Quand l’imbécile regarde le doigt qui lui montre la Lune, j’ai tendance à regarder le type qui tend le doigt.

Que nous veut-il donc, avec sa condescendance d’intellectuel bien nourri, dont la hargne ressentie envers tout ce que nous représentons n’a d’égal que son mépris exprimé pour tout ce que nous tentons de construire?

Quand je dis nous je parle des personnes que j’ai pour habitude de fréquenter, gens de peu, gens de rien, mais gens de cœur, je veux dire autant généreux que courageux, aimant le travail qu’il font et désirant le faire correctement, dans de bonnes conditions, sans rien prendre d’indu à quiconque, mais souhaitant comme beaucoup la disparition du système qui exploite leur travail.

Ils n’ont pas fait de hautes études, mais connaissent le sens des mots décrivant leur situation de vie et de lutte. Ils ne confondent pas abolition du travail et abolition du salariat, ils ne confondent pas débrouilles solidaires et apologie du vol, ils ne confondent pas résistance justifiée et collective et apologie de l’émeute. La violence du monde, ils la subissent trop au quotidien pour vouloir la généraliser dans toutes les sphères du monde.

Après lecture de ce petit livre vert pâle, j’ai recherché quelles en pouvaient être les sources idéologiques. Très rapidement on a pu savoir que le plus grand intellectuel radical de son temps, tel qu’il est déjà nommé par son éditeur et son service de communication, l’avait écrit en collectif semblerait-il, et signé de ce nom mystérieux, comité invisible, en lui-même référence historique à un organisme lyonnais de propagande républicaine à une époque où être républicain était révolutionnaire et dangereux, 1830.

Mise à part les différents passages, mentalement hirsutes et propre aux Pro-Situs, de l’apologie des attaques contre les flux et réseaux de la société moderne et aliénante, et de l’apologie posturale des comportements contraints de vol, débrouille et petites arnaques, subis par les déclassés des villes et campagnes, cette nouvelle bible du nouveau parangon des arts et des vertus provient d’un parcours idéologique des plus douteux.

Tout d’abord de la sphère de la Tiqqounerie, dont la critique volumineuse et redoutable avait été faite en son temps par D.Caboret et P.Garrone (Avant garde et mission, la Tiqqounerie), Février 2002. Tout résumé étant simpliste, les plus courageux peuvent se plonger dans l’analyse discursive de textes abscons et illisibles pour le commun des travailleurs pauvres que nous sommes, les autres se contenteront d’un court extrait, l’introduction

« Le projet de Tiqqun repose essentiellement sur trois sources, chacune d’elles composant dans ce texte une partie : la pensée de Heidegger, celle-ci renvoyant à l’ensemble de la pensée métaphysique occidentale ; la réflexion Kabbalistique juive ; le mouvement philosophique et politique nihiliste.

Pour les têtes bien farcies de la Tiqqounnerie, leur parfaite correspondance s’accomplit dans une fusion achevée. Ce n’est donc que pour les besoins de l’explication que nous les séparons ici. C’est toutefois en simplifiant au maximum des doctrines et une histoire à la fois riches et complexes que nous avons pu dégager, au milieu d’un fatras d’érudition et de citations plaquées, une cohérence théorique certaine; inutile de souligner ici que cohérence ne signifie en rien vérité…

Ce que nous disions alors du but de ce texte n’a pas non plus changé : s’il apparaît comme centralement didactique, c’est qu’il doit être lu avant tout comme une fiche de lecture critique. Seule sa conclusion, sous forme de thèses, peut servir de tremplin à une critique plus directement politique. Beaucoup à ce propos ont pu décrier la dernière thèse comme relevant d’une attaque aussi peu sérieuse qu’infamante.

C’est pourtant bien dans cette réalité illuminée de « potacherie » et de pauvre ambition littéraire que Tiqqun a trouvé son meilleur public. Qu’on se rassure, elle n’en aura pas d’autre. L’époque a beau favoriser, dans sa décomposition, l’attente de gourous qui manient « l’essence » avec bouillie rhétorique comme d’autres jouaient auparavant de l’encensoir, elle n’en redonne pas moins envie à d’autres de critiquer ad hominen toute la curetaille moderne qui entend aujourd’hui se faire passer pour révolutionnaire. » D.Caboret et P.Garrone (Avant garde et mission, la Tiqqounerie), Février 2002

Voici donc l’origine des conceptions apocalyptiques de l’insurrection, il ne s’agit ni plus ni moins que d’une lutte mystique du bien contre le mal, et tous les moyens sont bons pour concourir au désastre final et total, seul capable de rendre l’homme à son néant, et donc de pouvoir renaître neuf et accompli.

Ces fadas ayant déjà le statut de gourous et de martyrs, il leur faut pour la réalisation de leurs audacieux projets des troupes fraîches et novices, les plus jeunes d’entre nous, ceux qui regardent la Lune sans se demander pourquoi on la leur montre.

