Jeudi 29 juin

Mon train a près d’une heure de retard et ce n’est qu’après 21 heures que je sors de la gare. Aussitôt, agité d’une certaine fébrilité, je me dirige d’un bon pas vers la Canebière. En descendant le boulevard d’Athènes, peu à peu, l’odeur de lacrymogène se fait de plus en plus marquée. Cette odeur à vrai dire produit toujours en moi, du moins au début, un sentiment d’excitation et presque de plaisir. Devant le commissariat de Noailles se tient une ligne de flics casqués qui barre la Canebière. Dix mètres en contrebas brûle doucement un amoncellement de trottinettes électriques qu’un jeune homme alimente trottinette après trottinette, concentré, tout à sa tâche, indifférent aux flics qui du reste le lui rendent bien. Un peu plus bas au carrefour de Belsunce se tient une autre ligne de flics anti-émeute. Je retrouve X et Y qui sont apparemment assez joyeux sinon légèrement euphoriques et ensemble en passant devant les Variétés nous allons sur le cours Belsunce.

Le spectacle qui s’offre là est à première vue celui d’une émeute terminée. Des bûchers sur les voies de tramway, éteints déjà par les pompiers, fument comme paisiblement sur le pavé inondé. Il y a çà et là de petits groupes de très jeunes gens et parfois d’enfants qui vont et viennent, rigolards et gueulards, sous l’œil placide et bienveillant de la population. L’émeute cependant ne fait en réalité que commencer et sa tension est tout à fait palpable presque comme une chose matérielle. Nous remontons le cours Belsunce au bout duquel est la bibliothèque de l’Alcazar et toutes ses vitres sont démolies. Dans la rue d’Aix il y a des dizaines et bientôt des centaines de gamins et plusieurs poubelles flambent parmi eux. De temps à autre dans une explosion de pure euphorie ils tirent des feux d’artifice. Dans un vacarme de délire, une vingtaine d’entre eux tente de forcer le rideau métallique d’une bijouterie et contre toute attente au bout de plusieurs minutes d’efforts à coups de pieds et de poteaux de signalisation ils parviennent en effet à l’éventrer. Cependant les flics se sont amassés en bas de la rue d’Aix et déjà se produisent les premiers mouvements de la foule le en général sans motif sérieux. Il suffit qu’un jeune crie Arah pour que tous se mettent à courir et à s’égailler dans un sauve-qui-peut général sans regarder derrière eux et le plus souvent l’alerte est fausse. Les groupes se disloquent et se reforment ainsi dans des sprints permanents. Des feux d’artifice sont tout de même dirigés contre la police et c’est bien joli. Quant à moi j’ai une assez grande aversion pour les feux d’artifice municipaux du 14-juillet mais cet usage au fond inoffensif sur les flics caparaçonnés des pieds à la tête et de toute façon à peu près toujours hors de portée me plaît assez.

À la suite d’un de ces mouvements de panique, qui au fond me semble comme surjouée par la masse, comme si elle cherchait instinctivement la mobilité la plus grande et la moins prévisible, nous nous retrouvons porte d’Aix. Il y a là des centaines de jeunes, pour la plupart des garçons, pour la plupart de moins de vingt ans. Parmi eux nous détonnons nettement Blancs et quadragénaires que nous sommes et pourtant on ne décèle pas de défiance ni d’hostilité dans le regard des minots, tout au plus une légitime curiosité. Un peu plus tard l’un de ces gamins, âgé au plus d’une quinzaine d’années, me dit : C’est bizarre, on dirait pas qu’tu casses toi, en passant sa main devant le visage de bas en haut dans le geste des racistes quand ils désignent les Noirs et les Arabes. Il faut dire que je suis en chemise et en pantalon parmi ces adolescents en shorts et torses nus. Une agréable conversation s’engage, portant sur les vertus combustibles du gel hydro-alcoolique, à la suite de laquelle il me dit : Hé ! ti es un bon, toi ! ti es un bon, l’ancien ! et nous nous tapons dans les mains et allons chacun notre chemin en nous souhaitant bonne chance.

