Les nations minorisés et le non de gauche
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Nouvelle version (30 mars 2005)
Alsaciens, Basques, Bretons, Corses, Flamands, Occitans…
Les nations minorisées de France
et le « non de gauche »
au traité constitutionnel européen
Comme le reste de la gauche, les partis de la gauche démocratique « régionaliste » qui cherchent à exprimer les aspirations des nations minorisées historiquement présentes sur le sol de la République , sont divisés sur la consigne de vote à donner lors du référendum sur le « traité établissant une constitution pour l’Europe » (TCE).
Lors de sa consultation interne à laquelle ont participé 79 % des adhérents, le Partit Occitan (POC, autonomiste) s’est prononcé à 78 % en faveur du « oui », de même que le Parti nationaliste Occitan (PNO, indépendantiste mais qui est nettement moins à gauche et se définit comme « ethniste ». En revanche, le mouvement radical béarnais Anaram au Patac appelle à un « non occitan, social et solidaire ».
En Catalogne, la Fédération régionale de la Catalogne-Nord d’Esquerra Republicana de Catalunya (gauche républicaine, indépendantiste, membre du gouvernement autonome à Barcelone) est favorable au « non », de même que le Cercle d’Agermanament occitano-català (CAOC).
En Iparralde (Pays basque de France), Abertzaleen Batasuna (AB), une formation indépendantiste unitaire dont les sensibilités internes vont du centre-gauche à l’extrême gauche, avait décidé que le parti ne prendrait position en tant que tel que si une majorité qualifiée de 70 % se prononçait dans un sens ou dans un autre, avec une participation d’au moins 50 % des adhérents. De ce fait AB n’a pas pris position, puisque 52,7 % se sont prononcés en faveur du « Non » , 35,7 % en faveur du « oui » et 11,5 % votant blanc. Les sections d’Iparralde des partis abertzale de gauche du Pays basque Sud ont suivi la position de leur parti : Batasuna (gauche radicale indépendantiste), interdit en Espagne mais légal en France, s’est prononcé pour le « non » et a lancé pour ce faire Ezetzaren Aldeko Ekimena (« Initiative pour le Non ») : son argumentation est fondée à la fois sur la nature néolibérale du traité et sur l’abscence de reconnaissance des nations sans État ; de même, Eusko Alkartasuna.(autonomiste social-démocrate) a pour slogan : « Oui à l’Europe, Non à cette constitution ».
Les syndicats abertzale, Langile Abertzaleen Batzordeak (LAB, salariés) et ELB (paysans, lié à la Confédération paysanne) sont favorables au « Non ». Le 19 février 2005, LAB a même organisé une manifestation de rue à Bayonne, de plusieurs centaines de personnes, contre le TCE, aux cris de « Konstituzio Honi, Ez ! » (« Cette constitution, non ! ») : « Nous ne voulons pas de cette Europe néo-libérale des États-nations et des multinationales, ni d’un projet qui nie l’identité culturelle, les droits linguistiques et le droit à l’auto-détermination des différents peuples européens », ont-ils déclaré à la presse » .
Le principal parti de la gauche bretonne, l’Unvaniezh Demokratel Breizh / Union démocratique bretonne (UDB), qui se définit comme un « parti socialiste breton » et autonomiste, qui avait appelé à voter « oui » au référendum sur le traité de Maastricht, s’est prononcé lors de son 27e Congrès de novembre 2004 pour une « Europe fédérale, démocratique et sociale » et a pris position sur le référendum lors de sa convention du 5 mars 2005. Environ la moitié des adhérents ont participé aux réunions locales préparatoires – ce qui n’est pas négligeable -, et le résultat global a été de 72 % en faveur du « oui », 21 % en faveur du « non », avec 7 % de partisans de « blanc ». Deux des six fédérations se sont distingué assez sensiblement, celle du Morbihan où le oui a été plébiscité, et celle du Trégor-Goëlo , seule fédération où le oui, bien que l’emportant sur le non, n’a pas rallié pas la majorité absolue des suffrages. Les écarts entre les quatre autres fédérations (Loire-Atlantique, Finistère, Rance-Penthièvre , Ille-et-Vilaine) ont été peu significatifs.
Frankiz Breizh/Liberté Bretagne, autre parti de gauche, issu d’une scission de l’UDB en 1984 (considérée pas assez critique envers la gauche alors au pouvoir) appelle à un « oui vigilant » dans la mesure où « accepter la constitution est un acte qui pose la première pierre d’une Europe politique ». Emgann-Mouvement de la Gauche indépendantiste (extrême-gauche) reste donc le seul parti breton de gauche à appeler à voter « non ».
En Corse, la Manca Naziunale (Corse, gauche indépendantiste), proche de la LCR, est naturellement favorable au « non ». Dans un article qui veut traiter seulement des courants de gauche, il n’est pas facile de classer les autres partis corses … On pêchera donc par excès, en les citant tous. Outre la Manca Naziunale, sont favorables au « Non » : le Partitu Suzialistu per l’Indipendenza (PSI), Rinnovu Naziunale, l’Accolta naziunale Corsa (ANC) ; est favorable au « Oui » la Chjama Naziunale d’E. Simeoni ; deux partis n’avaient pas encore pris clairement position, à ma connaissance, à l’heure où cet article est achevé : le Partitu di a nazione corsa (PNC) probablement pour le « oui », et Corsica Nazione Indipendente probablement pour… ne pas donner de consigne de vote. Rappelons cependant qu’à gauche, le « non » est traditionnellement fort en Corse. La Corse avait dit « non » à Maastricht à 56,7 % en 1992 et, en 2005, outre la position hostile connue de la fédération corse du Parti radical de gauche, le référendum interne au PS a respectivement donné 44,35 et 77,78 % de « non » en Corse du Sud et Haute-Corse. Mais il ne s’agit certes pas, là, de partis régionalistes.
La fédération « Régions et peuples solidaires » (RPS), qui regroupe des partis régionalistes centristes et de gauche (comme le POC, EA ou l’UDB) s’est prononcée, le 25 février 2005, à la majorité, en faveur du « oui », en tant qu’
« étape supplémentaire dans le processus de construction européenne dont le but ultime doit être la réalisation d’une Europe sociale des régions garante des droits culturels, politiques et sociaux des minorités nationales et soucieuse d’une protection réelle des plus démunis. »
Cette prise de position n’a pas été du goût de tout le monde, puisque RPS a pris position avant que tous ses partis constitutifs ne se soient prononcés. C’est en particulier le cas de l’ERC qui, même si son « aire de compétence » en France est restreinte (la Catalogne nord), pèse d’un grand poids symbolique en raison de son accession au gouvernement à Barcelone.
