En attendant la guérilla anarchiste…

 

Traduction de Warten auf die anarchistische Guerilla…, publié le 13 mai 2024 sur Indymedia DE (http://de.indymedia.org/node/359184)

 

 

Printemps 2024, la situation est insupportable. Le fascisme a conquis l’esprit de nombreuses personnes, et pas seulement sur le territoire contrôlé par l’État allemand. Dans de nombreux pays, les dirigeants semblent être dans une véritable course à la mort, les guerres chaudes entre États, les guerres contre la migration, la guerre contre les ressources de la planète et la guerre sociale se trouvent dans une phase d’enthousiasme pour la mort qui rappelle les descriptions faites peu avant le début de la Première Guerre mondiale. Pendant ce temps, l’humanité a les doigts collés à ses smartphones, étourdie par le scintillement des algorithmes.

 

En ce qui concerne les guerres chaudes, de nombreux anarchistes restent dans une position de spectateurs. Dans l’une de ces guerres, il y a de bonnes raisons de rejoindre les structures kurdes et de s’engager activement contre l’État turc et ses proxys islamistes. Il y a également de bonnes raisons de rester à l’écart du culte de la personnalité du PKK et de s’attaquer concrètement aux intérêts d’Erdogan en Europe, bien que les vagues d’action initiales aient fortement diminué. Les milieux anarchistes n’ont pas non plus développé de pratiques qui pourraient avoir une influence sur le cours de l’histoire contre les systèmes étatiques responsables des massacres actuels – OTAN/UE/Israël/Iran/Russie – (et leurs profiteurs).

 

Un texte publié le 2 mars 2024 sous le titre « Developing Incisive Capacity : Making Actions Count« [1] soulève des questions qui préoccupent certainement de nombreux militants de la même manière :

« Qu’est-ce qui pourrait aider les anarchistes pour mener des frappes plus significatives, pour hisser une qualité d’action qui va au-delà du symbolique ? Quels sont les obstacles actuels au développement par les anarchistes d’une capacité d’action à une échelle significative, organisée en petits groupes autonomes qui peuvent se coordonner autour d’un objectif particulier ? En d’autres termes, que faut-il faire pour que davantage d’anarchistes établissent les compétences nécessaires et une certaine routine pour s’attaquer à des vulnérabilités identifiées ? »

Pouvoir apporter des réponses à ces questions, non seulement sur le plan théorique mais aussi sur le plan pratique, ne suppose rien d’autre qu’une guérilla anarchiste. Car avec les méthodes développées au cours des dernières décennies par le mouvement autonome, nous ne sommes pas allés plus loin que le point exact où nous nous trouvons depuis un certain temps. Pour éviter de se lancer dans de longues analyses, qui ne pourraient guère être plus pertinentes que le numéro 2 du journal Antisistema, printemps 2024, nous vous renvoyons à la lecture de ce même journal.

 

Une guérilla, ou du moins des activités de guérilla, présuppose entre autres qu’un groupe de personnes s’organise de manière engagée sur une longue période. C’est ici qu’apparaît le premier défaut de la non-organisation anarchiste : une courte durée de présence dans le milieu et un manque d’engagement. Le développement d’une personnalité militante prend plus de temps que la plupart des gens ne le font dans les milieux d’extrême gauche des métropoles occidentales. Si l’on ajoute à cela la mauvaise interprétation de la perspective anarchiste en matière d’organisation, on obtient le fait historique qu’à quelques exceptions près, la plupart des groupes de guérilla étaient plutôt communistes et/ou aspiraient à la libération nationale. La résistance espagnole contre Franco peut être considérée comme un exemple d’engagement dans la subversion en tant que mission de vie. De 1939 à 1965, des militants anarchistes, libertaires et communistes ont mené une lutte armée contre la dictature, au cours de laquelle la plupart d’entre eux ont été tués, au lieu de se réfugier en France dans la sécurité de l’exil. Francesc Sabaté Llopart est devenu synonyme de cette guérilla anarchiste, dont la fin tragique est marquée par l’exécution de Salvador Puig Antich en 1974.