De temps en temps, la foule scande des slogans en arabe et il me semble y reconnaître parmi d’autres la formule de condoléances Allah-i-Rahmo (mais je peux me tromper). Au bout d’un moment après divers va-et-vient et diverses hésitations une partie de la foule s’élance vers le boulevard des Dames et s’arrête au croisement de la rue de la République. Là on s’emploie à démolir la vitrine de la boutique Orange dont l’intérieur suite au déclenchement d’un dispositif d’alarme s’emplit d’une dense fumée. Les jeunes gens s’adonnent joyeusement à cette tâche sans parvenir, me semble-t-il, à dérober des téléphones. Dans le même temps partout on brûle tout combustible possible. La décision se prend d’aller au centre commercial des Terrasses du Port non loin de là mais à peine les premiers groupes y parviennent-ils que des fourgons de flics surviennent et que des flics en surgissent qui inondent l’endroit de gaz lacrymogène. Chacun jette ce qu’il peut sur la route, sur les flics, et on reflue à toute vitesse. Je remarque la présence d’assez nombreuses filles qui prennent part à la chose dans la joie et sans visiblement y avoir un statut inférieur ni même peut-être différent de celui des garçons. Elles cassent, elles incendient, elles braillent, elles participent aux prises de décision c’est-à-dire qu’elles affirment comme les autres leurs envies et ce qui leur semble le plus pertinent. Certaines à grands cris organisent ou suggèrent des directions à la foule. Les mouvements désordonnés et imprévisibles ne cessent jamais.

À un moment alors que chacun jette tout ce qu’il trouve ou rencontre sur le macadam, en l’occurrence, des arbustes en pots, une femme dit d’une voix craintive : Pensez aux habitants. Elle implore. Un jeune gars sans se retourner lui répond : J’m’en bats les couilles, Madame, et dans ce Madame est exprimé beaucoup du rapport social, me semble-t-il.

Les pérégrinations sont joyeuses, les gens sont rigolards, nombre de badauds ne le sont pas moins. Il est difficile du reste de distinguer nettement les émeutiers de ceux qui ne le sont pas, ce qui, à peut-être, est le propre d’une émeute. Plus que de la rage c’est un plaisant goût pour la destruction qui se donne à voir et dans chaque poubelle et dans chaque trottinette et dans chaque vitrine défoncée il y a quelque chose des conditions d’existence qui vole en éclats ou qui part en fumée.

Je suis frappé par le profond respect dont jouissent les marins-pompiers que nul n’inquiète ni ne caillasse, ce qui me semble différer assez nettement des émeutes dans d’autres villes. On incendie une poubelle ; les pompiers surviennent, éteignent le feu, repartent ; on incendie à nouveau la poubelle. Ainsi vont les choses.

Au demeurant le saccage du centre-ville s’est fait général et des flics nous avons pour l’heure surtout vu les gyrophares assez éloignés. Ils nous tirent des grenades lacrymogènes qui ont un effet comme prodigieux et aussitôt les gamins effectuent un sprint de 500 mètres comme si leur vie en dépendait (et si ça se trouve en effet elle en dépend). Aussi bien la conséquence de cette frénétique mobilité est une imprévisibilité collective et c’est peu de dire que la police est dépassée. À chaque embranchement c’est celui ou celle qui gueule le plus fort ou au meilleur moment qui emporte la décision, en général en suggérant telle ou telle enseigne comme la prochaine cible. Parfois on crie simplement : Chez les riches ! Chez les riches ! Et de fait, traversant la Canebière, nous faisons irruption dans les quartiers de bars et de restaurants dits branchés. Devant l’Opéra se tient une milonga et les danseurs médusés sans cesser leurs tangos regardent défiler devant eux au pas de course les dizaines de jeunes qui ne leur prêtent aucune attention. On se faufile entre les terrasses parfois gardées par des vigiles bodybuildés. Il n’y a avec les consommateurs stupéfaits aucune interaction. Nous arrivons sur la place aux Huiles et là une boutique d’effets de luxe est démolie. Il y a des dizaines de bourgeois en terrasses qui boivent des sprits et des mojitos devant lesquels nous passons joyeusement. Cependant l’une des bourgeoises se prend de l’envie de vitupérer et engueule et admoneste la foule en disant : Rentrez chez vous ! Face à une telle provocation, marquant si bien comment pour chacun le monde se divise en un Chez eux et un Chez nous, la réaction est instantanée : pas une seconde ne s’est écoulée, je crois, que déjà les tables sont jetées à bout de bras sur les terrasses bondées, les bouteilles et les verres propulsés sur les clients et les façades, et les bourgeois éméchés et terrorisés se réfugiés dans les bars derrière les vitrines qui se brisent et se fissurent. Pourtant, nul n’est lynché, et, faisant montre comme de sagesse, comme de mansuétude, comme sûre de sa force, comme pour témoigner de sa propre magnanimité, l’émeute poursuit sa route.