Avant d’exposer les arguments selon lesquels, à mon avis, il est de l’intérêt des nations minorisées de France et d’Europe que le TCE soit rejeté, il faut donc essayer de comprendre les fondements de la tendance au « oui » qui existent dans leurs courants de gauche. Ces mouvements ne meurent nullement d’amour pour le néolibéralisme. Le POC justifie même ainsi son « òc cap a l’Euròpa dels pòbles e de las regions solidàrias » dans son communiqué du 20 janvier 2005 :
« Dès aujourd’hui, le Partit Occitan appelle les partisans du « Oui » à se rassembler pour donner à l’Europe les moyens de sortir de la logique ultra-libérale du traité de Nice et faire progresser l’Europe sociale ».
Le TCE reprenant, sur les plans économiques et sociaux, les traités précédents, on voit mal comment il pourrait servir à rompre avec le néolibéralisme du traité de Nice. A-t-on lu le même texte ?
Mais force est de constater que ces partis participent en général activement aux forums sociaux locaux et régionaux ; aux élections, ils font souvent alliance avec des partis de gauche (l’UDB avec le PS et les Verts en Bretagne, le POC avec la liste « alternative et motivée » en Midi-Pyrénées, lors des élections régionales de 2004 ; le POC et AB avec les Verts aux européennes de la même année ; localement avec divers groupements de la gauche alternative et même parfois avec le PCF – le premier élu UDB l’a été sur une liste communiste à Guilvinec en 1965) ; ils sont activement présents dans les mobilisations contre la désertification des campagnes illustrée par la disparition des services publics, ou contre la spéculation immobilière empêchant les jeunes de trouver à se loger dans les villes envahies par le tourisme ou de reprendre des fermes. Pourtant des raisons spécifiques y poussent au « oui ».
Des raisons spécifiques en faveur du « oui »
Ces raisons sont à la fois stratégiques et contextuelles.
Les raisons stratégiques
Les raisons stratégiques relèvent, premièrement, de l’orientation profondément pro-européenne de l’écrasante majorité des mouvements régionalistes. Même les courants indépendantistes n’ont jamais imaginé l’indépendance comme un « souverainisme en plus petit », mais comme la création d’un nouvel État européen ; les autonomistes vont, à plus forte raison, dans le même sens, voulant combiner le maintien dans l’État actuel d’appartenance avec une reconnaissance et représentation directe à Bruxelles (que d’autres pays européens pratiquent déjà). Ils voient qu’en Europe, des nations spatialement ou démographiquement comparables aux leurs, voire plus petites, sont prises en compte (Pays baltes, Slovénie, Malte, Chypre) et que d’autres pays peu peuplés y ont depuis toujours ou longtemps un rôle important (Luxembourg, Belgique, Danemark, Irlande). Identitairement pro-européens, ces courants sont donc sensibles au piège, fut-il énorme, d’un référendum relevant du « pour ou contre l’Europe ».
Deuxièmement, ces raisons relèvent de la… géopolitique française : contre Paris, donc pour Bruxelles. Seule l’« Europe » (UE ou Conseil de l’Europe), bien souvent, leur donne des appuis institutionnels (Bureau pour les langues moins répandues, Charte des langues régionales et minoritaires, etc.). Ils ont l’impression que l’Europe, quelle que soit la manière dont elle se construira, jouera, avec le temps, en leur faveur, notamment en raison de tous les programmes de type Interreg ou fonds structuraux qui s’adressent à des régions ou espaces territoriaux définis par l’Europe (les fameux NUTS ), et non aux États. La montée en puissance du niveau européen, affaiblissant les « États-nation », serait ipso facto favorable aux nations sans État. De ce point de vue, le long communiqué de l’UDB est significatif des débats qui traversent la gauche régionaliste. Il vaut la peine d’en citer de consistants extraits [certains passages soulignés par moi] :
« … l’UDB considère [que le texte du TCE] comporte des avancées non négligeables au rang desquelles on peut notamment mentionner l’accroissement sensible des pouvoirs de co-législateur du Parlement européen, la clarification et la simplification des actes législatifs de l’Union, l’inclusion de la Charte des droits fondamentaux, la création d’une fonction de ministre des Affaires étrangères de l’Union, le renforcement du principe de subsidiarité ou encore l’extension de la règle de la majorité qualifiée qui réduit d’autant les possibilités pour un seul État d’exercer un droit de veto.
L’UDB a bien conscience des limites et des insuffisances du texte, en particulier en ce qui concerne la prise en compte de la dimension sociale, qui n’infléchit pas suffisamment l’optique libérale, et la place très modeste accordée aux services publics, limités à la notion de « service économique d’intérêt général ». Elle regrette également que le Parlement européen ne puisse être à l’initiative des lois et que la démocratie participative reste largement au stade du symbolique […] L’UDB ne s’inscrira pas dans [une logique de refus] qu’elle juge risquée et dont les résultats lui semblent pour le moins hypothétiques :
– Le texte proposé, malgré ses imperfections, a le mérite d’être acceptable par vingt-cinq États qui n’ont pas connu la même histoire et sont dans des situations très hétérogènes sur le plan social, économique et politique ; c’est un élément très important pour l’UDB qui refuse de se laisser enfermer dans un débat franco-français.
– L’UDB situe mal où se trouvent les forces sociales et politiques qui permettraient actuellement à l’échelle de l’Europe de parvenir dans un délai raisonnable à un texte plus social et plus démocratique.
– Rejeter le texte amène de fait à revenir à la situation issue du traité de Nice […]
L’UDB estime que la poursuite de la construction européenne et le renforcement des institutions européennes sont absolument nécessaires […] L’UDB considère que le traité ne fige pas définitivement le cadre et les orientations politiques de l’Union européenne. […] C’est par un rapport de forces dans le cadre et à l’échelle de l’Europe qu’il sera possible de faire évoluer ultérieurement l’Union européenne dans un sens plus démocratique et plus social.
