaine, que le psychiatre Gérard Apfeldorfer, dans un texte intitulé «La minceur ne fait pas le bonheur», dénonçait comme une illusion: «Cette conception d’un corps à la fois parfaitement malléable, soumis au bon vouloir de son propriétaire, et en même temps réifié, est de l’ordre de la croyance, tout comme la conception d’un corps diabolique et mensonger léguée par les Manichéens.» Eliette Abécassis convoite la silhouette de la mannequin Audrey Marnay, qui pose enceinte en couverture de Elle: «Il n’y avait que le ventre qui dépassait, tout le reste était mince.» A l’accouchement, quand on lui présente sa fille, elle constate avec dépit que la chose, «loin du bébé rose et souriant auquel je m’attendais, présente toutes les caractéristiques du singe: poilu, sale, dégoulinant de graisse et de sécrétions, rouge et violacé, peu attirant». Au passage, elle nous explique que l’actrice Demi Moore, en posant nue et très enceinte en couverture de Vanity Fair, a fait autant pour la cause des femmes que Simone de Beauvoir, parce qu’elle a transformé leur gros ventre, autrefois caché, «en accessoire de mode». Waouh. Etrange persistance dans l’aveuglement, de la part d’une femme qui vient de découvrir que son ventre, et le bébé qu’il y avait dedans, n’étaient pas des accessoires de mode, justement… Bref; encore une qui n’a pas lu Journal de la création, la pauvre.
Mais revenons à la polémique actuelle. L’un des grands thèmes du déni généralisé, c’est que la mode est un univers d’exception, qui a pour seule fonction de faire rêver et n’a pas d’effet sur le public – comme si le rêve, relégué dans l’irréalité, pouvait être sans effet. Dans Elle, le président de la Fédération française de couture niait que les top models aient une influence sur la jeunesse: «Aujourd’hui, ce pouvoir est revenu aux actrices.» Comme si la distinction avait encore un sens… Mais chiche: parlons-en, des actrices! Plusieurs d’entre elles – Keira Knightley, de Pirates des Caraïbes, Kate Bosworth, Teri Hatcher, Julianna Margulies… – ont récemment défrayé la chronique pour avoir connu un amaigrissement spectaculaire après le décollage de leur carrière et le degré d’exposition dont il s’accompagnait. Au plus fort du succès de la série Ally Mc Beal, dans laquelle elle jouait, Portia de Rossi pesait moins de 40 kilos pour 1,73 m: «Je ne m’autorisais jamais plus de 300 calories par jour. Dans un journal, je notais minutieusement tout ce que j’avalais. Je comptabilisais la moindre calorie supplémentaire, si j’avais, par exemple, avalé un peu de dentifrice par mégarde…» (Interview au magazine Glamour.) Avant d’être actrice, elle avait été mannequin: «J’ai pris l’habitude que des inconnus inspectent chaque centimètre de mon corps et en discutent comme si je n’étais pas là.» Elle a alors commencé à se priver, dit-elle, parce qu’elle ne voulait pas «qu’un client puisse critiquer [son] corps».