« Très peu de choses ont été écrites sur l’ampleur de la lutte armée contre Franco après la guerre civile. Un épais voile de silence s’est abattu sur les combattants, pour diverses raisons. Selon l’ami personnel de Franco, le général de la Guardia Civil Camilo Alonso Vega – qui a été en charge de la campagne anti-guerrilla pendant douze ans – le banditisme (terme que les franquistes utilisaient toujours pour décrire l’activité de guérilla) était d’une « grande importance » en Espagne, en ce qu’il « perturbait les communications, démoralisait le peuple, dévastait notre économie, brisait notre unité et nous discréditait aux yeux du monde extérieur ». 

Nous ne disposons pas d’une vue d’ensemble fiable des chiffres globaux concernant les guérillas ou les dommages corporels subis par les forces de sécurité et l’armée. Si nous voulons avoir une idée de ce que fut cette lutte inégale contre la dictature, notre seule option est de nous tourner vers les chiffres rendus publics en 1968, selon lesquels la Guardia Civil a causé 628 blessés et 258 décès entre 1943 et 1952 »[2].

 

Pour définir ce que signifie réellement la guérilla, les réalités auxquelles les humains ont été confrontés dans des guerres apparemment sans espoir se prêtent bien.

Andrew Mack a constaté : « L’acteur le plus fort perd les guerres asymétriques parce que son intérêt, et donc sa volonté de gagner la guerre, est moins prononcé que celui de l’acteur le plus faible en raison d’un déficit de menace », ce qui s’applique à la guerre du FLN algérien contre la France.

Et Ivan Arreguín-Toft : « L’acteur le plus fort perd les guerres asymétriques parce qu’il n’utilise pas la bonne stratégie face à l’acteur le plus faible. La concentration des forces armées étatiques sur la guerre étatique symétrique a pour conséquence que l’acteur fort réagit aux stratégies asymétriques de l’acteur faible avec la mauvaise stratégie ». Les groupes de guérilla anticoloniale ont gagné parce qu’ils n’ont pas perdu. Ils ont empêché l’acteur le plus fort de gagner les Hearts and Minds [3].

Appliqué à la situation actuelle, cela signifie que les militants des milieux anarchistes en Europe et aux Etats-Unis ne sont peut-être pas en mesure de développer un sentiment de menace suffisant (contrairement aux compagnons/nes de l’Espagne de Franco) en raison de leur origine de classe – en majorité la classe moyenne blanche – et que ce déficit de menace ne peut pas non plus être compensé par de l’empathie avec les personnes touchées par l’agression européenne. Ceci dans un contexte où l’Europe n’a cessé de faire la guerre au reste de la population mondiale depuis le débarquement de Christophe Colomb en « Amérique » en 1492.

 

En retournant dans les anciens numéros d’Interim et de radikal ou dans les archives de linksunten indymedia, on remarque que les textes insurrectionnels des vingt dernières années n’ont pas pris position sur la manière de parvenir à une organisation avec les personnes impliquées dans les cycles d’insurrection ondulatoires. Le concept de groupes d’affinité était aussi éphémère que les nombreuses révoltes elles-mêmes. Le niveau de sabotage qu’il permet ne permet pas actuellement d’atteindre une participation asymétrique à la guerre. Cela ne signifie pas nécessairement l’utilisation d’armes, mais la création de conditions qui permettent l’utilisation des moyens considérés comme nécessaires. Actuellement, la contre-violence anarchiste se trouve dans une relation réactive avec la violence étatique. Nous utilisons les moyens dont nous pensons qu’ils n’amèneront pas l’Etat et la société à nous éliminer pour autant. Actuellement, l’État déplace le discours sur la violence contre les nazis. Il passe de « Interdit – mais ça arrive » à « Interdit – et tu seras traqué pour cela ». La prochaine étape devrait être un changement de paradigme – forcer la violence étatique à réagir à notre contre-violence. Ou accepter à son tour de perdre son autonomie en matière de discours et d’espaces physiques.