[…] l’UDB juge qu’il est vital pour [le peuple breton], ainsi que pour les autres peuples dont la simple existence est niée par l’État français, de pouvoir bénéficier d’un cadre constitutionnel européen desserrant le corset qui l’étouffe. Bien sûr, l’Union européenne n’a pas le pouvoir d’obliger Paris à reconnaître le peuple breton et ses droits fondamentaux. Mais la poursuite de l’intégration européenne contribue indéniablement à créer un climat favorable aux revendications portées notamment par l’UDB. Dans une Union européenne où abondent les exemples d’États fédéraux ou reconnaissant l’autonomie des peuples et des régions, les conceptions archaïques de l’État français ne pourront qu’être de plus en plus perçues comme une anomalie aux yeux de l’ensemble des Européens et, en premier lieu, des Bretons eux-mêmes. […] »
Encore une fois, on se demande si on a lu le même texte… Il y a de toute évidence une lecture différente du degré de libéralisme du traité proposé : l’UDB le trouve trop libéral, mais moins que celui de Nice ; elle considère qu’il n’est pas assez démocratique, mais qu’il y a quelques pas en ce sens ; que l’inclusion de la Charte des droits fondamentaux est significative sur le plan social. Chacun de ces points a été réfuté en détail par les partisans du « non » de gauche.
Une prise de position très récente du POC , explicitant son bref communiqué précédent, déjà cité, va dans un sens comparable à celle de l’UDB [passages soulignés par moi] :
« Après consultation interne, le Partit Occitan s’est prononcé pour un Oui de raison au référendum sur le Traité constitutionnel européen. Pourquoi ?
Les avancées que nous approuvons :
– la répartition plus claire des compétences entre États et Union : exclusives (monnaie, douanes, conservation des ressources de la mer…), partagées (marché intérieur, cohésion économique sociale et territoriale, environnement, transports, énergie) ; de coordination (santé, industrie, culture, formation professionnelle…) ;
– un Parlement, élu au suffrage universel, qui décide avec le Conseil des ministres ; une Commission qui initie les lois et responsable devant le Parlement ;
– l’inclusion de la Charte des droits fondamentaux (grève, information des travailleurs, négociation collective, protection contre les licenciements abusifs, sécurité et aide sociales) et le respect de la diversité culturelle et linguistique réaffirmé ;
– le Conseil (représentant les Etats) doté d’un président élu pour 2,5 ans, le ministère des Affaires étrangères, le droit d’initiative citoyenne permettant à un million de citoyens de présenter une loi.
Les insuffisances que nous regrettons :
– le consensus intergouvernemental régit le mode de fonctionnement de l’Union. La ratification de la constitution est assujettie à celle de tous les États membres. Le vote à la majorité qualifiée n’est limité qu’à des questions secondaires ;
– le pouvoir du Comité des Régions reste consultatif ;
– la politique linguistique relève de la politique des Etats, malgré le rappel des droits fondamentaux ;
– l’économie de marché mondiale ne garantit pas des inégalités sociales ».
Le « oui » du POC, on le voit, n’est nullement enthousiaste. Il est néanmoins le fruit d’un acharnement d’optimisme dans la lecture de la lettre du traité quant aux « avancées » : la « répartition plus claire des compétences entre États et Union » ne signifie pas que la politique de l’UE sera favorable aux peuples ; le Parlement est, certes, « élu au suffrage universel », mais il l’était déjà et n’a toujours pas l’initiative des lois – ne pouvant jouer que d’une sorte de droits de veto – ni n’a l’exclusivité du vote des lois (partagée avec l’exécutif) ; la lecture de la Charte des droits fondamentaux est étonnante, puisque ladite Charte, d’une part n’est pas nouvelle – elle fut décidée et approuvée lors du traité de… Nice, que le POC dit vilipender et est déjà en application, même si on ne s’en est pas aperçu ! – ; les droits qu’elle inclut sont inférieurs à ceux déjà garantis dans la Déclaration universelle des droits de l’homme et dans la constitution française (cf. infra) ; elle affirme explicitement que ces droits ne créent aucune tâche ou obligation nouvelle pour l’UE (comme pourraient l’être la création d’inspecteurs européens du travail, un contrôle européen sur les pratiques nationales, etc.) ; elle prévoit enfin que ces droits ne s’appliqueront, en tout état de cause, que s’ils ne sont pas contradictoires avec les règles du marché où « la concurrence est libre et non faussée ». Or, les droits sociaux sont, par nature, des gêneurs de la concurrence libre et non faussée… Le respect de la diversité culturelle et linguistique est réaffirmé, certes, mais n’est nullement précisé en pratique (cf. infra). Enfin, il est totalement faux de prétendre que « le droit d’initiative citoyenne [permettra] à un million de citoyens de présenter une loi » .
Par ailleurs, au titre des « insuffisances », on voit que le POC fait l’impasse totale sur ce qui est pourtant le fondement idéologique de la constitution : la politique économique néolibérale que tous les gouvernements, quelles que soient leurs couleurs politiques, devront obligatoirement mener. Pas un mot ! On ne peut que conclure que le POC, en contradiction avec sa participation antérieure aux luttes sociales, fait sienne la position des partisans du « oui de gauche » selon laquelle, puisque l’Europe est déjà néolibérale, cela ne vaut plus la peine qu’on en discuter ni que les citoyens soient consultés sur le sujet.
Pourtant, on voit bien que cet optimisme de commande, à lui seul, ne saurait expliquer le « oui de gauche », quand même gêné, du POC. Il y a « autre chose », de bien plus puissant, que l’on trouve au paragraphe suivant :
« Ces avancées comme ces réserves évolueront si les peuples, les nations et les régions de l’Europe se mobilisent massivement autour d’un projet social plus juste, d’une réforme des institutions et de l’application du principe de subsidiarité.
À ceux et celles qui hésitent encore entre un statu quo régi par l’égoïsme frileux des États, le maintien du traité de Nice, et la recherche d’un autre modèle politique européen, le Partit Occitan dit : « Votez Oui ».
Ce choix dans l’action permettra de desserrer l’étreinte des États-Nations, de s’affranchir de l’emprise du courant souverainiste et d’affaiblir progressivement les nationalismes étroits et réactionnaires. L’avenir de l’Europe est dans une démocratisation plus poussée, décentralisée et fédérale, donnant plus de pouvoir aux régions d’Europe et aux peuples sans État. Le Partit Occitan est conscient de la difficulté de ce combat.
