A voguer à contre-courant, à ne pas être d’accord sur le monde tel qu’il est et
à inventer sa manière à lui de le faire savoir, Jacques Rancière a passé toute
une vie. Sans perdre ni ardeur ni souffle, mais en les modulant selon les
époques, quand la dissension avait un sens et semblait aller de soi, et même
maintenant que le consensus ambiant a fini, selon lui, par transformer en une
morne plaine la pensée politique, où viennent se perdre, inaudibles, les voix
dissonantes. Philosophe, professeur émérite de l’université de Paris-VIII, il
fait paraître la Haine de la démocratie, un livre de combat, et Chroniques des
temps consensuels, un recueil d’articles publiés ces dix dernières années dans
le quotidien brésilien Folha de Säo Paulo. Quarante ans ont passé depuis que
Rancière signa, avec Louis Althusser et Etienne Balibar, Lire le Capital. Il
avait vingt cinq ans. Le tremblement de Mai destitua chez lui un texte devenu
inopérant et, plus humblement, le fit aller chercher dans les archives la voie
émancipatrice empruntée par les prolétaires du XIXêmes. Ce sont la Nuit des
prolétaires (Fayardl98l) et le Maître ignorant (Fayard,1987) et la découverte
que la politique n’est pas que lutte pour le pouvoir mais un « partage du
sensible », un affrontement sur les manières devoir et d’organiser le réel, une
scène où deviennent visibles des choses qu’autrement on ne verrait pas : le
sort inégal qui est fait aux uns et aux autres sous couvert d’égalité.
Remontant à l’origine grecque de la politique pour retrouver les raisons du
scandale que la démocratie continue à provoquer, Rancière publie ensuite Courts
voyages au pays du peuple (Le Seuil, 1990), la Mésentente (Galilée, 1995) et le
Partage du sensible (La Fabrique, 2000) et un certain nombre de livres
d’esthétique. La politique a à voir avec la beauté, et le savoir avec la
poétique, dans leur aptitude commune à « faire oeuvre » en redessinant le monde.
D’où le dissensus, la rage même, de Jacques Rancière contre le consensus, la
négation et de la politique et de la démocratie. N’y aurait il plus rien à
attendre de l’histoire? Pas plus qu’avant, puisque l’histoire ne fait ni ne
promet rien : ce sont les nouvelles radicalités qui inventent les politiques
des temps nouveaux.

Qu’est ce pour vous la démocratie ?

La démocratie n’est ni la forme du gouvernement représentatif ni le type de
société fondé sur le libre marché capitaliste. Il faut rendre à ce mot sa
puissance de scandale. Il a d’abord été une insulte : la démocratie, pour ceux
qui ne la supportent pas, est le gouvernement de la canaille, de la multitude,
de ceux qui n’ont pas de titres à gouverner. Pour eux, la nature veut que le
gouvernement revienne à ceux qui ont des titres à gouverner: détenteurs de la
richesse, garants du rapport à la divinité, grandes familles, savants et
experts. Mais pour qu’il y ait communauté politique, il faut que ces
supériorités concurrentes soient ramenées à un niveau d’égalité première entre
les « compétents » et les « incompétents ». En ce sens, la démocratie n’est pas une
forme particulière de gouvernement, mais le fondement de la politique elle-même,
qui renvoie toute domination à son illégitimité première. Et son exercice
déborde nécessairement les formes institutionnelles de la représentation du
peuple.

Y a-t-il une haine de la démocratie en France ?

Un discours de plus en plus virulent d’une partie de la classe intellectuelle
dont Alain Finkielkraut offre le condensé accuse la démocratie de tous les
maux. Depuis l’effondrement de l’alternative soviétique, ils se sont mis à
opposer la démocratie, vue comme le règne des désirs individuels effrénés, à la
république, pensée comme le sens de la vie collective. La démocratie, pour eux,
c’est le règne de la consommation et de la déliaison sociale. Ils transforment
en apocalypse la vision platonicienne de la démocratie comme monde à l’envers.
Jean-Claude Milner l’a même rendue responsable de l’extermination des juifs.
Mais aussi l’adaptation des Etats à un ordre économique mondial implique la
constitution de nouvelles castes réunissant gouvernants, hommes d’affaires,
financiers, experts. Cette oligarchie tend à considérer les expressions du
peuple, y compris dans les formes institutionnelles du vote populaire, comme
dangereuses. On voit se séparer deux types de légitimité: l’une, savante, des
gouvernants et des experts, l’autre, populaire, de plus en plus contestée et
stigmatisée comme « populiste » quand elle va à l’encontre de la logique
dominante, comme lors du référendum sur la Constitution européenne.

