Élysée et gouvernement Parti pris
Darmanin dans le « JDD » : le ministre n’a plus de limites
Article libéré de https://www.mediapart.fr/journal/politique/020423/darmanin-dans-le-jdd-le-ministre-n-plus-de-limites

« Terrorisme intellectuel de l’extrême gauche », création d’une « cellule anti-ZAD », « manipulations de l’information », pulsion obsessionnelle contre « la violence, les casseurs et l’ultragauche » : dans une nouvelle interview accordée dimanche à l’hebdomadaire, le ministre de l’intérieur continue de tenir des propos agressifs contre toutes celles et ceux qui ne sont pas d’accord avec lui.
Jade Lindgaard
2 avril 2023 à 16h35

« Je« Je refuse de céder au terrorisme intellectuel » : Gérald Darmanin a fait peur à toute la France, dimanche 2 avril au matin, à la une du Journal du dimanche. L’œil sombre, la barbe naissante du travailleur acharné, il déclare : « Je refuse de céder au terrorisme intellectuel de l’extrême gauche qui consiste à renverser les valeurs : les casseurs deviendraient les agressés et les policiers les agresseurs. »

Une fois passée la surprise de découvrir ces mots dans la bouche d’un des principaux membres du gouvernement, une vérification dans le dictionnaire s’imposait. Le terrorisme désigne « l’emploi systématique de la violence pour atteindre un but politique ; les actes de violence (attentats, destructions, prises d’otages) », selon Le Robert. Par extension, le terrorisme intellectuel décrit une « attitude d’intolérance, d’intimidation ».

Attentat ? Prise d’otage ? Destructions ? Que s’est-il passé dans la nuit de samedi à dimanche pour que le ministre de l’intérieur s’adresse à la nation avec une telle solennité ? Rien, bien sûr et fort heureusement.

Mis en difficulté par les critiques croissantes contre les violences policières et les arrestations arbitraires lors des manifestations et rassemblements non autorisés contre la réforme des retraites, ainsi que le déluge de feu déclenché par les gendarmes contre les manifestant·es à Sainte-Soline (Deux-Sèvres), le 25 mars, Gérald Darmanin « riposte », selon le JDD.

Et sa réponse consiste à désigner à la vindicte populaire un nouvel ennemi : « La complaisance très inquiétante des mouvements politiques qui ont leurs entrées à l’Assemblée nationale », à savoir les partis de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes), vis-à-vis de la « nébuleuse extrêmement violente et dangereuse » de « l’utra-gauche », et de ses 2 200 fiché·es « S » – liste des personnes supposées recherchées au nom de la sûreté de l’État.

« Les hommes politiques » – on remarquera la réduction de la vie politique à la gent masculine – « ont manqué de fermeté face à l’extrême gauche. Par complaisance intellectuelle ou par lâcheté. Mais c’est fini : plus aucune ZAD [zone à défendre – ndlr] ne s’installera dans notre pays. Ni à Sainte-Soline ni ailleurs » car « l’autorité réclamée par les Français est là », ajoute Gérald Darmanin.

Criminalisation des militant·es écologistes

Nées à Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), les ZAD sont des occupations de terre défendues contre des projets d’infrastructure ou d’agriculture les menaçant : aéroport, autoroutes comme à Kolbsheim, retenues d’eau (La Clusaz ou le Testet en 2014 où Rémi Fraisse a été tué par les gendarmes), gares (Gonesse, Saclay), zones d’activité (Le Carnet), etc. Aucun projet de ZAD n’est en cours contre la mégabassine de Sainte-Soline, mais cela n’empêche pas le ministre de l’intérieur d’annoncer la création d’une « cellule anti-ZAD » à Beauvau, avec des « juristes spécialisés ».

La dernière fois que le gouvernement a créé une cellule de gendarmerie pour surveiller des militant·es écologistes, c’était pour empêcher les actes « délictueux » visant le monde agricole pour des raisons « idéologiques ». Premiers visés : les mouvements dénonçant la cruauté des abattoirs ou l’usage de pesticides. Si bien qu’en février 2022, la justice a jugé illégale la surveillance des écologistes et ordonné au ministère de l’intérieur de les faire cesser.