Pour nos régions occitanes, pour une Europe plus democratique, votez Oui ! […] »
À l’UDB comme au POC, on le voit, il s’agit de la forte croyance que l’« Europe », même si le processus de construction en est criticable, même si elle est néolibérale et capitaliste, ira forcément dans le sens d’une plus grande capacité d’expression et de liberté pour les nations minorisées, que l’« Europe » desserrera le « corset français », l’« étreinte des États-Nations ». Là est l’illusion majeure envers l’Europe néolibérale…
Les raisons contextuelles
Les raisons contextuelles viennent de la « gauche française » (extrême gauche souvent incluse) elle-même : quand, au nom d’une laïcité faite nationalisme français, qui confond pratiques linguistiques et communautarismes religieux, des partis ou syndicats de gauche font échouer la nationalisation d’écoles privées (associatives) d’immersion en langues minoritaires, puis votent contre les subventions aux langues minoritaires (… puisqu’elles sont enseignées en écoles privées !), on comprend que la rancœur est grande contre les « partis français », fussent-ils de gauche, qui signifient ainsi aux nations minorisées que la République française est exclusivement (au sens littéral) française et qu’elles-mêmes sont niées, tels des étrangers en leur propre terroir. Cette défiance envers la « gauche française » a été particulièrement nette en 2004 lors du mouvement social « contre la décentralisation ». Une partie de ces courants de gauche ont eu une attitude pour le moins hésitante envers la décentralisation proposée par M. Raffarin, face à un mouvement social ressenti comme « pro-centralisation ». Ajoutons à cela le reniement récent, par deux fois, des socialistes sur la question du département « Pays basque », l’hostilité farouche des communistes et des radicaux de gauche dans l’aspiration nationale corse (indépendamment même de la question des moyens d’action et du terrorisme), et on comprendra facilement que face à une République uniformisante mais point égalitaire, le trouble soit grand. Et cela, justement parce que, contrairement à ce que leur reprochent leurs détracteurs néojacobins, les positions de ces mouvements – rappelons que l’on n’aborde ici que les mouvements de gauche – sont internationalistes, pour le droit à l’égalité de toutes les nations.
La tendance au « oui » dans les mouvances régionalistes de gauche se nourrit donc d’abord des carences de la gauche française sur la question nationale. Même dans la gauche de la gauche, l’internationalisme s’exprime beaucoup plus facilement envers les étrangers (immigrés, etc.) qu’envers ces « autres nationaux » de l’intérieur. Cela est compréhensible : les premiers ne remettent pas en cause l’imaginaire d’une France homogène (confondue avec le principe de la République une et indivisible, qui est pourtant une notion de droit, et non de territoire ou d’identité), alors que les seconds illustrent que la communauté des citoyens de France est plurinationale… D’où la tendance à ne pas vouloir les voir à gauche.
Un traité antidémocratique et antisocial, pour les nations minorisées aussi
Pourtant, comme pour les autres composantes du mouvement social de l’Hexagone dont ils font partie, on peut penser qu’il est de l’intérêt des mouvements des nations minoritaires historiquement présentes sur le sol de la République que le TCE soit rejeté et qu’une nouvelle constitution soit mise en chantier. Il y a trois grandes séries de facteurs de rejet qui devraient pousser en ce sens : des facteurs de portée politique générale, des facteurs de portée économique et sociale, et enfin des facteurs spécifiques relatifs à ces questions nationales.
Les facteurs de portée politique générale sont ceux mis en avant par l’essentiel des partisans d’un « non de gauche » : un traité constitutionnel préparé de manière absolument antidémocratique, sans propositions alternatives, sans élection européenne constituante, présenté tout ficelé et non amendable aux citoyens lors d’une procédure référendaire qui ne laisse plus comme alternative que « oui » ou « non » ; même ainsi, une convention présidée par V. Giscard d’Estaing, dont l’ordre du jour initial ne comportait nullement le « copier-coller » libéral du texte final et dont les membres n’ont pas discuté la totalité du texte soumis au vote ; une constitution qui ne définit pas un cadre juridico-légal général, mais qui, truffées d’obligations et d’interdictions très précises pour les États, descend jusqu’aux détails des politiques économiques et sociales à mener obligatoirement par tous les gouvernements de quelque tendance qu’ils soient ; qui de ce fait, remet gravement en cause le sens même du vote des citoyens privés de tout droit à l’alternative ; une constitution quasi inamendable, puisqu’il faudra l’unanimité des 25 États ; qui est loin d’établir une Europe politique fondée sur un véritable parlementarisme européen doté de l’initiative des lois ; qui oblige les États à augmenter leurs dépenses militaires et fait en pratique de l’OTAN une instance européenne, etc. Ajoutons que cette orientation politique très précise – et de droite – est assénée avec toute la puissance des institutions européennes, des gouvernements favorables et de la majorité des médias, avec l’argument ahurissant selon lequel, puisque, avant le TCE, l’Europe était déjà néolibérale, donc… il faudrait continuer ! Cet argument dévoile, du reste, l’étroitesse du débat politique qui sera offert ultérieurement aux citoyens : on pourra discuter de tout sauf du principal. Cette « manière détestable de construire l’Europe, cette politique du fait accompli, du chantage » qui n’est pas démocratique pour les citoyens européens en général, pourrait-elle l’être pour ceux des minorités en particulier ?
Les facteurs de portée économique et sociale sont ceux relatifs à la nature de ce traité comme ultra-libéral, dont le seul objet réel est l’organisation d’un marché unique « où la concurrence est libre et non faussée » ; qui mène à la privatisation, si non de la propriété, du moins du fonctionnement des services publics, en conformité avec l’AGCS (mais demande d’aller « plus loin » que lui !) ; qui interdit l’aide financière de l’État aux services publics, laissant aux miracles du marché le soin de diminuer les déséquilibres régionaux ; qui interdit l’harmonisation fiscale et sociale et favorise les délocalisations ; qui autorise parfaitement la directive Bolkenstein (cette « délocalisation inversée ») ou une autre de même type ; qui confirme le dogme de l’indépendance de la Banque centrale européenne dont la seule fonction est la stabilité monétaire (chère au seul capital financier) et non l’intégration de la politique monétaire dans le cadre de la politique économique et sociale ; qui ignore complètement les notions de services publics, de laïcité, de plein emploi ; qui ne reconnaît pas le droit au travail (mais le « droit de travailler »), pas le droit à la sécurité sociale (mais le « droit d’accès aux prestations sociales »), pas le droit au logement (mais le « droit à une aide au logement »), pas le droit au divorce (mais le « droit de se marier »), pas le droit à l’avortement (mais le « droit à la vie ») ; qui ne fixe aucun âge pour la scolarité obligatoire mais reconnaît le droit à la gratuité seulement pour la durée de la… scolarité obligatoire ; qui ne définit pas de durée maximale hebdomadaire du travail (une circulaire proposant de la pousser à 65 heures…) ; qui reconnaît le droit de grève… aussi pour les patrons, légalisant ainsi le lock-out ; qui assigne à la politique agricole l’objectif n° 1 d’« accroître la productivité » ; qui met sur le même plan les énergies renouvelables et les « énergies nouvelles » (comme la nouvelle génération de réacteurs nucléaires EPR…), leur antagonisme étant géré par le seul marché. Bref, la constitutionnalisation d’une politique certes déjà à l’œuvre, mais dorénavant systématisée et coulée dans le marbre constitutionnel pour des décennies.