D’autres terrasses entourées d’arbustes et de tonneaux et de cordons de velours rouge entre des poteaux chromés sont gardées par des vigiles armés d’aérosols lacrymogènes et de matraques télescopiques et de flashballs. Cette dernière arme me fait penser qu’il s’agit d’agents de la BAC mais il semble que non, et d’ailleurs ils se baladent seuls au cœur des émeutiers ce qui ne me paraît tout de même pas être un comportement de flic de la BAC. L’un de ces vigiles dans une scène confuse se jette sur un type et cherche à l’arraisonner et il est aussitôt roué de coups. Quelqu’un lui brise une bouteille sur la tête. Un autre s’empare de sa matraque et prend le large. Le vigile après un temps se relève et avec une vivacité étonnante compte tenu des coups qu’il a reçus clame : J’suis pas un flic moi ! J’suis avec vous ! Ce qui bien entendu ne suscite que le mépris général et nous le laissons là à réclamer en vain qu’on lui rende sa matraque.

Quant à moi je suis déjà à bout de forces et incapable de suivre ce rythme endiablé et nous nous arrêtons boire une canette et souffler un peu. De très nombreuses boutiques, rue de Rome et dans les rues adjacentes, montrent les signes du pillage qui s’y est déroulé. Des détritus jonchent les rues et il n’est pas rare de croiser dans une rue déserte une poubelle en flammes ou des trottinettes en flammes ou quelque matière en flammes qu’on puisse imaginer. Çà et là vont des gens porteurs de sacs d’effets dérobés et la plupart sont hilares. On pille tout, y compris des choses surprenantes ou peu conformes aux désirs, ainsi croisons-nous des adolescents les bras chargés de blouses de ménagères en nylon à motifs floraux et il est vrai qu’ils ont l’air un peu dépités ou déçus. Il y a aussi cependant des patrouilles de la BAC dans leurs sales berlines grises et ces patrouilles se multiplient après minuit ou une heure du matin. C’est aussi vers ce moment que le RAID fait son apparition dans une colonne de fourgons noirs identiques chargés d’hommes cagoulés et casqués de noir et armés de matériels de guerre et précédés d’une sorte de Jeep noire blindée et l’effet militaire est tout à fait désagréable. L’image qui me vient en tête n’est pas celle d’une émeute mais d’une guerre contre-insurrectionnelle, par exemple celle d’une rue de Falloujah en 2006. Devant le commissariat de Noailles sont toujours quelques flics que de temps en temps les gens moquent ou insultent. Quant à nous après quelques circuits dans la ville dévastée nous allons nous coucher moulus et ravis.

Vendredi 30 juin

Avec X, c’est vers 18 heures que comme nombre d’autres nous commençons à rôder dans le centre-ville. Il s’y trouve des tas de flics anti-émeute. Un grand nombre de commerces sont fermés dans les quartiers voisins du Vieux Port et les bars et les restaurants ont rangé leurs terrasses, conformément aux suppliques municipales envoyées jusque par SMS aux habitants pour les implorer de ne pas sortir leurs poubelles. Entre le port et la rue de Rome il y a des centaines de gamins âgés parfois de 8 ou 10 ans et certains d’entre eux portent des masques chirurgicaux et des gants de latex et certains même viennent réclamer aux anarchistes du sérum physiologique et des masques et les tracts des conseils juridiques et des noms d’avocats. Il y a de fait beaucoup plus d’anarchistes et d’ultragauche que la veille et même quelques street-medics. La coexistence se fait plutôt dans l’indifférence sauf les interactions déjà mentionnées. Dans les ruelles grouillent abjects et goguenards et hostiles les hommes de la BAC qui fument accoudés à leurs grosses bagnoles grises. Tout le week-end, ces BAC m’ont stupéfié par leur courage débile, leur arrogance et leur assurance. À quatre ils hésitent rarement à faire face à des foules et en effet ces foules ne les attaquent pas souvent. Cette témérité a quelque chose d’effrayant et il est certain que ces types se réjouissent de l’intensification de la guerre sociale et qu’ils seraient ravis de tuer ces mômes à la moindre occasion.

Dans la portion de Canebière entre Belsunce et le Vieux Port, l’ambiance est celle d’une attente tout à la fois joyeuse et nerveuse et ce sentiment me semble en partie partagé par les flics eux-mêmes. L’un et l’autre parti se jettent des regards de défi et de menace et de haine. À un moment des flics déguisés en journalistes sont chassés par la masse et tout un chacun les lapide dans leur retraite et c’est comme le signal de départ d’une compétition sportive ou le discours inaugural d’un charivari et l’émeute éclate dans l’instant.