 

Après l’insurrection de décembre 2008 en Grèce, certains des participant-e-s y ont appelé à adopter la guérilla urbaine comme orientation stratégique déterminante. Cette évolution a fait l’objet d’un débat intense, mené de manière anonyme. Certaines personnes pensaient que l’extension des attaques de guérilla allait trop loin, trop vite, que la plupart des gens n’étaient pas capables de faire ce saut tactique ou ne pouvaient pas du tout le comprendre. Ils ont également estimé que les anarchistes seraient isolés et vulnérables à une répression féroce. Une autre critique était que la société grecque avait quelques références historiques à des groupes de guérilla de gauche spécialisés, mais qu’il n’y avait guère de tradition du modèle anarchiste de groupes dispersés et non avant-gardistes. En l’absence d’un tel cadre de références historiques, l’un des arguments avancés était que la nouvelle stratégie d’unités informelles et agiles ne parviendrait pas à gagner une plus grande partie de la population à la participation à des actions de guérilla. Des années auparavant, une critique de l’organisation 17 Novembre à l’encontre d’un groupe antiautoritaire était que le choix de cibles plus quotidiennes, qui correspondaient à l’analyse des anarchistes, engendrait davantage de peur que de reconnaissance dans la société, car les gens ne pouvaient pas comprendre pourquoi cette cible particulière était attaquée. C’était perçu comme problématique que la stratégie repose sur le fait que de plus en plus de personnes lancent des attaques similaires tandis que la critique nécessaire du capitalisme n’est pas répandue. Il a également été argumenté qu’une stratégie de guérilla clandestine conduirait à la spécialisation et serait spectaculaire. Elle exige un tel niveau de spécialisation et de connaissances que la grande majorité de la société ne peut pas y participer – contrairement à une insurrection à laquelle chacun peut participer à sa manière. Les actions de guérilla sont par nature spectaculaires en raison du petit nombre de personnes impliquées, ce qui fait que les attentats sont rares et que le niveau de préparation et d’effet est élevé. Leur objectif principal serait la réalité virtuelle. La manière dont une révolte urbaine se communique est essentiellement immédiate. Cependant, les attaques clandestines sont principalement vécues à travers l’œil des médias. C’est pourquoi les gens deviendraient plutôt des spectateurs de la lutte que des protagonistes, comme dans le cas des émeutes. En éloignant toujours plus le fer de lance de la lutte des réalités de la vie des gens, ceux-ci se transformeraient à la longue encore plus en spectateurs ; en même temps, l’Etat et les médias transformeraient à leur tour les attentats en spectacle et en feraient le symbole de toute la lutte. Enfin, l’Etat pourrait tout simplement éteindre la lutte en ordonnant aux médias de cesser de couvrir les attentats. Ainsi décapités, les restes de la lutte pourraient être tentés de collaborer avec la gauche institutionnelle. Les défenseurs de cette critique ont souligné que c’est exactement ce qui s’est passé en Allemagne et en Italie dans les années 1970 et 1980. Le groupe Ta Paidia Tis Galarias, converti au communisme malgré ses racines anarchistes, a enfoncé le clou en affirmant que « sur cette base, la lutte armée se retrouve en alliance avec l’État : tous deux sont mis au défi par l’activité subversive prolétarienne, dont la poursuite menace la survie des deux ». Les partisans* de la stratégie de guérilla rétorquaient que, pour se transformer en révolution, une insurrection devait l’emporter dans la lutte armée avec l’État – et qu’elle ne pouvait pas le faire sans armes[4].

