Ma mère cassée par le travail en lui même, mais aussi par le manque de reconnaissance alors que c’est elle qui torche le cul de leurs vieux abandonnés à l’hospice. Cassée par les menaces de sanctions et les mesures disciplinaires parce qu’elle est grande gueule et syndiquée. Cassée par le harcèlement des supérieurs et l’isolement vis à vis de collègues rampants. Cassée par les arrêts maladie arrachés au toubib pour tenir. Cassée par les batailles au tribunal administratif pour faire reconnaître ses droits alors qu’on ne fait pas le poids. Cassée lorsqu’on divise par deux les effectifs de la structure où elle bosse, pour économiser (pas pour économiser ma mère en tout cas). Cassée par la pression de commencer l’intérim à cinquante ans passés, après s’être cassée en CDI. Cassée dans sa fierté, par le regard des autres, sur la manière dont elle et son mari avaient bien pu éduquer leurs gosses. Cassée car sa mère n’a pas passé la quarantaine. Elle a l’habitude, casée en voie de garage à l’école et cassée dans les foyers de bonnes sœurs. Cassée car je ne savais pas répondre quand elle rentrait en pleurs dans ma chambre. Cassée par mutisme, chez nous on n’a pas appris à parler mais à serrer les dents.

Mon père cassé sur les chantiers alors qu’il aurait pu, comme d’autres autour de lui, se caser peinard dans l’usine d’armement de son bled. Une bonne gâche, y paraît. Cassé dans ses ambitions parce qu’il était gosse d’ouvriers et que son père non plus n’avait pas passé la quarantaine. Cassé quand on le pousse dehors d’une boîte. Cassé dans son orgueil par le patron. Cassé par le fait de retomber au bas de l’échelle sur le tard. Cassé dans sa morale de travailleur par le chômage de longue durée. Cassé par la peur d’un contrôle quand il se débrouillait au black. Cassé par les dettes, ou en rentrant d’un rendez-vous à la banque. Cassé quand il construisait notre baraque tant bien que mal, à la veilleuse, en rentrant de construire les baraques des bourges. Cassé d’avoir gâché plus d’énergie chez les riches que dans sa propre famille. Cassé quand, à plus de cinquante ans, il dort sur un lit de camp au milieu des travaux, ou dans la caravane en plein hiver. Cassé par le poids des sacs de ciment. Cassé par le calendrier qui passe trop vite. Cassé par les journées qui passent trop lentement.

Mon frère cassé à partir du CP. Cassé par les regards condescendants ou charitables. Cassé par les diagnostics de la médecine. Cassé par les éducateurs spécialisés, les instituteurs spécialisés, les institutions spécialisées ; cassé par les psychologues, les psychomotriciens, les psychopédagogues, les pédopsychiatres. Cassé quand on souligne son retard. Cassé par ses petits camarades dans la cour de récré ou en dehors de l’école. Cassé en sport, cassé en classe. Cassé par les sarcasmes, les moqueries, les quolibets, le rejet. Cassé par la normalité. Cassé par les trahisons et les mensonges. Cassé la journée dans les ateliers « protégés », cassé la nuit dans les sanglots. Cassé au chômedu. Cassé physiquement parce qu’on l’a acculé à mépriser son corps. Cassé par les services sociaux qui te baladent en attendant ta disparition de leurs putain de statistiques. Cassé par des échecs prémédités, scolaires, professionnels, affectifs. L’amour-propre en miettes.