Le bureau de tabac du Centre Bourse est bientôt assailli par les jeunes gens qui à coups de lattes ont bientôt raison du rideau de fer et la cohue est générale. Alors que l’alarme rugit dans l’indifférence, certains parfois jettent des cartouches de cigarettes dans la foule. À d’autres moments au contraire des bagarres éclatent pour un paquet de cigarettes. Je pénètre la masse extraordinairement dense et tente de me frayer un chemin jusqu’au bureau de tabac mais parvenu dans la pagaille à deux mètres de la porte je dois y renoncer sous les coups involontaires de coudes et de pieds et de têtes et d’épaules. Certains sont tombés par terre et on ne les relève pas. Et l’instant d’après cependant de jeunes gens avec de larges sourires distribuent des paquets de cigarettes à qui en veut. Ainsi vont les choses. Tout à l’heure c’est penauds que les derniers venus ressortiront du tabac avec entre les mains des paquets de cigarettes mentholées ou des boissons négligées par ceux qui les ont précédés ou des boîtes de tubes à cigarettes que par dépit ils jetteront partout et les tubes de cigarettes joncheront la rue et régulièrement des gens ramasseront ces tubes en les prenant pour des cigarettes et ils seront à leur tour pleins de dépit.

Il me semble avoir compris l’ordre des priorités des marchandises à piller dans un tabac. D’abord et en tout premier lieu, les billets de loterie et les jeux à gratter, soit en somme la promesse d’un gain probable en argent. Il est cependant possible de penser que ces billets de jeux de hasard sont numérotés et donc peut-être invalidés et j’ai du mal à imaginer un vainqueur millionnaire parmi ces joyeux jeunes gens mais on peut toujours rêver. En deuxième lieu ce sont bien entendu les cigarettes. Viennent enfin les boissons et j’ai en mémoire des images d’enfants hilares sortant du bureau de tabac les cannettes à la main. En détruisant des choses on s’en émancipe sans doute un peu ; en pillant des marchandises le phénomène est-il le même ? Je pense que oui, du moins en partie. Quoi qu’il en soit le pillage revient en somme à fixer le prix des marchandises à zéro et c’est donc une modalité de la lutte des classes et ceux qui disent le contraire sont des sots.

Le pillage est interrompu soudain par le passage à toute allure du convoi du RAID toujours dans la même organisation, véhicule blindé en tête avec dépassant de l’écoutille la moitié du corps d’un flic tout de noir vêtu braquant son arme sur la foule et la foule s’égaille comme des étourneaux. On se retrouve cours Belsunce et le RAID se contente pour l’heure de cette démonstration automobile. Certains retournent bientôt au tabac mais au bout de quelques minutes un fort groupe se constitue à l’opposé dans la rue d’Aix. L’ambiance me paraît assez vite un peu différente de celle de la veille. Un peu moins joyeuse peut-être. Moins de pure destruction et davantage de pillage concentré. Presque comme un boulot. Comme une tâche nécessaire à l’accomplissement de laquelle la masse se livre cependant avec plaisir.

Certains secteurs sont manifestement défendus à l’émeute en raison de la tranquillité qu’exige le commerce des stupéfiants. À un moment, une poignée d’adolescents fuyant une charge de flics tente de passer par une certaine esplanade et un type les engueule vivement en leur disant : Ne passez pas par là ! On vous l’a déjà dit hier ! Et les mômes refluent séance tenante. Le type, au demeurant, ne semble pas le moins du monde hostile à la pagaille, mais sa tâche à lui c’est d’en préserver un espace donné que tous respectent. Il y a même des barrières municipales gardées par des hommes dans la vingtaine et tout un chacun respecte ces limites sans tension ni hostilité et l’on papote et commente le bazar accoudé aux barrières.

Dans la rue d’Aix de nouvelles bijouteries sont ouvertes et pillées. Déjà çà et là sur des plots sont des jeunes qui hilares et sans illusion mettent en vente les Marlboro pillées cinq minutes plus tôt mais bien sûr personne ne s’en porte acquéreur. Tout cela cependant se déroule à la lueur des incendies et des gyrophares et des feux d’artifice et dans une certaine joie et une grande pagaille qui à l’évidence ravit tout le monde dans le quartier. Les mouvements de foule imprévisibles et soudains nous mènent de ci de là dans une logique tidale. Nous stationnons un moment porte d’Aix et là un minuscule parti de BAC parvient par sa présence et une poignée de grenades explosives à mettre en fuite des centaines de personnes et plus d’un trouve ça dommage. Qu’à cela ne tienne d’immenses barricades sont érigées et enflammées sur le boulevard qui remonte vers la gare et le chantier de la scandaleuse future école d’architecture est mis à sac et des bennes d’ordures et des détritus de toute nature sont enflammés et les flammes lèchent la façade et la noircissent et la carbonisent.

