Après une introduction (qui ne figure pas dans le Monde Diplomatique) sur les préparatifs de guerre des Etats-Unis contre l’Irak, où il souligne « l’indifférence générale » de la population américaine, Edward Saïd parle des accusations des dirigeants et journalistes américains envers le monde arabe et l’Islam.

ARTICLE DU MONDE DIPLOMATIQUE :

Les Américains – responsables politiques, experts régionaux, officiels de l’administration, journalistes- répètent, contre l’islam et les Arabes, des accusations qui reviennent comme un refrain. A ce chœur désormais presque unanime s’est ajouté l’autorité du rapport du Programme des Nations unies sur le développement, selon lequel les Arabes se trouvent à la traîne du monde entier en matière de démocratie, de connaissance et de droit des femmes. Chacun affirme (évidemment non sans quelque justification) que l’islam doit être réformé et que le système d’enseignement arabe est un désastre.

Les seuls « bons Arabes » sont ceux qui viennent dans les médias décrier sans nuances la culture et la société arabes modernes. Nous manquons de démocratie, disent-ils, nous n’avons pas assez défié l’islam, nous devons faire plus pour écarter le spectre du nationalisme et le credo de l’unité arabes : tout cela n’est que camelote idéologique discréditée. Seul est vrai ce que nous et nos instructeurs américains disons des Arabes et de l’islam. « Nous » devons nous joindre à la modernité, bref devenir occidentaux, globalisés, libre-échangistes, démocrates.

Ici on aurait du lire (passage ne figurant pas dans le Monde Diplomatique)

 » Les seuls ‘bons ‘ Arabes sont ceux qui viennent à la télévision dénigrer sans aucune réserve la société et la culture arabes modernes. Je garde le souvenir de la platitude de leurs phrases, car, n’ayant rien à dire de positif sur eux-mêmes, leur peuple ou leur langue, ils ne font que régurgiter les formules américaines fatiguées qui saturent déjà les ondes et les pages. Nous n’avons pas la démocratie, disent-ils, nous n’avons pas assez contesté l’Islam, nous devons faire davantage pour chasser le spectre du nationalisme arabe et le credo de l’unité arabe ; ce sont des âneries idéologiques discréditées ; la seule vérité, c’est que ce nous et nos instructeurs américains disons sur les Arabes et l’Islam (de vagues clichés orientalistes recyclés, tels ceux que répète un inlassable médiocre comme Bernard Lewis) ; le reste n’est pas réaliste, pas pragmatique ; « nous » devons rejoindre la modernité, et la modernité c’est l’Occident, la mondialisation, le libre marché, la démocratie -quelque sens qu’on puisse donner à ces mots (si j’avais le temps, j’écrirais un essai stylistique sur la prose de gens comme Fouad Ajami, Fawaz Gerges, Kanan Makiya, Ghada Talhami, Mamom Fandy, et all., universitaires dont la langue même sue la servilité, l’inauthenticité, la rigidité désespérément mimétique du masque qu’on a jeté sur leur visage).

Le choc des civilisations imaginé par George W. Bush et ses subordonnés comme couverture à leur guerre préventive contre l’Irak pour le pétrole et l’hégémonie est censé aboutir à un triomphe : construction d’une nation démocratique, changement de régime et modernisation forcée à l’américaine. Peu importent les bombes et les ravages des sanctions dont on ne dit mot. Ce sera une guerre purificatrice, dont l’objectif est de chasser Saddam et ses hommes, et de les remplacer par une nouvelle carte de toute la région. Nouveaux accords Sykes-Picot. Nouvelle déclaration Balfour. Nouveaux 14 Points du Président Wilson. Nouveau Monde, en bloc. Les Irakiens, nous disent les dissidents irakiens, accueilleront leur libération à bras ouverts, et oublieront peut-être entièrement leurs souffrances passées. Peut-être.

Pendant ce temps, la situation en Palestine, destructrice des âmes et des corps, ne cesse de s’aggraver. Aucune force ne paraît capable d’arrêter Sharon et Mofaz, qui hurlent leur défi au monde entier. Nous interdisons, nous punissons, nous banissons, nous brisons, nous détruisons. Le flot ininterrompu des violences contre tout un peuple continue. A l’heure où j’écris ces lignes, on m’annonce que des bulldozers israéliens de soixante tonnes, fabriqués aux Etats-Unis, vont raser entièrement le village d’AL-Daba, dans la région de Qalqilya, en Cisjordanie. Deux cent cinquante Palestiniens vont perdre quarante deux maisons, septs cents dunums de terres cultivées, une mosquée et une école primaire pour cent trente deux enfants. Les Nations-Unies restent bras croisés, spectatrices, tandis que leurs résolutions sont violées à toute heure. Comme d’habitude, George Bush, hélas, s’identifie à Sharon, pas aux jeunes Palestiniens de 16 ans dont les soldats israéliens se servent comme boucliers humains.