Ayant passé depuis longtemps l’âge de jouer aux trains électriques et aux interrupteurs, j’ai tenté de comprendre. L’opération est rondement menée, un livre aux prétentions intellectuelles inabouties, et dormant dans l’anonymat, se trouve d’un coup propulsé en tête de gondole. C’est fabuleux non? Avec la crise arrivant, on vient nous expliquer comment et pourquoi nous devrons refuser le travail qui lui ne viendra pas.

Avec cette même crise submergeant la planète on vient nous expliquer comment organiser une vie de galère et de mauvaises combines qui est déjà celle de trop nombreux d’entre nous, qui nous aliène et dont nous souhaitons sortir. Mais pourquoi fantasme-t-il sur notre misère, le nanti? Croit-il donc que nous ne sachions pas exploser de rire, au cours de nos moments conviviaux de solidarité. Nous sommes pauvres et incultes, mais nous savons vivre et copuler.

Dans le même temps où l’on nous délivrait notre petit livre vert pâle et notre gourou à délivrer, on nous indiquait très obligeamment les pistes à suivre pour occuper notre temps libre non indemnisé, une des sources de ce groupe de Pro-Situs mystiques est la figure emblématique d’Auguste Blanqui dont nous laisserons la description à Frédérich Engels.

« Blanqui est essentiellement un révolutionnaire politique ; il n’est socialiste que de sentiment, par sympathie pour les souffrances du peuple, mais il n’a pas de théorie socialiste ni de projets pratiques de transformation sociale.

Dans son activité politique, il fut avant tout un « homme d’action » qui croyait qu’une petite minorité bien organisée pourrait, en essayant au bon moment d’effectuer un coup de main révolutionnaire, entraîner à sa suite, par quelques premiers succès la masse du peuple et réaliser ainsi une révolution victorieuse.

Sous Louis-Philippe il ne pouvait évidemment constituer ce noyau que sous la forme d’une société secrète, et le résultat fut celui de la plupart des conjurations : les gens las de se contenir sans cesse et de s’entendre promettre que cela n’allait pas tarder, finirent par perdre patience, se révoltèrent, et l’on du choisir l’alternative : ou bien laisser la conjuration se dissoudre, ou bien commencer l’insurrection sans motif apparent. L’insurrection fut déclenchée (le 12 mai 1839) et aussitôt étouffée. » Friedrich Engels (Le programme des émigrés blanquistes de la Commune,1873)

Nos apprentis Blanquistes vont se mettre en avant des luttes, non par les actes, mais par la tchatche, plus que plus, proposeront sans cesse hors réalité, critiqueront vertement les plus sincères et soutiendront les plus mégalos, diviseront, toujours de mauvaise foi, libéreront leurs fantasmes les plus fous, prendront les uns pour les autres et mélangeront tout, la dislocation de tout collectif Autonome ne sera pas loin.

Il n’est pas superflu, à ce niveau d’intervention là, de se doter d’une sur-conscience auto-proclamée et d’une autorité morale obtenue par toutes sortes de pressions, chantages affectifs, violences verbales, prises omniprésentes de paroles, contestation systématique de toute proposition Autonome, la somme de platitudes et d’affirmations sommaires du petit livre vert pâle y aidera.

Ils prendront sournoisement la tête de collectifs constitués, voir en constitueront eux-mêmes, souleveront toutes les contradictions existantes, en inventeront s’il le faut, monteront les uns contre les autres tous ceux qui pourraient s’apercevoir un jour de leurs intérêts communs, rendront inconciliable ce qui pourrait l’être, feront de divergences des oppositions, d’oppositions des guerres sans fondement et sans fin, refuseront toute discussion réelle sur le fond et aviveront au maximum les rancoeurs personnelles accumulées.

Serait-ce leur faire injure que de leur citer les propos de véritables intellectuels, dont le style et les mots utilisés avaient un sens sans ambiguïté?

… »Mais au-delà de tous les cas particuliers, la simulation générale est leur élément commun. La particularité principale du pro-situ, c’est qu’il remplace par de pures idées la camelote que le cadre accompli consomme effectivement.

C’est le simple son de la monnaie spectaculaire, que le pro-situ croit pouvoir imiter plus aisément que cette monnaie elle-même; mais il est encouragé dans cette illusion par le fait réel que ces marchandises que la consommation actuelle feint d’admirer font, elles aussi, beaucoup plus de bruit que de jouissance.

Le pro-situ voudra posséder toutes les qualités de l’horoscope : intelligence et courage, séduction et expérience, etc., et s’étonne, lui qui n’a songé ni à les atteindre ni à en faire usage, que la moindre pratique vienne encore renverser son conte de fées par ce triste hasard qu’il n’a même pas su les simuler.

De même, le cadre n’a jamais pu faire croire à aucun bourgeois, ni à aucun cadre, qu’il était au-dessus du cadre. »

Guy Debord, Gianfranco Sanguinetti, dans Thèses sur l’Internationale situationniste et son temps (Extrait, 1972)

Christian Hivert Le Libonés le 18 Février 2009