La même politique qui désertifie les campagnes françaises, qui mène à la disparition des services publics dont la pertinence est désormais mesurée à l’aune de leur rentabilité (non seulement globale, mais aussi localité par localité), qui ne laisse subsister que des transports ferroviaires de et vers Paris, qui favorise le tout-camion (puisque l’État n’a pas le droit d’aider le service public à faire les investissements nécessaires) ; qui facilite la spéculation immobilière dans les zones touristiques et empêchent les jeunes de se loger ou de reprendre des fermes (les terres arables devenant subitement « constructibles » avec des prix parfois multipliés par 80) ; bref, cette même politique, que les partis régionalistes de gauche combattent au quotidien, participant ou prenant l’initiative de mobilisations pour la défense des services publics, pour le droit au logement, le droit à la terre, comment pourraient-ils l’approuver à l’échelle européenne et pour des décennies ?
Clarifier les enjeux : égalité ou uniformité, décentralisation ou démocratisation ?
Mais la troisième catégorie de facteurs est la moins évoquée à gauche : évidemment dans la « gauche française », parce que, souvent de culture jacobine, elle n’y voit pas ou guère d’inconvénient ; mais aussi dans la gauche régionaliste qui ne semble pas percevoir la portée du traité en la matière. Il s’agit de la négation de l’existence-même des nations sans État dans le texte proposé.
Auparavant, qu’on me permette cependant de revenir sur le cas, déjà évoqué antérieurement, de la lutte contre la décentralisation en 2004, qui a profondément divisé les mouvances régionalistes de gauche du fait que le mouvement social fut perçu comme « pro-centralisme ». L’hésitation à appuyer le mouvement social est venue d’une double confusion.
La première est relative à la centralisation et à l’uniformisation. En effet, dans ces courants, il est habituellement bien plus reproché au « jacobinisme » d’être « centraliste » que d’être « uniformiste ». On oublie ainsi que c’est au centralisme que l’on doit le meilleur des services publics (SNCF, Sécurité sociale, école publique, EDF, etc.) qui ont profité et profitent encore à tous ; on oublie aussi que ce n’est pas l’« égalité centralisée » qui provoque l’injustice envers les nations minorisées, mais à l’inverse le non-respect du droit à l’égalité. En effet, ce n’est nullement le principe de l’« égalité devant la loi », prise pour du centralisme, qui pose problème, mais l’uniformité devant la loi. Le meilleur exemple est le principe constitutionnel français selon lequel « La langue de la République est le français » (art. 2 de la constitution). Ce principe d’uniformisation s’oppose au principe égalitaire puisqu’il considère les autres langues nationales de France comme des langues extérieures à la République et qu’il institue deux communautés de citoyens : ceux qui ont le droit de faire alphabétiser leurs enfants dans leur langue maternelle à l’école publique et de s’adresser dans leur langue à l’administration, et ceux qui ne jouissent pas de ce droit. Le problème n’est donc pas, en soi, le centralisme, mais l’hégémonie ethnico-française dans la République – hégémonie qualifiée de « citoyenne » alors qu’elle n’est qu’un particularisme faite État. Le droit à l’égalité est ainsi bien plus efficace pour défendre le droit à la diversité humaine qu’un « droit à la différence » qui, mis en pratique, deviendrait très vite la différence du droit. Le problème ne vient nullement du principe de la « même loi pour tous », mais de la teneur idéologique et politique de ladite loi. C’est l’antagonisme entre l’universalisme abstrait de la Constitution française et l’universalisme concret de la lutte pour l’égalité.
La seconde est relative à la décentralisation et à la démocratisation. Le centralisme, même s’il n’est pas à rejeter a priori, peut évidemment poser problème : mais, on l’a vu, point « en soi ». Il en va de même pour la « décentralisation », à dessein confondue avec une débureaucratisation (alors qu’elle multiplie les strates de décision et, par là, de… corruption) et une démocratisation. Dans le mouvement social de 2004, partisans comme contestataires sont tombés dans le piège du vocabulaire du pouvoir : « pour ou contre la décentralisation ». Pourtant, d’un point de vue de gauche, le problème posé (et à poser…) n’était pas centralisation versus décentralisation, mais démocratisation territoriale versus décentralisation conservatrice et néolibérale. Qu’est-ce que les Basques qui luttent pour un département propre ont à gagner à la montée en puissance du département des Pyrénées atlantiques ? En quoi le passage des personnels ATOS des collèges au département pourrait-il favoriser la langue basque ? En quoi le renforcement de l’« Aquitaine » permet-il à Iparralde (Pays basque nord) de mieux dialoguer avec Hegoalde (sud) ? En quoi la régionalisation au profit de Rennes et de Nantes va-t-elle dans le sens de la réunification de la Bretagne ? Les Bretons ont-ils à gagner à la montée en puissance des « Pays de la Loire » ? Le Morvan à rester divisés en trois départements ?
Le problème, on le voit est que la « décentralisation » proposée par M. Raffarin n’était nullement accompagnée d’une réforme du maillage territorial de la République dont la fonction serait d’être le vecteur de l’expression des aspirations des sociétés locales. Régions comme départements restent conçus d’en haut, comme des échelons de gestion, comme des niveaux de l’État central, et nullement comme des vecteurs de représentations des sociétés locales. Certes, depuis les lois Defferre, régions et départements ont gagné en puissance et en budget, sur la base desquels des notabilités locales ont fleuri, tels des clones locaux de l’État parisien : mais leur fonction, illustrée par le découpage territorial, n’est nullement d’exprimer les sociétés de France, dont certaines sont des nations anciennes, historiquement spatialisées selon des aires jamais respectées par les limites départementales et régionales, et écartelées par une politique d’infrastructure uniquement pensée en fonction de Paris.