Il demeure là cependant dans le pandémonium cinq trottinettes intactes alignées au bord du boulevard. On s’y dirige en vue de les immoler à leur tour mais un jeune homme dit assez tranquillement : Non, vous prenez pas celles-là. On s’étonne. Il répète : Vous prenez pas celles-là, y en a plein d’autres. On s’intrigue. On finit par comprendre que ce type a été payé pour garder ces cinq trottinettes en raison de leur nécessité pour le commerce des stupéfiants et une fois que c’est compris chacun respecte la chose et retourne à ses affaires. L’irruption ou le maintien de ces poches d’ordre dans le désordre général me sidère et m’amuse et me fascine et cependant, je crois, m’attriste un peu.

Un peu plus haut soudain apparaît une camionnette d’artisan poussée et tirée par des gamins et certains sautent sur le toit de tôle en hurlant de joie et bientôt échappant à tout contrôle la camionnette dévale la pente et c’est un miracle que personne ne soit écrasé ou renversé et le véhicule termine sa course dans une bitte. Des dizaines de types se groupent sur et autour du camion et le démolissent absurdement à coups de pieds jusqu’à la moindre ampoule et il est incendié au moyen d’un fumigène de supporter déposé sur la banquette. On remonte en direction de la gare. À un moment quelqu’un jette une pierre dans la vitrine d’une boutique et aussitôt cinq ou six émeutiers disent : Non, non ! et se placent devant la vitrine en la protégeant : c’est qu’il s’y vend des corans et des articles religieux. Personne n’insiste et ça va comme ça. Mes réflexions sur l’ordre et le désordre évoquées plus haut y trouvent un nouveau carburant.

Arrivée devant la gare la foule hésite un peu. Puis quelques-uns vont tout de même en briser les portes mais quant à moi l’idée d’être coincé dans la gare ne me plaît guère. Du reste soudain les gens se mettent à crier : Niquez la Skoda ! Niquez la Skoda ! et nous voyons débouler dans des crissements une Skoda grise de la BAC avec quatre flics répugnants à l’intérieur et tout le monde se met à jeter tout ce qui lui tombe sous la main sur la Skoda et quant à moi pour toujours la marque Skoda sera associée désormais aux forces répressives. Le flic qui est au volant manœuvre brutalement sous les pierres et les bouteilles et tout projectile imaginable et lançant le véhicule à pleine vitesse en faisant hurler les pneus il cherche à écraser les gens dans sa fuite. La bagnole passe à moins d’un mètre de mes jambes et je sens confusément la violence du déplacement de l’air qu’elle engendre et elle s’encastre dans un bloc de béton. Comme par ailleurs le trafic n’a nullement été interrompu les autres véhicules réagissent dans une pagaille inepte et délirante et dans le chaos la Skoda parvient à se dégager et à s’enfuir sous une pluie d’injures et de quolibets et de bouteilles de bière et de bouts de pavés et de macadam et même d’absurdes poignées de gravier.

En ce qui me concerne je suis cependant assez secoué par la scène et ma tension nerveuse exige que nous nous accordions une pause tandis que l’émeute se poursuit dans son circuit de bureau de tabac en bureau de tabac. Je songe que ça ne sera pas facile d’acheter des clopes demain. Après le tabac de la gare dont la caisse enregistreuse était apparemment pleine c’est le tour de celui de Gambetta. Les pillages ne s’interrompent plus lorsque passent des convois de flics toutes sirènes hurlantes et c’est comme par acquis de conscience qu’on les lapide au passage et quelques pierres rebondissent sur leurs vitres blindées. Notre pause nous a fait perdre notre groupe et en fait il apparaît bientôt que ce sont de nombreux groupes de quelques dizaines de personnes qui dans une inénarrable pagaille mettent à sac le centre-ville dans son intégralité. Nous errons. Nous nous joignons parfois à un groupe. Nous le perdons bientôt. Nous en retrouvons un autre. Ainsi vont les choses un moment. Inlassablement les boutiques sont forcées quelles que soient les marchandises qui s’y trouvent et on peut croiser des adolescents porteurs de toute chose que produit l’économie marchande. À Noailles une armurerie est pillée et quelques fusils dérobés. Même la librairie Maupetit, propriété des éditions Actes Sud, est défoncée, et j’aurais donné cher pour entendre les conversations des employés et des gérants le lendemain matin. Partout du Vieux Port aux Réformés et de la Préfecture à la porte d’Aix – et, sans aucun doute, bien au-delà – on croise à tout instant des gens, enfants, adolescents, mères de familles, porteurs de cabas ou de piles de vêtements ou de cartons d’équipement électroniques sous l’œil de plus en plus vide des flics plantés devant le commissariat de Noailles qui assistent impuissants à cette formidable noria. Un môme porteur d’au moins huit doudounes superposées est moqué par ses camarades à cause des étiquettes qui dépassent. Des femmes d’âge mûr traînent avec peine de gros sacs chargés d’on ne sait quoi. Remontant vers les Réformés un homme apporte également un cabas et il est ovationné par la dizaine d’autres hommes qui sont là à demeure. Partout les rues sont jonchées de détritus et de gravats et de cintres et de restes calcinés et de bouts de verre et de barrières de chantier et de cartouches de gaz lacrymogène et de balles de flashball. Le centre commercial nommé Centre Bourse cède enfin après de nombreuses tentatives et il est mis au pillage dans le fracas des dizaines d’alarmes et des explosions de grenades et les feux d’artifice. Le circuit des buralistes est employé une seconde fois pour y piller les bijouteries l’une après l’autre. Tout cela se déroule dans une ambiance hybride, moins plaisante que la veille et qui si la rigolade continue de dominer est plus tendue. Comme si le lynchage n’était jamais loin. Parfois des mômes sortent d’un tabac ou d’une bijouterie et des adolescents plus âgés les détroussent séance tenante. Çà et là une bagarre éclate. La nuit s’avançant on voit se présenter devant les commerces pillés des binômes à scooter qui organisent les nouveaux circuits de la marchandise.