Vous parlez d’Etat de droit oligarchique, n’était ce pas déjà le cas de la
démocratie athénienne ?

La démocratie athénienne sélectionnait les membres de la communauté, en excluant
les femmes, les esclaves, les étrangers. Dans ce cadre, c’est le tirage au sort
qui décidait des responsables et non la représentation qui, dans son origine
est un principe oligarchique: la représentation des groupes et intérêts
dominants. Chez nous, le schéma est inversé : tout le monde est supposé membre
de la communauté, mais le nombre de ceux qui décident est limité. Le
fonctionnement du pouvoir fait que les élites dominantes s’autorecrutent et que
les décisions échappent à la discussion de la majorité.

Vous placez l’égalité au fondement de la démocratie, pourquoi ?

L’égalité n’est pas un but à atteindre, au sens d’un statut économique ou d’un
mode de vie semblable pour tous. Elle est une présupposition de la politique.
La démocratie est le pouvoir de n’importe qui, la contingence de toute
domination. Ce n’est pas l’idée que le pouvoir doit travailler pour le bien du
plus grand nombre mais celle que le plus grand nombre a vocation à s’occuper
des affaires communes. L’égalité fondamentale concerne d’abord la capacité de
n’importe qui à discuter des affaires de la communauté et à les mettre en
oeuvre.

Que vous inspire la révolte des banlieues ?

C’est un autre effet du mépris dans lequel est tenue la capacité du plus grand
nombre. Il ne s’agit pas d’intégrer des gens qui, pour la plupart, sont
Français mais de faire qu’ils soient traités en égaux. Le problème n’est pas de
savoir si des gens sont mal traités ou mal dans leur peau. Il est de savoir
s’ils sont comptés comme sujets politiques, doués d’une parole commune. Et le
sens de la révolte est aussi lié à leur propre capacité à se considérer comme
tels. Apparemment ce mouvement de révolte n’a pas trouvé une forme politique,
telle que je l’entends, de constitution d’une scène d’interlocution
reconnaissant l’ennemi comme faisant partie de la même communauté que vous. La
réaction à une situation d’inégalité est une chose. L’égalité, elle, se
manifeste politiquement quand les exclus se déclarent comme inclus dans leur
manière même de dénoncer l’exclusion. Pour sortir d’un schéma médical de
traitement expert des symptômes, il faut que se dégage une forme de
subjectivation, traversant toutes les médiations culturelles, sociales,
religieuses pour de venir la parole d’un « nous » qui construise une scène
matérielle où la arole se fait acte.

Disciple d’Althusser, vous avez été marxiste, comment en êtes vous revenu ?

Il ne s’agit pas de revenir mais d’avancer. Mai 68 a mis en déroute le schéma
intellectuel althussérién qui voulait apporter la science aux masses. A partir
de là, j’ai étudié l’histoire de l’émancipation ouvrière et j’ai compris que ce
n’avait jamais été une affaire de prise de conscience d’une exploitation
ignorée. A la racine de l’action émancipatrice, il y avait la volonté de mettre
en oeuvre une égalité immédiate. Ils voulaient se constituer, dès maintenant, un
corps, une manière de vivre, de penser, de parler qui ne soit pas celle assignée
à l’ouvrier en fonction de sa naissance et de sa destination A partir de là j’ai
dégagé l’idée d’une dimension esthétique de la politique qui est une
structuration des données sensibles elles-mêmes avant d’être une affaire de
pouvoir et de lois : le partage du sensible. La politique institue un autre
temps et d’autres vitesses, donne de la visibilité à des choses qui n’en
avaient pas et ouvre une scène commune où des gens que l’on considérait
jusqu’alors comme bons seulement à travailler se montrent capables de parler et
d’agir ensemble. La notion même d’esthétique implique une forme d’expérience
partagée par n’importe qui, autant dire une pensée du destinataire anonyme, une
sorte de pouvoir affirmé de l’anonyme dans le monde de l’art, correspondant en
dernière instance au pouvoir de l’anonyme qui est au fondement du politique.
D’ailleurs, c’est dans le même mouvement qu’apparaît, à la fin du XVIIIe
siècle, une articulation contradictoire entre l’égalité comme fondement de la
politique et cette forme spécifique d’égalité, de suspension de hiérarchies
dans l’art, qui fait appel à une communauté partagée par n’importe qui.

RECUEILLI PAR JEAN BAPTI5TE MARONGIU

Message paru sur ZPAJOL liste sur les mouvements de sans papiers