 

Quoi qu’il en soit, le débat public sur la guérilla s’est éteint avec l’endormissement de l’antagonisme de classe en Grèce. Une leçon pour l’avenir pourrait être de mieux se préparer à l’ouverture d’une fenêtre historique. Car il arrive que cette heure zéro se produise, par exemple le 25 avril 1974 au Portugal, lorsque la dictature a été balayée en quelques heures par le Movimento das Forças Armadas. Ce renversement a surpris la société portugaise qui, après les premiers balbutiements d’une collectivisation des terres agricoles et de quelques entreprises, a rapidement été contrainte par la pression de l’OTAN de prendre le chemin de la social-démocratie. La résistance armée de groupes communistes comme les Brigadas Revolucionarias n’a guère pu influencer le cours des choses. Bien que les BR aient commencé dès 1971 à attaquer les installations de l’OTAN au Portugal, à échanger des coups de feu avec la police au cours desquels des fonctionnaires ont été tués et à attaquer des banques, la société n’a pas entamé la lutte contre l’OTAN. Après la fin des guerres coloniales, et donc de l’usure de son propre prolétariat dans ces guerres, la paix intérieure était stable. Même si les BR étaient encore actives jusqu’en 1980 et entretenaient des coopérations anticoloniales avec le Polisario.

La préparation de fenêtres historiques n’est pas si absurde, car quinze ans seulement après la chute du régime portugais, deux Etats européens, la RDA et la Yougoslavie, se sont totalement dissous. Mais dans ces deux territoires, cela s’est accompagné d’une montée de la violence nationaliste, dans une phase de dépression générale du militantisme d’extrême gauche due à l’effondrement du socialisme réel.

 

Se préparer à une situation soudaine ou prévisible, ou mieux encore, créer soi-même une situation, est une idée plus souvent formulée. Il convient ici d’aborder quelques idées soulevées par le journal Antisitema. A la question de savoir comment nous voulons agir (quantitativement ou qualitativement ?), ils écrivent « Il peut être intéressant de se pencher sur les trois domaines mentionnés ci-dessus – les réseaux d’énergie, les usines de puces électroniques, ainsi que l’exploitation minière, en particulier l’exploitation minière en eaux profondes. … Peut-être que la multiplication de différentes formes d’action – sabotages lourds de conséquences, perturbations massives, petites attaques reproductibles – nourries par une critique radicale dans la rue et une désillusion croissante vis-à-vis de la politique, peut faire en sorte que la possibilité d’agir directement contre les responsables de la destruction industrielle se répande. »

 

Un zine français intitulé « Blackout – Controversy about meaning and efficiency of sabotage » va dans le même sens. En ce qui concerne le sabotage de masse pendant le Covid Lockdown, il est formulé ainsi : « Comment saper le contrôle technologique ? Comment provoquent un basculement de cette situation ? Quels scénarios ces sabotages ouvraient-ils ? Comment pourrions-nous envisager l’efficacité, l’organisation et l’éthique dans leur ensemble ? »

Comme on le sait, en France, de nombreux sabotages ne proviennent pas uniquement du spectre anarchiste et le zine Blackout accorde une certaine importance à l’interprétation de l’efficacité : « Simultanément, une autre proposition continue de prendre forme, une dont la stratégie est d’atteindre le champ infrastructurel, ce qui signifie les couches profondes du pouvoir. Le pouvoir du complexe guerre-recherche-industrie n’est pas indestructible, car il repose sur des infrastructures diffuses. Comprendre, identifier et détruire des infrastructures clés, c’est aussi commencer à envisager un changement radical aussi possible que possible. Bien que moins spectaculaire, cette manière d’agir présente un triple avantage : elle est moins sensible aux forces répressives ; elle peut concrètement arrêter, même temporairement, la machine techno-industrielle ; et elle empêche l’encrochement de toute direction centrale, car elle résulte du travail d’une multitude de petits groupes dispersés et autonomes. Quelles sont les stratégies qui émergent lorsque nous séparons ou combinons les perspectives anarchistes, écologistes et techno-critiques ? Comment ces stratégies intègrent-elles un élément maintenant décisif : la guerre en Europe, qui guidera et durcira l’emprise des États sur leurs populations ».