Les images de corps parfaits
se faufilent dans notre cerveau à notre insu,
précédant et déjouant
toute réflexion, toute démarche critique
Elle a fini par s’en sortir, doublant presque son poids en l’espace de quatre mois: «Après avoir été si longtemps affamé, mon corps faisait profit de chaque bouchée. J’avais décidé de manger ce que je voulais quand je voulais. Ce n’était pas facile de lâcher prise! Mais au moins, je ne pensais plus toute la journée à la bouffe.» Oui – parce qu’il y a ça, aussi: paradoxalement, la négation du corps rend ce dernier bien plus envahissant que s’il était accepté. Par un étrange masochisme, les adeptes de ce culte morbide se confrontent en permanence à l’objet de leur détestation. Les femmes qui font de la nourriture l’ennemi absolu dans leur quête du salut par la minceur la placent en même temps au centre de leur vie, étudiant le nombre de calories contenu dans chaque aliment, s’interdisant de penser à autre chose. Et les mannequins, pour pouvoir incarner le fantasme d’un corps éthéré, sublime, libéré de son asservissement à la nature, sont obligées de se focaliser sur ses fonctions d’élimination, c’est-à-dire justement sur l’un de ces aspects prosaïques qu’elles ont la charge de gommer. Il y a quelque temps, l’équipe de «Groland», sur Canal Plus, avait commis un sketch dans lequel le téléspectateur était invité à suivre une jeune top model dans son quotidien «de rêve». On la voyait d’abord chez elle: elle passait son temps à se faire vomir, ou à avaler des laxatifs, puis à se vider sur ses toilettes. Toute barbouillée, elle sortait ensuite dans la rue, où elle était assaillie par des admiratrices qui l’avaient reconnue: «Je vous adore, vous me faites totalement rêver!» Elle signait quelques autographes, avant de s’éloigner en rotant et pétant tous azimuts.
Sans influence, le rêve? Il faut avoir des réserves inépuisables de mauvaise foi pour oser le prétendre. De plus en plus étroitement imbriqués, la mode, le showbiz et la publicité fabriquent chaque jour les images qui, diffusées si massivement qu’il sera à peu près impossible d’échapper à leur matraquage, serviront de modèles identificatoires à des millions de femmes à travers le monde. Il est très difficile de lutter contre leur influence: par leur omniprésence, elles se faufilent dans notre cerveau à notre insu, précédant et déjouant toute réflexion, toute démarche critique; elles agissent insidieusement, conditionnant nos réflexes, modifiant notre regard, notre perception de notre propre corps et de ceux qui nous entourent, nous rendant toujours plus scrutateurs, plus sensibles à des détails auxquels, auparavant, nous ne nous serions pas arrêtés, déplaçant la limite de notre tolérance, de nos critères de beauté, de santé, de normalité, de ce que nous acceptons et réprouvons. Etre conscient de ce processus, le contester, ne permet pas automatiquement d’y échapper, ce qui peut donner lieu à des contradictions entre les discours et les actes: Ilana Löwy, dans L’emprise du genre (La Dispute), évoque le cas de la philosophe féministe Susan Bordo, auteure d’un ouvrage de référence sur le souci du poids chez les femmes (Unbearable Weight. Feminism, Western Culture and the Body, University of California Press, Berkeley, 1993), qui a perdu une bonne part de sa crédibilité après avoir suivi un régime: «Bordo admet que sa décision de suivre un régime a pu consolider un système oppressif, mais que, d’autre part, cette décision a facilité sa vie dans le monde (occidental) tel qu’il est aujourd’hui. (…) Des convictions féministes, aussi solides soient-elles, ne peuvent hélas pas offrir de protection suffisante contre le mépris et le rejet.»
Qu’est-ce que c’est que cette société
où les femmes font du chiffre inscrit
sur l’étiquette de leurs vêtements
un critère décisif
de leur estime d’elles-mêmes?
