Notre force va grandissant, et se renforce à mesure qu’elle destitue l’état.

Au départ une « loi » rajoutant de la misère à la misère. Précariser les vies pour faire accepter des conditions de boulot de plus en plus merdiques et humiliantes, et engraisser les fumiers. Rien de bien neuf sous le soleil.
Au même moment un film documentaire auto-proclamé d’ « action directe », remâché façon Michael Moore, où un super Ruffin sauve un couple de prolos des griffes du capital en arnaquant une bande de bâtards… et en trouvant un magnifique job pourri dans un centre commercial. Le tout saupoudré d’une condescendance encore rarement atteinte.
Encore au même moment, super Ruffin et sa ligue des justiciers suscitent chez certains l’idée d’occuper des places.
Toujours au même moment un groupe de youtubers lance l’initiative « #onvautmieuxqueça ».
Contre toute attente, ce qui apparaissait comme des plans de com’ bien pensants et petits bourges a donné lieu à toute une suite de débordements/emballements/déballages.

 occupations en chaînes de places, de lieux divers comme les théâtres, les Beaux-Arts de Paris, des lieux de travail, ouvertures de squats et de bases organisationnelles comme la Maison du Peuple à Rennes, l’Ecole de la Grève à Lyon…
 apparition de cortèges de tête de plus en plus déterminés et bigarrés.
 poussée éruptive de grèves et de blocages, principalement chez les routiers et les ouvriers du secteur pétrolier, les dockers…

La situation est apparemment excellente. Mais pas de triomphalisme. Ne pas adopter non plus une attitude pessimiste, dire que de toute manière le « mouvement » est condamné à s’essouffler. La situation est excellente ? Faisons la perdurer !
Comment ?
Nous crachons sur les programmes et les logiques électoralistes des partis « de gauche » ou « d’extrême gauche ». Nous crachons également sur les propositions et les compromis des casseurs de grève, bien installés dans leur position confortable de cadres aux seins des syndicats.
Alors on fait quoi ? Ce qui suit n’est qu’une piste, piste qui semble par ailleurs déjà motiver une partie grandissante de ceux qui prennent part à la lutte.

L’effervescence de la lutte est à la fois à l’origine et le produit du processus auto-organisationnel actuel. Toutes ces occupations diverses, cette multiplicité de publications (textes, tracts, déclarations artistiques…), ces blocages et grèves, sont les embryons d’espaces-temps révolutionnaires.

  • La ZAD de Notre-Dame-Des-Landes en est peut être l’exemple le plus abouti actuellement en France. La contestation de l’établissement d’un aéroport dans le bocage breton a été à l’origine de la création d’un espace littéralement « hors la loi », s’établissant en dehors de l’état et de ses règles. Y existe un fourmillement de créativités qui en s’affirmant dans les actes de chacun, y a destitué l’état. L’argent n’y a plus cours, y prolifèrent le don et le partage. Les règles d’architectures et d’urbanismes abolies, on y pense et construit ensemble des lieux de vie. Le travail oublié, on s’affaire dans l’enthousiasme collectif.
    Le temps lui-même y est « hors la loi » ; niée l’aliénation du travail et de la vie morcelée. Les gens y vivent réellement, pleinement, s’y réalisent. Ainsi, la ZAD semble toucher du bout des doigts la réalité de la commune.
  • On peut assister, dans une moindre mesure, à un processus similaire dans les Nuit Debout. Au cœur des villes aseptisées, des personnes se rencontrent, et poussées par des désirs multiples et communs cherchent à inventer de nouvelles manières de vivre. Certes, la réaction citoyenniste, le piège de la bien-pensance « pacifiste », la multitude d’agents contre-révolutionnaires rendent la tâche ardue. Ce qui n’a guère empêché les manifs sauvages en nombre croissant, le déjouement des stratégies policières, les victoires (plus symboliques qu’autre chose pour le moment) arrachées à l’état, sans revendications. Simplement en faisant un pas de côté. Malgré le harcèlement policier (destruction du Château Commun de la Place de la République à Paris [« Notre manière d’aborder la guerre en cours, c’est de courir vite, de reconstruire, de se protéger, d’inventer, de peindre, de recommencer. – Lundi Matin , NUIT DEBOUT : LE CHATEAU COMMUN ET SA DESTRUCTION »] – gazage des participants… ) on assiste à la création de nouveaux espaces-temps, ne serait-ce qu’en un point, qu’en une soirée.
  • Dans les grèves et les blocages qui fleurissent un peu partout, la même chose. Des travailleurs, des chômeurs, des lycéens, des personnes venant de milieux politiques différents, ont ensemble créé des situations nouvelles. Le temps de la grève, le temps du blocage, est extrêmement important. Pas tant pour la menace économique à l’égard des patrons, du capital, de l’état. Mais parce que ces personnes peuvent voir clairement qu’après une demie semaine d’action, leur force est décuplée.
    Malgré l’intox et la répression du gouvernement, en seulement trois jours, des centaines de stations services sont en rupture de carburants grâce à la mobilisation des travailleurs dans les raffineries et les terminaux méthaniers. Des portions entières de routes ont été bloquées aux poids-lourds par les routiers et d’autres personnes. On prend alors conscience que l’économie, c’est-à-dire l’état, est fragile.
    Pendant la grève, le blocage, on constitue dans la destitution de l’état un espace-temps où l’on peut prendre conscience de sa force.