À un moment, rue de la République, alors qu’éclatent les puissantes détonations des grenades de la police, un jeune homme me dit : T’as vu avec quoi ils nous tirent dessus ? Puis il relève son masque chirurgical et poursuit : Y a deux sortes de gens. Y a ceux qui s’expriment. Et y a ceux qui sont là pour s’enrichir. Dans ses yeux c’est la joie qui pétille et après une pause rhétorique il dit : Et bin moi j’vais être honnête. J’suis là pour m’enrichir ! Il rigole et je lui dis qu’il a sans doute raison et je lui demande si au fond ce n’est pas un peu la même chose et il me dit : La France elle donne des milliards à l’Ukraine et nous on n’a jamais rien ! Il ne se justifie pas. Il explique. Il me présente ses conceptions politiques et comment ne pas être d’accord ? De telles interactions se répètent et dans la pensée de ces gamins il me semble que ce qu’on nomme conscience de classe est tout à fait clair. Tous haïssent ou méprisent l’État et ses dirigeants et crachent en prononçant le nom de Darmanin qu’ils qualifient systématiquement de violeur et vilipendent la prévarication et le caractère infâme des ministres voleurs et racistes.

Pour nous la soirée s’achève autour d’une heure du matin mais l’émeute a duré toute la nuit et peu nombreux sont les commerces du centre-ville à avoir été épargnés. La BAC cependant rôde dans les ruelles avec ses maudites Skoda et arrête les gamins isolés et le rôle du RAID s’intensifie qui commence à faire usage avec ses fusils à pompe de ses munitions dites beanbag. Il s’agit de petits sachets de toile remplis de petit plomb et je pense que dans un cartouche de 12 millimètres il y en a deux. Cette munition qui jonche le sol en abondance nous la décortiquons et tout porte à croire qu’elle est bricolée artisanalement et nous imaginons les flics d’élite à la veillée racontant leurs faits d’armes en remplissant et en nouant leurs petits sachets avec des faces mauvaises. Enfin nous rentrons éreintés et joyeux parmi les mères de famille qui inlassablement vident les boutiques dans l’opération que ce soir on appelle plaisamment les soldes.

1er juillet

Le samedi la bourgeoisie a décidé de faire régner l’ordre à Marseille. Le gouvernement y a expédié des flics supplémentaires et un second hélicoptère et des blindés de la gendarmerie. Les propriétaires de commerces non encore détruits sont suppliés par les autorités de ne pas lever leur rideau mais certains ouvrent cependant. Dans la journée certains commerces sont préventivement vidés par leurs propriétaires et nul ne sait où se dirigent les camions chargés des marchandises provisoirement sauvées. Le centre-ville est couvert de panneaux de bois et sur certains de ces panneuax les commerçants ont inscrit des phrases comme Le magasin est vide, dans l’espoir que leur veulerie les épargne.