Invoquant les anciennes mannequins filiformes Twiggy ou Inès de la Fressange, certains nient que la pression de la minceur soit plus forte aujourd’hui; il faudrait alors qu’ils expliquent à celles qui en font l’expérience comment elles peuvent avoir à la fois dans leurs placards des vêtements d’il y a dix ans, qu’elles portent toujours, en taille 40, et d’autres, achetés récemment, en taille 46 – et ce, alors que, d’après les résultats de la dernière campagne de mensurations, depuis les années 70, les femmes françaises ont à la fois grandi et grossi! Certaines, d’ailleurs, ne se résignent pas à une telle infamie. Au printemps dernier, on pouvait lire dans Elle (13 mars 2006), sous le titre «Prête à tout pour une taille de moins», un article sur des femmes qui achetaient systématiquement des vêtements trop petits pour elles. Soit elles ne les portaient jamais, soit elles souffraient le martyre: «Je m’allonge pour remonter la fermeture à glissière et, ensuite, je suis en apnée toute la journée, avec une envie récurrente de faire pipi. Le soir, quand je rentre chez moi, j’ai une marque rouge autour de la taille.» Et après, on nous explique que la disparition du corset représente un grand progrès dans l’histoire de la condition féminine…
La différence entre les mannequins et les femmes normales, c’est que les premières se torturent pour rentrer dans des tailles 32, alors que les secondes se torturent pour rentrer dans des tailles 38 (il semblerait que le 40 représente le seuil fatidique de la déchéance sans remède). L’actrice Felicity Huffman, qui joue Lynette, la mère de famille débordée, dans la série «Desperate Housewives», raconte: «Le jour où l’on a choisi les vêtements de nos personnages, quand j’ai constaté que j’étais la seule à faire du 38 – Marcia Cross (Bree) fait du 36, Teri Hatcher (Susan) et Eva Longoria (Gabrielle) du 34 -, je me suis accrochée aux portants pour ne pas tomber tellement je me suis sentie grosse et moche.» (Elle, 24 avril 2006.) Qu’est-ce que c’est que cette société où les femmes font du chiffre inscrit sur l’étiquette de leurs vêtements, et dépendant pour une bonne part, qui plus est, de l’arbitraire des fabricants, un critère décisif de leur estime d’elles-mêmes? Quand on a la chance de n’être ni actrice ni mannequin, est-ce qu’on ne pourrait pas s’en foutre, tout simplement?
«Le droit de regard sur le corps féminin
est indissociable de l’infériorité
du statut des femmes»
Ilana Löwy
On présente en général la folie de la minceur à tout prix comme un problème de santé publique. Ce qu’elle est, certes. Mais on omet de dire qu’elle pose aussi, plus fondamentalement, une question d’égalité entre les sexes. Ce sont les femmes, en effet, qui, comme l’écrit Hilde Bruch, auteure d’un livre sur les désordres alimentaires, se voient dénier «le droit de satisfaire à un besoin humain élémentaire: celui de manger à sa faim et d’y prendre plaisir». Comme le constate Susie Orbach, psychologue spécialisée dans les désordres de la nutrition citée par Ilana Löwy, la présence plus forte et plus visible des femmes dans l’espace public (même si elle reste relative) ces dernières décennies ne s’est pas accompagnée d’une diminution de la pression exercée sur leur physique; au contraire: cette pression s’est accrue, comme pour conjurer l’angoisse d’une trop grande confusion des rôles entre les sexes.
Elle renvoie toutefois à un ordre des choses qui ne date pas d’hier: «Le droit de regard sur le corps féminin est indissociable de l’infériorité du statut des femmes, écrit Ilana Löwy. Celles-ci sont censées penser constamment à leur féminité, donc à leur apparence. Les hommes, en revanche, sont libres de ne pas penser à leur masculinité. Cette différence, explique le sociologue allemand Georg Simmel, est l’expression directe des rapports de pouvoir entre les sexes. La masculinité est moins visible, puisque dominante: “Un des privilèges du maître est d’oublier qu’il est le maître; par contre la position des esclaves ne leur laisse jamais la possibilité d’oublier qu’ils sont des esclaves.” Les femmes savent que celles qui transgressent l’obligation de surveiller leur apparence et se “laissent aller” risquent les insultes, le mépris ou l’invisibilité.» De quoi prendre la pleine mesure de la tartufferie de ce photographe de mode qui, dans Elle de cette semaine (2 octobre 2006), donne son avis, sous couvert d’anonymat, sur l’exclusion de certaines mannequins des défilés madrilènes: «Cette loi est une agression contre les femmes. On régule le cheptel. (…) [Cela] revient encore une fois à parler des mannequins comme d’une marchandise, comme des idiotes sans libre arbitre. Mon vieux féminisme en prend un coup!» On se demande si la cause des femmes s’en remettra, en effet. Portia de Rossi, elle, raconte que ce qui a provoqué chez elle un déclic, et l’a incitée à se remettre à manger, c’est que son médecin l’a bombardée de toute la littérature féministe qui lui tombait sous la main: «J’ai réalisé que notre société encourage les hommes à prendre toujours plus de place alors que les femmes se doivent d’être de petites choses fines pour réussir.» Elle aurait adoré la définition que donnait Karl Lagerfeld, dans Libération (28 janvier 2005), du corps «mode»: «Il ne faut pas avoir d’os trop larges. Il y a des choses qu’on ne peut pas raboter.»