L’occupation, comme à la Maison du Peuple à Rennes, permet à des dizaines de personnes d’agir ensemble, de s’organiser autour d’un lieu de vie commun. D’y créer une radio, des publications, de produire de l’art, de partir en manif, de constituer une force collective et enthousiaste.

Tous ces espaces-temps nouveaux qui apparaissent au fil des jours, vont beaucoup plus loin qu’un chantage économique revendicatif pour obtenir de petites améliorations. Beaucoup plus révolutionnaires sont les apparitions de lieux où les gens peuvent vivre pleinement, y développant ensemble quelque chose de fondamental : les amitiés.
Quoi de plus réconfortant que de voir les « chasubles rouges » et les « k-ways noirs » tenir une barricade ensemble. Discuter, s’organiser en commun. Chacun apportant sa relation à la lutte. Dans la combativité que ce soit en manif, sur une place ou un piquet de grève, se forment des liens particulièrement forts.
Ici, foin du terme « alliance », évocateur des « factions », parfois rivales, parfois alliées. Ces liens nouveaux, de plus en plus étroits, motivent, donnent la force et surtout le désir de continuer ensemble, de tenir.
Ouvriers d’une usine ou d’une raffinerie aidés par des autonomes ; paysans opposés à la constructions d’un aéroport et zadistes ; routiers et nuitdeboutistes ; intermittents, précaires, sans papiers, antifascistes…
L’espace-temps révolutionnaire existe grâce au nouage des désirs communs, des amitiés. Notre force va grandissant, et se renforce à mesure qu’elle destitue l’état.

Abattons l’état qui est en nous, créons nous.

Nous partons donc du présupposé selon lequel nous nous renforçons à mesure que l’état est destitué. L’état n’est pas simplement un gouvernement, c’est le mode de gouvernance politique du capitalisme (et de ses facettes diverses tel le fascisme ou le libéralisme) et donc toutes les structures qui le composent.
Dès lors il s’agit de cibler les processus et structures de dominations étatiques qui persistent au sein même de la lutte. En effet, on comprend aisément que laisser une marge d’action (même minime) aux agents réactionnaires sonnera probablement le glas de l’effervescence actuelle.

On peut distinguer deux types de structures de domination(s).

Une première, que l’on peut appeler « classique » parce qu’elle a déjà été désignée comme ennemi de la lutte depuis des décennies. On parle ici par exemple de ces cadres syndicaux qui constamment réfrènent l’ardeur du plus grand nombre, que ce soit au niveau de la durée des grèves, ou dans certaines manifestations où l’on cherche à se désolidariser des personnes les plus radicales.
Ces cadres servent de « tampon » entre les personnes en lutte et les dirigeants, permettent de désamorcer des grèves ou des blocages alors qu’il s’agirait de les poursuivre. Pourquoi ? Peur de perdre sa position de « dirigeant syndical », peur de se faire déborder par la situation : peur de la perte de son petit pouvoir.
On constate également la logique électoraliste des partis qui voient dans ce qui se passe une merveilleuse occasion pour augmenter leur masse de militants et leur légitimité. Ça passe par « l’enrôlement » d’un groupe de lycéens au sein d’organisations de jeunesse de tel ou tel parti ; se faire voir comme l’instigateur du mouvement ou la personne qui sera apte à « représenter » nos pensées aux prochaines élections. Encore une fois la volonté de contrôler la situation, de renforcer son pouvoir est omniprésente. On le voit par exemple avec les attaques véhémentes de ces guignols à cravate ou brassard de rouge à l’égard des personnes les plus investies dans la lutte.
Ces structures de dominations s’exercent dans la répression violente (S.O. parfois collabos) mais aussi dans l’institutionnalisation de la lutte. Dès que des dirigeants syndicaux ou de partis veulent s’emparer de l’élan révolutionnaire, il leur faut l’institutionnaliser. Il s’agit de le rendre respectable, qu’il obéisse tout de même aux conventions telle la légalité ou la tiédeur. Et très rapidement le dynamisme révolutionnaire de retomber ; il meurt, comme on a pu le voir avec l’institutionnalisation du mouvement des Indignés en Espagne à travers Podemos, ou encore la trahison de Syriza.
Nous ne nous laisserons plus avoir par ces conneries.
Il n’est aucunement question d’exercer la lutte d’une manière respectable, convenable, aux yeux de l’état, pour pouvoir ensuite s’intégrer à l’appareil étatique, que nous voulons justement liquider. Cette institutionnalisation est le premier ennemi de notre énergie et de nos amitiés.
A aucun moment il n’est ici question de se couper des syndiqués, de se couper de la totalité des militants de partis d’extrême gauche. Là n’est pas la question. On constate d’ailleurs une tendance à la radicalisation des actions menées par les syndiqués. Et la création de liens forts entre travailleurs syndiqués et le reste des personnes en lutte. Continuons ce que nous avons appelé le « nouage des désirs communs ».