À peine arrivé le soir venu dans le centre-ville j’en déteste l’ambiance et j’ai envie de repartir. Nous errons un peu dans une atmosphère très tendue, avec des hordes de flics et de BAC partout et une foule informe et hésitante allant et venant et pleine d’une méfiance légitime. On apprend qu’un peu plus tôt quelqu’un aurait eu la main arrachée par une grenade. Au gré des gaz et des déplacements des fourgons des flics le foule se disperse et se reforme et nous n’y comprenons rien. Sans doute l’idée des autorités était d’enfermer la masse sur le Vieux Port mais ça n’a pas fonctionné et des groupes s’égaillent à nouveau partout. Cependant dans chaque ruelle rôdent des flics en civil et bientôt à force de tension nerveuse je décide de m’éloigner du centre et je me mets d’accord avec mes camarades pour qu’on se retrouve plus tard.

J’ai à peine traversé Noailles que je suis dépassé par des gamins au pas de course et Noailles s’emplit de gaz lacrymogène et je retrouve des amies au bar du Peuple. La bière à la main nous observons la mise au pillage du bureau de tabac qui lui fait face. Pendant vingt minutes les gamins s’acharnent sur le rideau de fer à cent mètres du commissariat central mais sans parvenir, me semble-t-il, à y pénétrer. Soudain le RAID fait irruption. Le blindé s’installe au carrefour et diffuse des gaz lacrymogènes et les flics d’élite dans leurs gestuelles et leurs démarches de soldats de cinéma se déploient et s’abritent derrière des recoins dans leurs terrifiants uniformes noirs avec leurs casques et leurs lunettes de vision nocturne et leurs cagoules et tout leur attirail et leurs fusils à pompe. À peine débarqués ils se mettent sans autre forme de procès à tirer dans la foule qui reflue en panique et les douilles de calibre 12 rebondissent sur le bitume et les beanbags fendent l’air et les chairs et quant à moi je ne demande pas mon reste. À ce moment il m’apparaît avec évidence qu’il ne s’agit nullement de maintien de l’ordre mais d’une démonstration agressive de la guerre civile contre-insurrectionnelle. Pourtant il n’y a pas ici d’insurrection. Il y a quelque chose dans les stratégies bourgeoises qui m’échappe et qui bien entendu m’effraie. Quant aux CRS on est presque tenté de compatir à l’humiliation que constitue pour eux le fait de devoir trottiner comme des balourds derrière le RAID et de respirer ses gaz d’échappement et de ne plus servir à grand-chose en termes de maintien de l’ordre. Tout au plus positionnés en retrait projettent-ils quelques grenades lacrymogènes pour faire bonne mesure mais en général le RAID a déjà fait place nette depuis beau temps.

Nous remontons dans une calme pagaille et cette fois c’est vers le cours Julien qui est un secteur de bars branchés et quand nous y parvenons les poubelles brûlent déjà et les patrons et les serveurs ramassent leurs terrasses à la hâte. Ils semblent scandalisés de ce que le monde existe et de ce qu’il se manifeste ainsi à eux. J’assiste avec une certaine satisfaction mêlée d’un profond dégoût à l’exode des bobos chassés du cours Julien dans l’espoir qu’à la Plaine ils pourront poursuivre leurs conversations sur l’art ou le CBD ou l’écoconstruction en sirotant un demi loin des tensions sociales qu’ils tiennent à ignorer. Hélas pour eux à la Plaine la situation ne leur est guère plus favorable et le tabac y a été comme ailleurs pris d’assaut et la place est occupée par les CRS tandis que le RAID attend en contrebas dans la désagréable lueur des gyrophares.

Enfin je retrouve X puis Y et le RAID leur a tiré dessus avec des fusils à pompe à répétition et X a été touché au genou. Par une chance inouïe, le projectile que même la presse bourgeoise qualifie de « munition à létalité déguisée » a effleuré son genou, lacérant le jean sur dix centimètres mais ne faisant qu’érafler et rougir la peau. Deux minutes plus tard il a été contrôlé par les CRS qui l’ont fouillé et lui ont confisqué ses lunettes de travailleur du bâtiment et ils lui ont dit : Allez-y monsieur, et l’ont laissé aller privilégié qu’il est par sa peau blanche et son âge mûr. Il est vrai que nous autres pour une fois ne sommes pas immédiatement considérés par les flics comme du gibier prioritaire au contraire de tout ce que Marseille compte de mômes prolétariens qui quant à eux subissent un sort moins enviable.