 

Tout d’abord, pour pouvoir parler de stratégie, il faudrait que la lutte s’inscrive dans la durée, ce qui n’est généralement pas le cas. Celui qui réagit tous les quelques mois à un nouveau thème urgent n’est alors qu’un facteur dans la stratégie de l’ennemi qui agit lui-même. Les changements deviennent possibles lorsqu’un groupe de personnes se réunit pour agir de manière contraignante sur un thème donné pendant une période prolongée. La guérilla anarchiste ne se définit pas par l’utilisation d’armes et de bombes mais par la décision de s’engager réellement et sérieusement dans un aspect des nombreuses guerres. La pratique actuelle consistant à abattre un nazi aujourd’hui, à défoncer un nouveau bâtiment demain et à incendier une voiture d’entreprise la semaine prochaine relève de la politique autonome des pompiers. C’est mieux que rien, mais pas suffisant pour répondre à l’une des questions évoquées plus haut. L’année dernière, la multiplication des attaques à l’échelle mondiale en soutien à la grève de la faim d’Alfredo Cospito a révélé l’essence du militantisme anarchiste. Elle est comprise comme un moyen tactique – ici comme une manifestation de solidarité – mais s’évapore avant de laisser des traces matérielles dans le camp de l’ennemi.

 

La détermination est l’arme la plus puissante de nos ennemis, pas leurs pistolets ou leurs chars. La détermination des flics, des militaires et des agents de sécurité à jeter à tout moment leur propre vie et celle des autres se dresse sur notre chemin. La guérilla anarchiste n’y répondra pas avec la même obéissance de cadavre, mais plutôt avec la détermination de suivre le chemin épuisant de la résistance : Conspirer avec des compagnons/nes malgré les embrouilles interpersonnelles, poursuivre des plans à long terme, faire des recherches perpétuelles sans obtenir de résultats rapides, se déplacer par des nuits froides dans des villes infestées de caméras, etc.

 

« Sur les possibilités : Que ce soit à Paris pendant le lockdown ou à Grenoble quelques jours plus tard, le pas a été franchi, passant de cibles à faible valeur stratégique (car facilement remplaçables) à des cibles multiples qui, une fois coordonnées, augmentent considérablement l’efficacité d’une action offensive. Qu’il s’agisse des 100 000 personnes privées de services Internet et de téléphonie à Paris, ou à Grenoble où nous avons appris qu’une antenne supplémentaire aurait coupé l’ensemble du réseau métropolitain. Non pas que la recette soit nouvelle, mais je trouve passionnant que nous nous permettions de le penser, de le faire, de nous coordonner, de frapper en même temps et de disparaître. C’est un pas en avant, de ce que l’on peut considérer comme un conflit de faible intensité à ce qui pourrait devenir un conflit ouvert. Vu la manière dont les choses se déroulent, avec d’un côté un système omni-technologique sur-contrôlé et de l’autre, la destruction de plus en plus intense de ce que nous osions encore appeler la nature il n’y a pas si longtemps, je crois sincèrement que nous n’avons plus le temps. Pas le temps d’espérer qu’un autre mouvement social devienne incontrôlable si nous braquons assez de fenêtres ; une masse de gens de plus en plus servile deviendra une foule en colère. Pour moi, ne plus avoir de temps ne signifie pas se précipiter derrière chaque urgence (climatique ou sociale), ni suivre le flux de plus en plus rapide de la toile, être « présent » pour diffuser des « contre-informations ». Non, il s’agit de planifier des opérations pertinentes, de réfléchir en termes de stratégie. Avec notre propre temporalité et non celle du pouvoir »[5].