Dans la Meuse, la création d’une « cellule Bure » contre les opposant·es au projet d’enfouissement de déchets nucléaires Cigéo s’est traduite par l’hyper surveillance de masse de tout un mouvement : des dizaines de personnes placées sur écoute, plus d’un millier de discussions retranscrites, plus de 85 000 conversations et messages interceptés, plus de seize ans de temps cumulé de surveillance téléphonique (Mediapart et Reporterre ont longuement enquêté sur ce sujet). Cette débauche de moyens policiers, extrêmement intrusive dans la vie des personnes concernées, s’est soldée par un fiasco judiciaire pour l’État.

Peu importe ces déconvenues policières et judiciaires pour Gérald Darmanin, trop occupé à sa mise en scène de lui-même face à « la violence, les casseurs et l’ultragauche ». À l’appui de ses déclarations, le ministre de l’intérieur semble avoir exhibé aux journalistes qui l’ont interviewé « une boule de plâtre hérissée de gros clous » – dommage que la photo soit absente de l’article. « Voilà le genre de tracts qu’on distribue contre ces mères et pères de famille ! [Il parle alors des gendarmes – ndlr]. À Sainte-Soline comme dans certaines manifestations sauvages, ce n’était pas du maintien de l’ordre : c’était de la guérilla », s’insurge-t-il.

Emporté par sa fougue contre le « zadisme-terroriste-intellectuel-d’extrême gauche », le ministre perd de vue les faits.

Après avoir annoncé la dissolution des Soulèvements de la Terre, le mouvement organisateur du rassemblement de Sainte-Soline, il ajoute vouloir également interdire le groupe spécialisé en conseil et accompagnement antirépression Defco. « Nous ne savons pas jusqu’où ira ce gouvernement pour espérer sauver sa peau en mutilant et piétinant sa population et en augmentant quotidiennement le niveau de mensonges assénés aux médias, mais nous réaffirmons qu’il est grand temps que Darmanin démissionne et que son gouvernement se dissolve », ont réagi les Soulèvements de la Terre dans un communiqué, diffusé sur un réseau social avec le hashtag #Darmanimp. Ils ont jusqu’à vendredi pour répondre à la décision de dissolution qui leur a été remise par la gendarmerie.

Emporté par sa fougue contre le « zadisme-terroriste-intellectuel-d’extrême gauche », le ministre accuse Mediapart de « manipulations de l’information » et perd de vue les faits. Il prétend que lors de la manifestation contre la mégabassine de Sainte-Soline, un médecin du GIGN finalement dépêché auprès de Serge D., un homme grièvement blessé et ayant sombré dans le coma depuis au moins une heure, « a pris tous les risques et qu’il a été bombardé de projectiles tandis qu’il sauvait des blessés ».

Ainsi décrite, la scène paraît en effet choquante. Pourtant, selon nos informations, elle n’a jamais eu lieu. Mediapart a recueilli deux témoignages la démentant catégoriquement. Selon Benoît Jaunet, porte-parole de la Confédération paysanne dans les Deux-Sèvres, qui a guidé les deux médecins militaires vers le blessé, « il n’y a eu aucun caillassage à l’aller ». Et selon Mat – qui préfère ne pas donner son nom de famille – du collectif Bassines non merci, qui les a raccompagnés vers leurs collègues gendarmes, sur le chemin du retour, « il y a eu un début de mouvement de foule sur le champ d’en face ».

Des personnes ont alors ramassé des pierres et commencé à les lancer en direction des deux gendarmes médecins. Mais le militant dit s’être aussitôt précipité vers les manifestant·es pour que les jets cessent : « Ça n’a duré que quelques secondes et les pierres ne les ont pas touchés », assure-t-il. Huit jours après cette scène, Serge D. se trouve toujours entre la vie et la mort au CHU de Poitiers (Vienne), et des centaines de personnes restent traumatisées par ce qu’elles ont vu et vécu à Sainte-Soline.