Cette affaire d’être tirés comme des lapins avec des armes de guerre nous vexe et attise notre colère et nous allons vider des cannettes de bière devant une épicerie et enfin nous décidons de rentrer car nous en avons assez. Nous sommes à bicyclette et à peine avons-nous franchi le pont sous la voie ferrée que nous constatons que cette fois l’émeute s’est propagée dans ce quartier. Le boulevard National est couvert à perte de vue de poubelles enflammées et de trainées d’essence enflammée. Le bureau de tabac a été pillé ici aussi. Les deux hélicoptères tournoient très bas avec leurs projecteurs allumés fouillant les ruelles. Il y a là encore le RAID dans son obscène et inepte efficacité et traînant la patte derrière lui les pesants CRS dans leurs va-et-vient sans but. Il n’y a cependant guère de groupes d’émeutiers visibles. De temps en temps de petits partis très mobiles vont et viennent en déclenchant de nouveaux mouvements policiers mais les jeunes gens sont trop rapides et imprévisibles et disparaissent en un rien de temps pour reparaître trois rues plus loin. Il y a des binômes à scooter qui surgissent, harcèlent les flics, et disparaissent, dans une adaptation prolétarienne des abjects voltigeurs de la police : l’un conduit et l’autre lapide les flics. Dans ce quartier la police semble perdue et désorientée sous le regard inquiet et assez hostile de la population qui chaussée de tongs commente les événements dans toutes les langues. Nous rôdons un peu à vélo puis finissons par rentrer et jusqu’à cinq heures du matin par la fenêtre j’entends l’hélicoptère et les sirènes et les feux d’artifice partout dans les alentours.

Le lendemain dimanche en me promenant une nouvelle fois sur la Canebière, je vais observer avec curiosité l’intérieur d’un distributeur de billets entièrement démoli et dont pour une fois on peut détailler les entrailles et leur fonctionnement. À deux mètres se tiennent des CRS épuisés et piteux. Un petit groupe de femmes de tout âge se joint à mes observations et avec hilarité et en parlant très fort nous commentons ce que nous voyons et elles comme moi prenons un plaisir évident à marquer à la fois la joie que nous procure cette machine détruite et celle de l’observation du témoignage matériel de l’échec de la mission d’ordre des flics qui humiliés nous jettent des regards de haine.

Je ne sais pas tellement que penser de ces incroyables moments. J’y ai ressenti une joie indescriptible, c’est une chose entendue. Mettre pour un moment même bref toute chose cul par-dessus tête est à n’en pas douter un des plus grands plaisirs que nous offre cette existence et ce monde. La ville, me semble-t-il, remplit alors seulement sa véritable vocation, comme si c’était le reste du temps qui relevait de l’anomalie et qu’enfin la vraie nature de la ville se révélait dans la joie et la pagaille. Il n’en reste pas moins que dans l’émeute le prolétariat dans sa puissance et sa munificence et sa magnificence n’a nullement aboli ni sa propre condition ni les circuits barbares de la marchandise : pour un certain nombre de ces marchandises il ne s’est agi en poussant les choses à l’extrême que d’une sorte de transfert de propriété et elles sont retournées aussitôt dans les circuits marchands. On trouvait ainsi immédiatement sur les sites de vente en ligne des ordinateurs à des prix ahurissants. Les trente voitures volées à la concession Volkswagen le samedi soir ont certainement déjà été maquillées et trafiquées et leur destinée demeure sans doute celle de marchandises. Dans une logique comparable les éléments d’ordre qui se sont trouvés validés dans le cours même du déferlement de désordre m’ont paru tout à fait solides. Qu’une telle émeute admette et respecte la perpétuation synchrone de la valorisation du capital commercial lié à la drogue n’a du reste rien de très surprenant ; tout au plus quelque chose d’agaçant. Ainsi vont les choses. D’autre part, la violence délirante et barbare de la remise en ordre par des troupes militaires et des méthodes de contre-insurrection me fait craindre le pire pour les temps à venir et cependant ce n’est pas de la faute du prolétariat mais bien de la bourgeoisie qui montre sans ambiguïté qu’elle est prête à tuer et à massacrer pour maintenir son pouvoir barbare sur les gens et la circulation de la valeur. Pourtant les éléments d’espoir véhiculés par cette révolte me réchauffent le cœur et les interactions avec ces gamins joyeux et fiers et décidant pour une fois du cours de leur vie me laissent un goût de délice. Chaque moment où les gueux et les moins-que-rien ainsi renversent les choses me semble sans équivoque contrebalancer l’enfer permanent de la vie bourgeoise. La terreur ressentie par la bourgeoisie me paraît d’ailleurs confirmer cette idée.

La pensée la plus agréable, peut-être, est que les bourgeois quant à eux ne connaîtront jamais cette intense joie merveilleuse. C’est bien fait pour eux.

Harry Cover – 2-6 juillet 2023

https://leserpentdemer.wordpress.com/2023/07/13/trois-nuits-marseillaises/