Son frère cassé quand il a compris lentement que, issu d’un milieu modeste, on passe sa vie en tricycle à pédaler sur la bande d’arrêt d’urgence de l’autoroute. Cassé, parce que toujours deuxième derrière les gosses de bourges qui jouent à la dernière console au lieu de faire sagement leurs devoirs. Cassé par les grilles du collège. La gueule cassée parce que trop bronzée. Cassé parce que jamais assez costaud. Cassé par ton père parce que tu pleures en rentrant de classe. Cassé dans ton cœur parce que t’as arrêté de pleurer. Cassé quand t’encaisse, cassé quand tu rends les coups. Cassé par les heures de présence gâchées au lycée ; cassé par leurs mots d’absence. Cassé par le shit trop tôt le matin. Cassé par leurs programmes mensongers. Cassé par les sapes de marque des autres, par les vacances des autres, par le Noël et l’anniversaire des autres, par la maison et la caisse des parents des autres. Patates, pâtes, patates, pâtes. Cassé parce qu’on se moque de toi quand t’aides ton père au chantier. Cassé parce que t’aides pas assez ton père au chantier.

Cassé parce que tes vieux te foutent la honte : y sont pas toubib, y sont pas kiné, y sont pas pharmacien, y sont pas chercheurs ni chefs d’entreprise… Cassé parce que tu fous la honte à tes vieux qui en ont plein le dos de venir te chercher au poste au milieu de la nuit. Cassé par le manque de cash mais cassé dans ton ego quand tu le prends dans les poches des autres. Cassé par les regards méfiants des commerçants du patelin, puis des vigiles de la métropole. Cassé par les crapuleries entre potes. Cassé par des jeux dangereux et par la frime morbide. Bombes le torse : cran d’arrêt dans le cartable dont t’oseras jamais te servir. Cassé quand t’as du entrer en cassant et pour casser dans une baraque qui était pas la tienne. Cassé par les balances. Cassé par les flics quand ils viennent te chercher au fond de la classe. Cassé par les interrogatoires, par les témoignages, par les confrontations, par les perquisitions. Cassé devant le juge pour recel de rancune. Cassé par les conseils de discipline et les leçons de morale de ces connards de profs. Cassé par des gueules d’anges de richards qui t’expliquent en bêlant que tu déconnes, quand même… Cassé quand on te traite de « clepto » ou de « clochard ». Cassé parce que les meufs tombent toujours amoureuses des autres, plus clean.

Cassé quand tu jouais les méchants, cassé quand t’es gentil. Tu voudrais apprendre à nager, mais on t’apprends à te noyer. Cassé quand tu découvres qu’il y a pas de liberté, pas d’égalité, pas de fraternité qui tienne. Cassé parce que c’est la compèt’ qui compte, et que t’es pas un athlète. Cassé entre intérim et travail au black. Cassé par le contremaître qui te parle petit-nègre. Cassé parce que tes parents peuvent pas se porter caution. Cassé par ton proprio parce que t’as pas payé le loyer. Cassé par ta banque, t’as pas comblé ton découvert. Cassé par les patrouilles qui continuent de te casser les couilles. Cassé par les étudiants de gauche, en manque d’exotisme, qui te demandent si t’as des « origines ». Cassé parce que t’as pas le niveau, et que quand t’es bon, on t’accuse de tricher. Cassé parce que les autres vont trop vite et trop loin, alors que t’as même pas compris où t’es. Cassé parce que les gosses de riches parlent mieux que toi de la lutte des classes, et se cassent avec les lauriers. Cassé parce que tu fais tellement d’efforts pour te fondre dans le décor.

Moi qui ne casse pas, j’ai aussi une peur bleue des casseurs. J’en entends parler partout alors je me dis qu’on est plein à se préoccuper de la même chose. Et puisqu’ils me font peur je surveille mes arrières, je regarde par dessus mon épaule pour surveiller les casseurs : casque et bouclier ou bien costard trois pièces ; peu importe l’uniforme.

Un conseil à celles et ceux qui s’inquiètent de la casse et qui veulent surveiller leurs arrières : protège ton dos camarade. Cependant très pacifique, je risque de casser les dents au prochain qui me casse les couilles avec les casseurs.

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Une pensée à toutes celles et tous ceux, en particulier de notre génération, cassé-e-s dans les tribunaux, les prisons, la toxicomanie et l’alcoolisme, les hôpitaux psychiatriques… La lutte paie !