Il n’y aura pas de démocratisation territoriale sans une refonte profonde des échelons départemental et régional, conçue à partir du bas (exprimer les sociétés locales) et incluant comme principe démocratique général le droit à l’autodétermination (consulter les populations sur le découpage le plus pertinent pour elles, incluant le droit à l’autonomie et à la séparation). La « décentralisation » conçue dans un cadre territorial inchangé de régions et départements jacobinement construits comme simple maillage territorial de l’État central, sans respect pour les sociétés locales, combinée au néolibéralisme actuel, ne fait que « privatiser » les notabilités locales et ne sera jamais démocratique. Le débat n’est donc pas « pour ou contre la (dé)centralisation », mais « pour ou contre la démocratisation territoriale », face à la dilution néolibérale de l’État dans les échelons locaux. Remarquons de plus que cet État « décentralisateur » reconcentre parallèlement à outrance, par exemple en ne favorisant que les transports en étoile autour de Paris et jamais transversaux : très bientôt, pour aller de Bordeaux à Barcelone, il sera plus « court » de passer par Paris .
Le principe de la « République Une et Indivisible » n’est pas en cause, puisqu’il n’est nullement relatif au territoire (l’indépendance de l’Algérie départementalisée n’aurait, sans cela, jamais pu être légalement reconnue), mais concerne la réaffirmation du principe d’égalité devant la loi : il n’y a pas de « droit des groupes » dans la République, pas de « fédéralisme juridique ». À la loi, de par son contenu politique, de générer les conditions d’une évolution vers toujours plus d’égalité, y compris le droit de tous à l’expression de la diversité.
La négation des nations sans États
Transposons maintenant à l’échelle européenne. Le traité constitutionnel proposé aborde-t-il les questions « nationalitaires », peut-il être un support pour les mouvements des nations minorisées ? Nombre de régionalistes le croient, même s’ils pensent souvent que ce sera à long terme et indirectement : il n’en est pourtant rien.
Le texte ne parle jamais des « nations minorisées », ne serait-ce que parce qu’il ne parle jamais des nations tout court ! Il ne parle que des États. S’il évoque souvent les « histoires » et « identités nationales » ou les « nationalités » des citoyens, ces faits de nationalité sont sans équivoque relatifs ou associés aux États (la « nationalité » y est synonyme de « citoyenneté » d’un État).
Il en va de même de la notion de « peuple », qui apparaît de rares fois. L’artice I-3 (« Les objectifs de l’Union ») évoque en son très vague n° 1 que « L’Union a pour but de promouvoir la paix, ses valeurs et le bien-être de ses peuples ». On voit qu’il ne s’agit pas des « valeurs » des peuples, mais des valeurs de l’Union elle-même (la concurrence « libre et non faussée »…). La Partie II, qui constitue la « Charte des droits fondamentaux de l’Union », évoque en son préambule le « respect de la diversité des cultures et des traditions des peuples d’Europe, ainsi que de l’identité nationale des États membres », pour ne plus jamais préciser les modalités concrètes de ce « respect » des cultures des « peuples » dans ses 53 articles. Remarquons par ailleurs la manière toujours très patrimonialiste (« respect », « traditions ») de l’approche de ces questions, et nullement dynamique : c’est un passé qu’il faut (en principe) « respecter », et non un futur qu’il faut construire. Jamais n’est n’évoquée la promotion de la diversité des cultures. Cette promotion n’est pas un droit culturel. En pratique, la diversité se résume à celles des États et de leurs langues officielles.
Plus généralement, les « minorités » sont marginalement évoquées dans le TCE : la principale exception est l’article I-2 sur les « valeurs de l’Union », qui prône le « respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités » [souligné par moi]. Il s’agit là d’une simple réaffirmation des droits généraux de la personne, y compris quand elle appartient à une minorité, et non pas d’une prise en compte concrète de l’existence de minorités de fait comme autant de situations impliquant des mesures spécifiques pour construire l’égalité.
On pourrait cependant se réjouir de cette absence du concept de « minorité » dans le TCE, dans la mesure où sur le plan d’un droit égalitaire, il ne saurait y avoir de minorité et de majorité, mais simplement des citoyens jouissant de l’égalité, y compris dans le droit effectif à exprimer leur diversité. Mais cela découlerait d’un texte dont la philosophie globale serait profondément égalitaire : dans le cas présent, l’absence de ces concepts (ou de tout droit à des mesures concrètes liées à eux) signifie en pratique la négation de l’existence même des populations concernées.
En ses articles, le texte aborde quatre fois, marginalement, des questions qui devraient pouvoir concerner positivement les nations minorisées de France et d’Europe, par le biais de la « diversité ».
Quatre références et puis c’est tout
Dans la partie I, titre I (« Définition et objectifs »), le texte établit que l’Europe « respecte la richesse de sa diversité culturelle et linguistique, et veille à la sauvegarde et au développement du patrimoine culturel européen » (art. I-3/3). Remarquons une fois de plus la vision très patrimonialiste. Mais cet « objectif » est inséré dans le même n° 3 de l’article I-3 qui constitutionnalise l’« économie sociale de marché hautement compétitive ». Les antilibéraux savent bien qu’il est impossible de promouvoir la diversité culturelle (notamment pour de petits groupes humains « non rentables ») dans le cadre d’une économie « hautement compétitive » au sein d’un « marché intérieur où la concurrence est libre et non faussée » (art.I-3/2). Le néolibéralisme pousse, à terme, au tout-anglais, et dans l’immédiat, aux langues les plus rentables dans l’économie : en France, le français. Du reste, juste avant la phrase sur le respect de la « richesse de sa diversité culturelle et linguistique », une autre phrase promeut, elle, la « cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les États membres » [souligné par moi]. Tel est le grand art du texte proposé : quand il s’agit de « valeurs floues », dire tout et son contraire d’une phrase à l’autre, voire au sein de la même phrase (par exemple, la fameuse « économie/sociale/de marché/hautement compétitive »). En clair, le respect de la diversité culturelle ne saurait avoir aucune incidence territoriale, et relève de la solidarité entre les États tels qu’ils sont aujourd’hui.