 

Tant que cette forme de guérilla n’aura pas lieu, l’apoïsme kurde continuera d’attirer les anarchistes et d’autres se perdront dans le délire d’une participation anarchiste à la guerre au service des forces armées ukrainiennes. Avant de décider de l’utilisation des armes, la guérilla anarchiste devra se pencher sur les révoltes réussies du passé. Par exemple, le soulèvement arabe contre la Turquie en 1916-1918.

Son principal initiateur, Lawrence d’Arabie, avait alors déclaré :

« Il faut renoncer à toute forme de guerre traditionnelle et mener à la place une guerre de guérilla. Celle-ci consiste en premier lieu en une négation de la guerre régulière. La notion centrale de la guerre régulière est la « guerre de rencontre ». Deux adversaires se rencontrent à un moment donné pour décider de la victoire ou de la défaite par la rencontre ordonnée de leurs armées. La guerre de guérilla n’invente pas de décision et ne cherche pas à provoquer une rencontre avec l’ennemi. La guérilla est une « guerre d’évitement ». Le guérillero se cache de l’ennemi. Il cherche à distance de sécurité l’endroit où l’adversaire est le plus faible et l’attaque à cet endroit. Sans forcer une décision, il se retire à nouveau et répète les petites attaques à un autre endroit. Il ne fait pas la guerre au sens strict, mais dérange son adversaire par les piqûres d’aiguilles constantes de l’embuscade, du sabotage et de l’attaque, jusqu’à ce que celui-ci s’effondre, démoralisé dans tous les sens du terme. »

 

Selon Lawrence, le fait que l’Arabie soit un pays de religion révélée, qui possède une immense force de désir de liberté – quasiment comme un reflet de l’aridité du désert dans l’esprit – a été un facteur favorable. Lawrence a utilisé cette force prophétique pour se révolter en utilisant une stratégie d’embuscade permanente. Il s’agissait moins de conquérir des territoires que de faire naître un désir de liberté. Bien sûr, il ne faut pas oublier que Lawrence agissait au service du gouvernement britannique, mais le désir de liberté des insurgés était authentique et leur détermination plus grande que celle du pouvoir colonial turc.

 

En 2024, l’Allemagne et l’Europe sont parsemées d’équipements, d’installations, de véhicules et de responsables des massacres aux frontières, en Ukraine, en Palestine, au Kurdistan, des guerres coloniales sur les autres continents…

L’initiative « Switch off ! The system of destruction » a fourni un exemple positif et réalisable de coordination d’un cadre d’action. Se hisser à une qualité d’action qui va au-delà du symbolique, comme cela est formulé depuis la forêt d’Atlanta, nécessite une référence plus forte les uns aux autres. Aussi bien dans les textes publiés que dans les contacts informels entre protagonistes anonymes*. Pour ne pas tomber dans une frustration prématurée face à l’absence de changements, il faudrait s’orienter vers le cadre temporel de l’EZLN : comme on le sait, ils ont préparé le soulèvement armé pendant dix ans dans la jungle.

 

Réduire les frappes efficaces contre la machine de guerre à une perspective militariste empêche l’émergence d’une guérilla anarchiste. Malgré toute la sympathie pour la résistance en Turquie et malgré la reconnaissance des attaques importantes contre le régime AKP, le Halkların Birleşik Devrim Hareketi (HBDH) veut autre chose que nous si « dans la lutte des peuples en Turquie et au Kurdistan contre le fascisme AKP/MHP, il est l’avant-garde de la révolution. La HBDH remplira sa mission de précurseur. Elle éveillera correctement la conscience des travailleurs et des peuples. Elle les soutiendra et les guidera dans leur organisation ». Son utopie, « elle dirigera et stimulera les actions et mobilisera les gens à cet effet. Le HBDH est une force de combat avant tout. Contre le fascisme de l’AKP/MHP, elle représente l’avenir, l’espoir, la volonté, la liberté et la démocratie de la Turquie. Le HBDH est la force qui renversera ce fascisme »[6], comble le vide de l’absence de pratique sociale et armée anarchiste.