Un autre type de domination, de type idéologique, opère également au sein de la lutte. Ce sont les mécanismes de domination(s) qui visent à substantialiser des ensembles de personnes. On parle ici de toute l’idéologie sexiste, patriarcale, machiste, de la violence verbale et physique à l’encontre de personnes qualifiées de « déviantes », qu’elles soient sexuelles ou comportementales ; aussi bien les femmes que les homosexuels ou les personnes en souffrance psychologique. Mais aussi les personnes racialisées, dont l’origine, la religion, la langue, la culture, la classe ou la peau sortent du lot de « l’identité nationale ». Peut être encore plus dangereuse car beaucoup moins explicite, l’idéologie qui imprègne depuis la petite enfance la majorité des personnes amène à penser que toutes ces subjectivités particulières se rattachent à des groupes qui induisent des comportements définis et repérables par la science entre autres. La femme serait patiente, calme, soumise. L’homme musulman serait plus brutal que l’homme « occidental », plus enclin à la « barbarie ». Une personne non « hétéro » serait automatiquement versée dans la jouissance sexuelle effrénée.
Cela crée une hiérarchie, avec par exemple en Europe l’homme blanc hétérosexuel issu de milieu aisé qui trône en quelque sorte sur le reste de la population, détenant un pouvoir idéologique, servant à légitimer des actes de violences (quels qu’ils soient) visant le reste de la population.
C’est donc clairement un mécanisme de domination, qu’on retrouve dans la façon de se comporter, la manière d’utiliser le langage, de prendre en compte l’avis de tel ou tel copain.
Ceci n’est que l’infusion de l’état à l’intérieur de la pensée, permettant d’articuler de manière bien plus efficace l’emprise sur la soi-disant identité et le comportement des personnes.
Les « cultural », « post-colonial », et « gender » studies ont axé leurs recherches sur ce type de dominations, fournissant avec leurs théories des outils et des principes qui permettent de les déconstruire (le principe d’intersectionnalité par exemple).
Or, ce genre de pensées et de raisonnements sont globalement absents de la « tradition révolutionnaire » telle qu’elle est présente en France (bien que le féminisme ou la défense des immigrés et sans papiers existent depuis plusieurs dizaines d’années dans le milieu révolutionnaire). On constate qu’au sein de l’extrême-gauche française on retrouve les mécanismes de domination(s) mentionnés précédemment. Virilisme exacerbé chez certains militants hommes, qui vont avoir un comportement méprisant envers les femmes, les homosexuels. Réactions racistes, propos moralisateurs, actes homophobes… Les exemples ne manquent pas.

Nous parlions auparavant de liens profonds, d’amitiés, de nouages de désirs. Cela ne peut exister que par la destruction de ces mécanismes de dominations. Qu’ils soient institutionnels ou idéologiques.
Il faut combattre l’état au sein même du mouvement. Car l’état, sous toutes ses formes, s’efforce à tuer le désir de liberté qui nous est commun, particulièrement lorsqu’il provient de l’intérieur de la lutte, et fige le processus révolutionnaire dans un institutionnalisme ou amène des personnes à se comporter de manière méprisante et violente.
Si c’est dans la destitution de l’état que nous nous constituons, nous ne devons absolument pas oublier que l’état subsiste toujours sous une forme ou une autre à l’intérieur même de la lutte et que là aussi il faut le combattre avec énergie.

Abattons l’état qui est en nous, créons nous.
Pour que vivent les espaces-temps révolutionnaires, pour que vive la commune.