On apprend vite à s’y faire, dans l’Education nationale. On nous prend, on nous place, on nous déplace, on nous partage. On coupe notre temps, on l’éclate, on aménage nos salles… On l’avait appris en tant qu’élèves, on le poursuit en tant qu’enseignants, que surveillants, que CPE, qu’ATOSS… Une fois muté, affecté à une zone, à un établissement, à un service… ces affectations rechangent. On nous « affecte » , on nous « gère ».

Une fois stabilisés, on acquiert un peu de liberté pour développer notre talent, quand on en a encore le goût. Avant de se poser, on gesticule, où on peut, on bricole des projets sans lendemain : l’an prochain on sera ailleurs, d’autres contraintes administratives, d’autres villages, d’autres villes auxquels s’adapter, d’autres enseignements. C’est précieux quand on nous pose ; alors nos vrais projets peuvent se développer, nos enseignements peuvent mûrir. On n’est plus dans la survie. On habite. On connaît nos élèves, les frères et sœurs, les parents. Ca change tout. C’est si précieux que souvent, on n’ose plus bouger, on se recroqueville sur sa famille, sa maison. On a assez bougé.

Souvent aussi on a envie d’essayer, de prendre des risques, d’avoir du génie, de se gourrer, de se battre. Parce qu’on aime ça, parce qu’on les aime bien, parce que ça vaut la peine, parce qu’ils le méritent. Alors, si on veut nous faire payer, si on veut faire taire les autres, il suffit de nous bouger, de nous « gérer » : de changer l’emploi du temps, de changer les cours, les classes, les villes et les villages. Et c’est reparti pour la survie, les nouveaux repères, les trajets, les nouveaux cours, les aller-retours, les bizutages du nouveau…

Nos corps sont gérés, comme ceux de nos élèves et se développent des coquilles technologiques (TICE, Iprof, vidéosurveillance, scanner laser des absences, ritaline…) qui nous enveloppent, « pour notre bien » et donnent l’impression que tout fonctionne. Peu importe que derrière cette coquille, dans cette coquille, tout s’effondre. Peu importe que nos élèves soient psychologiquement en ruine, du moment qu’ils sont présents, assis et muets, peu importe que les profs soient sous calmants et qu’ils ne croient plus en leurs « contenus ». Sauvons les apparences, The show must go on !

Aujourd’hui, Roland Veuillet me parle peut-être de ça. De ces personnes qui morflent déjà dans leur quotidien et qu’on déplace comme ça, un jour, à 300km de chez eux, pour les punir. Et toc ! De ces corps qui crient qu’ils ne sont pas heureux dans nos écoles et qui veulent s’enraciner. De ceux auxquels on demande sans cesse des preuves. Ils peuvent courir 16 500 km et ne pas s’alimenter pendant deux mois, on leur en demandera encore. Comme ces sans-papiers auxquels on demande sans cesse des preuves de leur amour du pays après qu’ils aient traversé les Pyrénées pieds nus.

J’habite mon lycée et j’habite ma classe. Nos corps enseignent, entourent, encadrent les enfants dans nos écoles. C’est sur eux que s’appuie notre métier, c’est avec mon corps que je fais le mien. Ce qui nous menace, ce qui nous appauvrit moi, mes élèves et mes collègues c’est cette Gestion.

Pour ça, je poursuis ma grève de la faim pour que Roland Veuillet soit approché des siens, pour qu’on ne stigmatise pas l’action politique alors qu’on se gargarise d’« éducation à la citoyenneté », pour qu’on arrête de médicaliser et de psychiatriser celles et ceux qui sont encore en vie, qui réagissent encore en humains.

Jean Philippe JOSEPH
Professeur d’économie-droit
Lycée JB Dumas
Alès