Ainsi, la forme de résistance à la guerre qui change la réalité n’est-elle possible qu’au prix de la dialectique du pouvoir de gauche, telle qu’elle s’exprime dans la bouche des groupes kurdes ?

« Lors de nos discussions avec des camarades des Trois Internationalistes, nous nous sommes toujours heurtés au thème des alliances tactiques, souvent inévitables en situation de guerre pour devenir une force. Bawer, qui a connu Finbar au Rojava, a établi un parallèle avec l’époque où il combattait aux côtés du mouvement kurde à Raqqa et a décrit la situation des anarchistes en Ukraine de la manière suivante : « Pour construire sa propre unité en tant qu’anarchiste, il faut serrer la main à des forces comme l’État ou à des groupes indésirables. Mais cela ne signifie pas que l’on perd ses principes. Beaucoup de gauchistes occidentaux ne peuvent pas supporter cette contradiction »[7]. »

 

Supporter les contradictions est en effet une condition nécessaire pour permettre à l’action autonome de petits groupes de faire un pas en avant. La tendance actuelle dans certains milieux à mettre de côté toute contradiction va cependant à l’encontre de la conquête de la liberté après la fin de la violence. S’il est évident que la guerre menée par Israël contre la population palestinienne nécessite une résistance armée, c’est la non-pratique sans conséquence de l’anarchie, avec son absence mentale sur les champs de bataille, qui ressort de la solidarité souvent non critique. Là où l’on discute de la guerre, donc de la vie et de la mort, il est nécessaire de s’assurer de son propre contenu. Lorsque, par exemple, le leader de la brigade Saraya Al-Quds – Tulkarem répond huit fois par Dieu à cinq questions lors d’une interview [8], cela exige de nous, dans le Nord mondial sûr, une véritable prise de position au lieu de phrases creuses (si nous sommes sérieux en ce qui concerne la solidarité pratique).

 

Afin d’apporter une réponse aux questions évoquées au début, le développement d’une guérilla anarchiste est suggéré. Cela ne nécessite pas de déclaration fondatrice ni d’acronymes. Elle ne se définit pas par la question de l’armement ou de l’escalade souhaitée de la violence, mais se caractérise par la détermination des acteurs impliqués à construire une structure engagée et à long terme, capable d’agir face à la guerre menée d’en haut. Seul cet enchaînement : détermination – engagement – organisation dans une structure collective amène à s’interroger davantage sur le choix des moyens ou l’orientation stratégique. Ce qu’il faut également combattre, c’est l’incroyable succès que le système capitaliste obtient chaque jour lorsqu’il présente la guerre dans la conscience des masses comme une guerre de nations et de religions – et cache ainsi sa véritable nature de guerre de classes.

 

[1] https://scenes.noblogs.org/post/2024/03/02/developing-incisive-capacity-making-actions-count/

[2] Antonio Téllez Solà, Résistance armée à Franco, 1939-1965

[3] Arreguin-Toft, I. (2003). L’(f)utilité de la barbarie : évaluer l’impact des dommages systémiques causés aux non-combattants en temps de guerre. Mack, A. (1975). Pourquoi les grandes nations perdent les petites guerres : la politique des conflits asymétriques.

[4] https://libcom.org/library/specialized-guerilla-diffuse-guerilla

[5] Blackout – Controverse sur le sens et l’efficacité du sabotage, page 12

[6] https://anfdeutsch.com/background/kalkan-die-hbdh-als-avantgarde-der-revolution-26384

[7] https://anfdeutsch.com/background/gastartikel-zum-internationalen-gedenktag-an-anarchistische-fallene-im-russisch-ukrainischen-krieg-41875

[8] https://abolitionmedia.noblogs.org/post/2024/04/22/tulkarem-brigade-commander-abu-shujaa-returns-alive-sending-palestine-into-celebration/en attendant