Si un doute pouvait subsister sur le sens à attribuer à ces morceaux de phrase alambiquées de l’article I-3, il suffirait de se reporter au n° 1 de l’article I-5 :
« L’union respecte l’égalité des États membres devant la constitution ainsi que leur identité nationale, inhérente à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles, y compris en ce qui concerne l’autonomie locale et régionale. Elle respecte les fonctions essentielles de l’État, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale, de maintenir l’ordre public et de sauvegarder la sécurité nationale ».
On le voit, l’Union ne respecte pas l’égalité des nations, mais des États membres. Elle respecte leur « identité nationale » (à noter le singulier, qui démontre qu’il s’agit bien de l’« identité nationale » des États) et respecte aussi l’« autonomie locale et régionale » si telle est la volonté de l’État concerné et selon ses « structures fondamentales politiques » inchangées. Dans le cas français, cela signifie que les « régions de programme » françaises issues du gaullisme (et qui sont restées la base de la « régionalisation ») seront donc « respectées », mais point des provinces ou nations historiques non reconnues par l’État. Chevènement peut, sur ce point, respirer : il n’y aura toujours pas de « peuple corse ». L’intégrité territoriale d’un État est faite norme constitutionnelle, ce qui signifie que les nations minorisées demandant d’accéder à un statut politique ou d’en changer, ne pourront nullement s’appuyer sur la constitution pour le faire évoluer, à plus forte raison pour jouir de l’autodétermination. Ce concept est absent du texte constitutionnel. On comprend mal, de ce point de vue, l’appel du PNV (Parti national basque, centriste, au pouvoir à Bilbao) à voter « Oui », alors que le TCE rend le « plan Ibarretxe » qu’il propose pour une souveraineté partagée, entièrement dépendant du bon vouloir de Madrid. Enfin, le fait que « intégrité territoriale », « ordre public » et « sécurité nationale » soient mentionnés dans la même phrase en dit long sur la vison policière et criminalisante des mouvements nationaux non étatiques.
Une deuxième fois, le texte aborde la « diversité », dans la partie II (« Charte des droits fondamentaux »). Il s’agit d’un article d’une seule phrase, vague à souhait : « L’Union respecte la diversité culturelle, religieuse et linguistique » (art. II-82). Bien que l’article soit inséré dans une « Charte des droits », il ne mentionne pas le droit à la diversité « culturelle, religieuse et linguistique », mais son simple respect par l’Union – ce qui n’est nullement synonyme : on « respecte » ce qui éventuellement existe (attitude conservatoire), alors que le droit à la diversité culturelle obligerait les États à mener une politique de promotion (attitude dynamique). Il n’y a aucune autre précision quant à la mise en application de ce « respect » en ce qui concerne la culture et les langues. Est-ce une lacune, ou la volonté d’en rester aux principes ? Non point, puisque la même Charte n’hésite pas, en ce qui concerne la religion, à entrer, ailleurs, dans des détails qui signifient une atteinte frontale à la laïcité, puisque la « conviction » religieuse doit pouvoir être exprimée « individuellement ou collectivement, en public ou en privé par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites » (article II-70/1) ; mais pour le droit à la pratique des langues et cultures, qui est parfaitement compatible avec la laïcité, rien n’est dit au niveau du « droit ».
Une troisième fois, le texte aborde la « diversité nationale et régionale », dans la partie III (sur « Les politiques et le fonctionnement de l’Union »). Mais l’article III-280 est placé dans la catégorie où la compétence de l’Union est relative, puisqu’il s’agit des « domaines où l’Union peut décider de mener une action d’appui, de coordination ou de complément » (chapitre V). En effet, selon le principe de subsidiarité (art. I-11/3), la culture est de la compétence des États. Dans la section III (« Culture »), l’article III-280 stipule que :
« 1. L’Union contribue à l’épanouissement des cultures des États membres dans le respect de leur diversité nationale et régionale, tout en mettant en évidence l’héritage culturel commun.
2. L’action de l’Union vise à encourager la coopération entre États membres […]
4. L’Union tient compte des aspects culturels dans son action au titre d’autres dispositions de la Constitution, afin notamment de respecter et de promouvoir la diversité de ses cultures […] »
Cet article reprend largement ce qui existait déjà dans le traité de Maastricht. On voit à nouveau clairement que le fil à plomb de l’action culturelle est l’État, ce qui peut dans une partie des cas être positif, mais dans le cas des nations sans État, pose évidemment problème ! Par ailleurs, le texte laisse toujours dans le flou le fait de savoir si ce qui est abordé est la diversité nationale au sein des États membres, ou la simple diversité nationale entre États membres. Dans la mesure où la « [promotion] de la diversité des cultures » (n° 4) passe par la « coopération entre États membres » (n° 2), on peut voir de quel côté penche la balance. De toute manière, les nations (ou autres identités historiques) minorisées restent constitutionnellement sous l’entière coupe des États : le traité ne leur donne pas une once de droit supplémentaire.
Une quatrième et dernière fois la question est abordée, sous un aspect technique étroit, dans la partie IV (« Dispositions générales et finales »). C’est là qu’on trouve la seule mention concrète, mais indirecte, aux langues régionales et minoritaires. En effet, l’article IV-448 (« Textes authentiques et traductions ») prévoit les langues dans lesquelles sera publié l’« exemplaire unique » de la constitution qui sera déposé à Rome, à savoir les langues officielles des États membres (n° 1). Mais le n° 2 stipule que
« le présent traité peut aussi être traduit dans toute autre langue déterminée par les États membres parmi celles qui, en vertu de l’ordre constitutionnel de ces États membres, jouissent du statut de langue officielle sur tout ou partie de leur territoire […] ».
La compétence de cet article est évidemment très limitée, puisqu’il ne s’agit nullement de favoriser la co-officiliasation de certaines langues minoritaires dans les États membres, mais seulement de définir les langues dans lesquelles la constitution peut être traduite en une « copie certifiée », au bon vouloir des États membres. Cela pourra concerner les langues co-officielles d’Espagne (euskara, galicien, catalan) ; en France, cela pourra concerner seulement le polynésien (co-officiel dans le TOM de Polynésie). Mais cela ne concerne que le texte de la constitution, et nullement la promotion des pratiques linguistiques minoritaires dans les États membres.
