Contre la précarisation de l’intelligence!

En matière d’emploi, tout a basculé en quelques années. Le chômage, la
précarité, l’intermittence, qui étaient l’exception, sont devenus la règle.
Tous les secteurs d’activité sont désormais atteints. La culture et les arts
en particulier.
Il s’agit là d’un véritable désastre, social et humain évidemment, mais
aussi économique et culturel – le mouvement des «intermittents du spectacle»
fait d’ailleurs éclater au grand jour les enjeux économiques des arts et de
la culture.
Ce désastre se traduit également par un gaspillage immense d’intelligence et
de créativité.
Une sorte d’indifférence endémique des décideurs a, au cours des dernières
décennies, fait perdre à la France son rang dans les domaines de la
recherche, de la création, de l’art, de la philosophie. Car les brevets, les
ouvres, les livres, les spectacles, les productions de l’esprit ne naissent
pas spontanément, sans des actions résolues, audacieuses et, il faut le
dire, désintéressées, de soutien à la recherche artistique et scientifique
fondamentale.
Oui, désintéressée ! Les gestionnaires, les administrateurs, les
économistes, et les politiques, raisonnent et agissent à court terme. Leur
horizon est étroitement balisé par les échéances électorales, les mouvements
de capitaux ou les fluctuations de la bourse. Ils sont trop obnubilés par
les retours sur investissements, financiers ou électoraux.

L’horizon des chercheurs, des artistes, des philosophes ou des poètes est au
contraire plus large. Leur temps est plus long, leur pensée plus ample, leur
regard plus panoramique, leur réflexion plus profonde. Les chemins de la
création sont toujours sinueux et incertains, et ses résultats
imprévisibles.
Que la création et l’invention défient la mesure et le calcul, qu’elles
nécessitent de la lenteur – il est toujours plus long d’inventer que
d’appliquer -, cela a suffi à les disqualifier auprès des esprits de calcul
qui conduisent les affaires du monde. Alors qu’une économie pertinente de la
culture devrait prendre en considération ces éléments spécifiques pour ne
pas faillir culturellement et économiquement !

La rentabilisation drastique des productions de l’esprit est vouée à l’échec
culturel autant qu’économique. Plus encore, elle compromet notre place
individuelle et collective dans le monde de demain où l’intelligence sera
l’énergie la plus précieuse, parce que la plus longue et la plus délicate à
produire.

C’est pourquoi il est criminel de laisser, dans les universités, dépérir les
départements de philosophie, d’art, de littérature, de théâtre. C’est
pourquoi il est dramatique de rencontrer par centaines des titulaires de
doctorats de sections culturelles enfermés dans des « petits boulots » avec
des salaires de misère. C’est pourquoi il est affligeant d’entendre des
dirigeants autorisés dénoncer la recherche fondamentale au nom de la
recherche appliquée. C’est pourquoi il est à tous égards – politiquement,
économiquement, artistiquement, et même stratégiquement – déplorable de
condamner les travailleurs de l’intelligence, de la recherche et de la
culture à des conditions indigentes de vie et de travail.

Si le mouvement des «intermittents du spectacle» concerne au premier chef
les artistes, professeurs, chercheurs, travailleurs du monde de l’art, de la
culture, et même de la science, il nous concerne tous : en tant qu’il révèle
au grand jour que la précarité est la condition nouvelle du travail salarié,
en tant qu’il pose exemplairement la question des fonctions sociales,
économiques et politiques de la culture et de l’art.

Les «intermittents du spectacle» sont, dans la culture, les porte-voix des
victimes silencieuses ou bâillonnées de la précarité.
Peut-être annoncent-ils une attitude nouvelle, car des mouvements se
préparent dans l’art contemporain – à cet égard la Fraap (Fédération des
réseaux et associations d’artistes plasticiens) annonce pour septembre ses
premières rencontres. Avec cette conviction qu’il y a «urgence à mobiliser».

André Rouillé
(éditorial, 4 juillet, www.paris-art.com)