«Je me trouve laide
quand je suis fatiguée ou malade,
et je me trouve belle
quand il fait beau ou quand j’ai écrit
une page particulièrement réussie»
Fatema Mernissi
Certaines, pourtant, s’affranchissent crânement de ce «droit de regard» masculin sur leur corps. C’est le cas de Fatema Mernissi, dont les hanches larges émerveillent les hommes de son pays, mais que son visage et son cou, jugés trop minces, ont toujours exposée aux critiques. Au cours de ses études, raconte-t-elle, ses camarades – qui la traitaient de «girafe» – n’en revenaient pas de l’indifférence avec laquelle elle accueillait leurs remarques. Elle avait fini par répliquer à l’un d’entre eux: «Tu sais, mon cher Karim, tout ce dont j’ai besoin pour vivre, c’est du pain, des olives et des sardines. Si tu juges mon cou trop long, c’est ton problème, pas le mien.» Plus loin, elle ajoute: «Je me trouve laide quand je suis fatiguée ou malade, et je me trouve belle quand il fait beau ou quand j’ai écrit une page particulièrement réussie.» C’est quand même autre chose que l’imbécillité bornée, l’aveuglement à ce qui les entoure et la pingrerie existentielle des femmes obsédées par leur ligne, non? Il est tragique qu’elles soient si rares, les voix qui, comme la sienne, pourraient offrir une alternative aux jeunes filles et aux jeunes femmes intoxiquées par les images médiatiques et par les conceptions insidieuses qu’elles véhiculent; qui pourraient leur suggérer que leur soif d’idéal et de dépassement, leur besoin de reconnaissance et d’estime de soi, méritent peut-être d’être investis dans des entreprises un peu plus intéressantes, exaltantes et riches de sens que celle-là. Portia de Rossi raconte encore que, quand elle a pris conscience de l’absurdité de ce qu’elle était en train de s’infliger, elle s’est dit: «Comment ai-je pu tomber là-dedans? Moi qui suis tellement ambitieuse, qui rêvais de devenir une grande avocate!»
C’est notamment en raison de cette «inégalité des rôles esthétiques» qu’on ne peut accuser celles et ceux qui contestent la dictature du corps parfait de vouloir censurer un simple et innocent désir de beauté. Ilana Löwy précise bien qu’elle n’a rien contre les soins de beauté en tant que tels, qui «peuvent être un véritable plaisir pour nombre de femmes, féministes comprises», et revêtir pour elles une signification très positive: «La célébration de toutes les facettes de la beauté humaine est une chose merveilleuse. Sa traduction sous forme de pression sélective, exercée sur les femmes pour les inciter à se focaliser sur leur apparence, revêt une signification bien plus sombre.» Mais surtout, qu’on ne prétende pas régler le problème en soumettant les hommes à la même pression: il faudrait plutôt, à l’inverse, revendiquer pour les femmes le droit officiel, depuis longtemps reconnu aux hommes, de séduire par leur charme, leur humour, leur intelligence, et non par la conformité de leur physique à certains canons esthétiques.