Une semaine de propos incendiaires

Ces nouvelles déclarations de Gérald Darmanin, ce dimanche 2 avril, viennent conclure une semaine de propos incendiaires contre à peu près toutes celles et ceux qui ne sont pas d’accord avec lui. Mardi 28 mars, le ministre de l’intérieur avait annoncé la dissolution des Soulèvements de la Terre, en les comparant aux « groupuscules fichés par les services de renseignement parfois depuis de très nombreuses années » pratiquant « l’extrême violence ».

Le même jour, en séance de questions au gouvernement à l’Assemblée nationale, il affirmait : « Ce qui est important de souligner, c’est que quand l’extrême gauche et l’ultragauche s’est mêlée depuis le 16 mars […] aux manifestations sauvages non déclarées, s’attaquant aux prés carrés syndicaux, s’attaquant aux policiers et aux gendarmes, s’attaquant à des préfectures, à des commissariats, à des hôpitaux, à des tribunaux, à des permanences politiques et des parlementaires, menaçant les élus de la République, alors oui le chaos cherche à s’installer. »

Malheureusement, Gérald Darmanin n’étaye pas ses déclarations par des preuves judiciaires du lien entre ces actes et « l’ultragauche ». Et Mediapart recherche toujours la trace de ces attaques contre des hôpitaux par des manifestations sauvages. Le ministre de l’intérieur s’en est aussi pris à la gauche qui confondrait « manifestation interdite et manifestation autorisée », alors qu’un rassemblement n’a pas être autorisé avant d’avoir lieu.

En revanche, dans le monde réel, la juge des référés du tribunal administratif de Paris a suspendu, samedi, l’arrêté du préfet de police en date du 31 mars 2023 interdisant des rassemblements et des manifestations nocturnes. La justice considère que cet arrêté « porte une atteinte manifestement illégale à la liberté de manifester » avec des mesures d’interdictions ne paraissant « ni nécessaire, ni proportionnée à la préservation de l’ordre public ». Elle avait été saisie en référé par le Syndicat des avocats de France (SAF), la Ligue des droits de l’homme (LDH) et le Syndicat de la magistrature (SM).

« Un mouvement qui prend la pente de cette ultragauche des années 1970 », « parlementaires de l’extrême gauche » : la Nupes est plus que jamais dans le collimateur de Gérald Darmanin, qu’il accable dans son interview au JDD. Quant au chef de file de La France insoumise (LFI), Jean-Luc Mélenchon, il serait « passé de pompier pyromane à pyromane tout court. Il ne fait qu’appeler aux manifestations interdites, déverse sa haine sur les policiers, essaie d’obtenir par le désordre ce qu’il n’obtient pas par les urnes ».

La véhémence du ministre de l’intérieur, son réductionnisme, sa vision binaire opposant « extrême gauche » et République ; gauche et ordre ; agitation et démocratie sont caractéristiques des discours d’extrême droite. Avant qu’il l’utilise, l’expression « terrorisme intellectuel » avait été popularisée par plusieurs autres figures politiques, dont Jean-Marie Le Pen, Nicolas Sarkozy ou encore Éric Zemmour. En 2020, déjà, le même s’était illustré en recyclant le terme « ensauvagement », une autre formule chère à l’extrême droite.

Et en même temps, comment prendre complètement au sérieux un exécutif qui se commet dans des mises en scène ridicules ? Alors qu’il refuse de se livrer à l’exercice de la conférence de presse, on découvrait mercredi Emmanuel Macron, dans le magazine pour enfants Pif Gadget. Et vendredi, Le Parisien révélait que Marlène Schiappa, la secrétaire d’État à l’économie solidaire, ferait prochainement la une du magazine érotique Playboy. À venir peut-être pour la semaine prochaine l’entretien exclusif du ministère de l’intérieur à Playmobil Magazine.

Jade Lindgaard