Dans cette situation, que propose l’Autorité Palestinienne ? Un retour aux négociations, donc, très probablement, au processus d’Oslo. Arafat s’est brûlé les ans pendant dix ans la première fois, mais, inexplicablement, il en reveut. Ses fidèles lieutenants font des déclarations et écrivent des tribunes libres, où ils laissent entendre qu’ils sont prêts à accepter n’importe quoi, ou à peu près. Mais -le fait est remarquable-, la grande majorité des Palestiniens, héroïques, semblent vouloir continuer, sans paix ni trêve, saignés à blanc, affamés, mourant jour après jour. Ils ont trop de dignité et de confiance dans la justice de leur cause pour se soumettre honteusement à Israël, comme l’a fait leur direction. Quoi de plus décourageant pour le Gazéen moyen, qui continue de résister à l’occupation israélienne, que de voir ses dirigeants et dirigeantes supplier les Américains à genoux. »

Le Monde Diplomatique poursuit :

« Dans ce panorama complètement désolé, ce qui frappe, c’est l’absolue passivité et impuissance du monde arabe. Le gouvernement américain et ses serviteurs multiplient les déclarations d’intention, déplacent des troupes et du matériel, transportent des chars d’assaut et des contre-torpilleurs. Mais les Arabes, individuellement ou collectivement, arrivent à peine à rassembler leur courage et afficher un timide refus (dans le meilleur des cas, ils disent : « Vous ne pouvez pas utiliser de bases militaires sur notre territoire »), pour revenir sur leur position quelques jours plus tard. »

Ici le Monde Diplomatique omet le passage suivant :

« Pourquoi ce silence, cette impuissance ahurissante ? La plus grande puissance de l’histoire est sur le point de lancer, et répète inlassablement qu’elle va lancer, une guerre contre un pays arabe souverain actuellement gouverné par un régime effroyable, guerre dont l’objectif affiché n’est pas seulement de détruire le régime baasiste mais de refondre toute la région. Le Pentagone n’en n’a pas fait mystère : il projette de redessiner la carte de l’ensemble du monde arabe, peut-être en changeant d’autres régimes, et de nombreuses frontières. Et pourtant, il n’y a en réponse qu’un long silence, suivi de quelques vagues bêlements de désaccord courtois.

Or, des millions de personnes sont concernées. L’Amérique, avec mépris, décide leur avenir sans les consulter. Méritons-nous d’être traités avec une telle dérision raciste ? Ce n’est pas seulement inacceptable : c’est inimaginable ! Comment une région de près de 300 millions d’Arabes peut-elle attendre passivement que les coups pleuvent sans pousser un rugissement collectif, sans proclamer haut et fort qu’elle a un autre point de vue ? La volonté arabe s’est-elle donc entièrement dissoute ? Même le prisonnier qu’on va exécuter a généralement quelque chose à dire, les dernières paroles du condamné. Pourquoi n’y-a-t-il, aujourd’hui, aucun ultime témoignage de la fin d’une ère, d’une civilisation sur le point d’être écrasée, et transformée de fond en comble, d’une société qui, malgré ses inconvénients et ses faiblesses, fonctionne toujours ? Des bébés arabes naissent toutes les heures, les enfants vont à l’école, les hommes et les femmes se marient, travaillent et font des enfants, ils jouent, rient, mangent, ils sont tristes, ils subissent la maladie et la mort. Il y a de l’amour et de la camaraderie, de l’amitié et de l’excitation. Oui, les Arabes sont opprimés et mal gouvernés, terriblement mal gouvernés, mais ils parviennent à continuer à vivre malgré tout. C’est ce qu’ignorent tant les régimes arabes que les Etats-Unis, lorsqu’ils font des gestes creux à l’intention de la prétendue « rue arabe », inventée par de médiocres orientalistes. »

Le Monde Diplomatique :

« Mais qui pose les questions existentielles de notre avenir en tant que peuple ? Nous ne pouvons continuer à confier cette tâche à une cacophonie de fanatiques religieux et de brebis soumises et fatalistes. La plupart des pays arabes restent, de haut en bas, calés dans leur siège et attendent, alors que l’Amérique se met en rang, menace et embarque toujours plus de bateaux, de soldats et de F16 pour porter ses coups. Leur silence est assourdissant.

Des années de sacrifices et de luttes, d’os brisés dans des centaines de prisons et chambres de torture de l’Atlantique au Golfe, des familles détruites, de la pauvreté et des souffrances sans fin. Des armées énormes et coûteuses. Pour quoi ? Ce n’est pas une affaire de parti, d’idéologie ou de faction : est en question ce que le grand théologien Paul Tillich appelait le « sérieux ultime ». La technologie, la modernisation et la mondialisation ne constituent pas une réponse à ce qui nous menace en tant que peuple. Nous avons dans notre tradition tout un corpus de discours laïques et religieux qui traite de commencements et de fins, de vie et de mort, d’amour et de colère, de société et d’histoire. Là est la réponse, mais aucune voix disposant d’une large vision ou d’une autorité morale n’y puise et n’attire l’attention sur tout cela.

Le temps n’est-il pas venu pour nous collectivement, de formuler une alternative authentiquement arabe face au naufrage qui est sur le point d’engloutir notre monde ? Ce qu’il faut, ce n’est pas seulement un banal changement de régime, et Dieu sait que nous nous y connaissons. Cela ne peut certainement pas être un retour à Oslo. »

Il manque notamment :

« Cela ne peut évidemment être un retour à Oslo, une nouvelle offre à Israël de bien vouloir, s’il vous plait, accepter notre existence et nous laisser vivre en paix, une autre supplication obséquieuse, servile, inaudible pour crier miséricorde ».

Le Monde Diplomatique :

Personne ne sortira-t-il à la lumière du jour pour proposer une vision de notre futur qui ne soit pas fondée sur un scénario rédigé par Donald Rumsfeld et Paul Wolfowitz, ces deux symboles de pouvoir vide, d’arrogance et d’outrecuidance ? J’espère que quelqu’un m’écoute. »

EDWARD W. SAID
(Publié dans Al-Ahram Weekly, Le Caire, 16 Janvier 2003)

***Pour lire l’article in extenso, on peut se reporter au livre « Edward Saïd : D’oslo à l’Irak », pager 275 à 280, Editions Fayard.

Source : CAPJPO-EuroPalestine

http://www.paixjusteauprocheorient.com/infos/actualites/affichage_article_dynamique.php?articleId=503