Des relations humaines
sur le modèle du casting
Ce qui est crapuleux, c’est de faire croire à des gens, hommes ou femmes, que c’est par l’obtention d’une plastique parfaite qu’ils pourront accéder à l’amour et au bonheur, et non par leur personnalité, leur spontanéité, leur goût de la vie, leur capacité à s’intéresser à ce et ceux qui les entourent et à développer avec eux des relations riches. «En tant que professionnel de santé mentale, témoigne Gérard Apfeldorfer, je suis confronté à toutes ces idées reçues et à leurs conséquences. Idolâtrer le corps, croire à la minceur, la beauté, la jeunesse et la santé au mérite sont des marchés de dupes. Croire que le bonheur est une denrée qui s’obtient par l’activisme, qu’il soit méditatif ou de l’ordre du business, aboutit en fait au désespoir. Et s’imaginer que le Grand Amour nous tombera dessus, que la personne en question correspondra forcément à un idéal, parce que, n’est-ce pas, on le vaut bien, conduit à concevoir les relations humaines sur le modèle du casting de cinéma ou du monde de la publicité.»
Une animatrice de télévision aperçue un jour au «Zapping» de Canal Plus déclarait en substance que, quand on voyait passer certains très beaux hommes ou très belles femmes dans la rue, on était parfois un peu mélancolique «au vu de ce dont on était obligé de se contenter à la maison». Il y a quelque chose de terrifiant dans cette manière de conditionner les gens au mépris et à la haine d’eux-mêmes et de leurs proches, et dans le peu de protestations que cela soulève. Tout ça au nom d’une conception de la beauté naïve et infantile, qui ignore la double nature du physique humain: l’apparence de quelqu’un se complète toujours d’une large part qui est laissée à sa discrétion, qui tient à sa présence, à sa manière de se comporter, de parler, d’agir, de laisser transparaître sa personnalité, son histoire, sa conception de la vie. Cette part mouvante, insaisissable, tellement liée au physique qu’on ne peut jamais distinguer clairement ce qui relève de l’un ou de l’autre, peut soit venir confirmer une beauté ou une laideur physique par une beauté ou une laideur morale, soit susciter un intérêt que le physique seul n’avait pas éveillé, soit, au contraire, dissiper brutalement le respect suscité au premier abord par la beauté. Et c’est elle qui est décisive.
Chacun peut en faire l’expérience: le physique seul est tout sauf une garantie. Il existe des hommes et des femmes très bien faits, mais qui sont en même temps si creux, stupides, veules, inintéressants et méprisables, que seul un homme ou une femme aussi creux, stupide, veule, inintéressant et méprisable qu’eux peut raisonnablement souhaiter les avoir à la maison. On peut d’ailleurs observer, chez les femmes et les hommes célèbres qui adhèrent le plus fanatiquement à cette littéralité de la plastique humaine – les David et Victoria Beckham, par exemple, ou les personnalités qui abusent de la chirurgie esthétique -, un phénomène intéressant: à force d’intégrisme de l’apparence, ils sont débordés par les composantes de la beauté humaine qu’ils se refusent à prendre en compte, au point de devenir laids à leur insu, et de susciter une répulsion immédiate chez tout observateur ayant conservé un minimum de lucidité. Ce qui fait ou défait la séduction de quelqu’un est bien plus complexe que ne veulent le faire croire la publicité ou l’industrie de la mode et de la beauté. Dire cela ne relève pas d’un vœu pieux ou d’une quelconque charité chrétienne (tout le monde, en tout cas dans ma génération, se souvient de cette réplique culte du Père Noël est une ordure, qui tournait en dérision ce genre de discours: «D’abord, Thérèse n’est pas moche! Elle n’a pas un physique facile, c’est différent!»), mais de la plus plate réalité des relations humaines – du moins tant qu’elles ne sont pas complètement pourries par le cynisme et la bêtise consuméristes.
Mona Chollet
Ecouter sur Arte Radio: «Un affreux top model aux joues creuses», chronique, 6 avril 2005 (on peut aussi la lire sur le site de Martin Winckler).
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