Mais, contournant son propre État, un citoyen européen pourra-t-il écrire ne serait-ce qu’aux institutions européennes dans une langue autre que celles énumérés au n° 1 de l’article IV-448 (c’est-à-dire les langues officielles des États membres) et recevoir une réponse en cette langue ? L’alinéa d) du n° 2 de l’article I-30 (« La citoyenneté de l’Union ») pourrait le laisser croire puisque les citoyens de l’Union jouissent du droit « de s’adresser aux institutions et aux organes consultatifs de l’Union dans l’une des langues de la Constitution et de recevoir une réponse dans la même langue ». La réponse est cependant négative, puisque les alinéas de l’article IV-448 prévoient que la Constitution, « rédigée en un exemplaire unique en [vingt-et-une] langues » (n° 1) pourra être traduite dans toute autre langue déterminée par les États et qu’une copie certifiée sera, par eux, versée aux « archives du Conseil » européen (n° 2), sans plus de précision sur son usage autre que sa simple conservation ! Les autres langues ne sont donc pas des « langues de la Constitution » – celles de l’« exemplaire unique » déposé à Rome – et, en conséquence, un citoyen européen ne peut pas correspondre avec l’Union dans une de ces langues. Il n’y a donc pas une once de co-officialisation possible.
L’impossible jurisprudence européenne
Du simple fait qu’elle évoque à plusieurs reprises la « diversité linguistique », la constitution peut-elle être, malgré ses limites, un point d’appui pour les nations minorisées ? Peut-on dire, avec l’ancien président de l’Institut culturel basque, Erramun Bachoc, que « tant que certains États ne reconnaîtront pas légalement l’existence et l’utilisation des langues régionales, ils seront en infraction avec la constitution européenne » ? Dans le cas français, la constitution européenne, pourra-t-elle, suite à des recours, obliger la France à reconnaître concrètement la diversité ? Les conseils constitutionnel et d’État français seront-ils obligés, respectant le droit européen désormais intégré au droit français, de cesser leurs vetos contre l’intégration dans le service public des écoles par immersion, ou contre la ratification de la Charte européenne des langues régionales et minoritaires ? Au cas où ces vetos français continueraient, des recours auprès de la Cour de justice de l’Union pourraient-ils favoriser l’émergence d’une jurisprudence européenne qui battrait en brèche la jurisprudence nationale-jacobine française ?
On ne peut évidemment l’exclure en certains cas très exceptionnels, mais on peut fortement en douter pour le cas général, puisque les droits découlant de la « diversité culturelle et linguistique » ne sont jamais concrètement précisés. Quand on voit le luxe de détails apportés à d’autres matières, ce n’est évidemment pas le fruit du hasard.
En ce qui concerne des recours auprès du conseil constitutionnel français qui l’obligerait à respecter le nouveau droit européen, ledit conseil a déjà répondu aux possibles objections, en novembre 2004. Il a considéré que l’adoption du TCE imposait effectivement une révision de l’actuelle constitution française (ce que le congrès français a fait le 28 février 2005), mais ce ne fut nullement sur la question de la « diversité » ! Dans les points n° 16 et 22 de sa décision, il stipule à l’inverse que :
« 16. Considérant […] que conformément au paragraphe 4 de l’article II-112 du traité, dans la mesure où la Charte [des droits fondamentaux, partie II du TCE] reconnaît des droits fondamentaux tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, « ces droits doivent être interprétés en harmonie avec lesdites traditions » ; que sont dès lors respectés les articles 1er à 3 de la Constitution [française] qui s’opposent à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance ; […]
22. […] il résulte de tout ce qui précède que ni par le contenu de ses articles, ni par ses effets sur les conditions essentielles de la souveraineté nationale, la Charte [partie II du TCE] n’appelle de révision de la Constitution. »
Le « respect de la diversité » reconnu dans l’abstrait par le TCE doit donc s’appliquer concrètement, selon le même TCE, en stricte harmonie avec les « traditions constitutionnelles » de chaque pays ! Dans la mesure où, dans la tradition constitutionnelle française, toute mesure relative à une catégorie spécifique de personnes est ipso facto considérée comme créant un « droit des groupes » antagonique à ladite tradition française, il est clair qu’aucun recours auprès du conseil constitutionnel ne pourra arguer du TCE pour obliger la France à reconnaître, par exemple, la Charte européenne des langues régionales et minoritaires, que le même Conseil constitutionnel a d’ailleurs rejetée le 15 juin 1999 . La décision du conseil constitutionnel s’imposera ensuite, pour ses applications juridico-légales, au Conseil d’État.
En ce qui concerne des recours auprès de la Cour de justice de l’Union européenne (articles I-29 et III-353 à 383), on voit mal comment une saisine pourrait être recevable. En effet, si le n° 4 de l’article III-365 prévoit que « Toute personne physique ou morale peut former […] un recours contre les actes dont elle [la personne] est le destinataire ou qui la concerne directement et individuellement », c’est « dans les conditions prévues aux paragraphes 1 et 2 » du même article. Or ces n° 1 et 2 indiquent que les recours sont relatifs à toute action non légale ou non constitutionnelle d’une instance de l’Union européenne (lois et lois-cadres européennes, actes du Conseil, de la Commission, de la Banque centrale européenne, actes des organes ou organismes de l’Union destinés à produire des effets juridiques à l’égard des tiers). Un citoyen ne peut nullement porter plainte auprès de cette Cour de Justice contre les agissements d’un État à son encontre. Il faudrait, à la limite, qu’il arrive à prouver qu’une instance européenne n’a pas fait son travail de protection à son égard, le recours étant interjeté contre l’instance européenne, pour la forcer à agir. Même ainsi (hautement hypothétique), le n° 6 prévoit que les recours ne peuvent être « formés [que] dans un délai de deux mois à compter, suivant le cas, de la publication de l’acte, de sa notification au réquérant ou, à défaut du jour où celui-ci en a eu connaissance ». Un recours ne pourra donc jamais être tenté contre une politique d’un État, légiférée depuis de longues années, et que tout citoyen est censé connaître (« nul n’est censé ignorer la loi »).
La constitution de la Ve République française et son fameux article 2 (depuis la révision du 4 août 1995) ne sont ainsi nullement en contradiction avec la constitution européenne : cette dernière n’impose nullement que, là où la demande sociale et l’histoire le justifient, une langue minoritaire soit co-officialisée. La reconnaissance légale de l’existence d’une langue dans un pays n’implique nullement l’étendue de son usage, en l’occurrence sa co-officialisation, dans l’État. On l’a encore vu récemment au Portugal avec la loi de « reconnaissance des droits linguistiques de la communauté mirandaise » (1998) : une loi a reconnu l’existence du mirandais et… c’est tout : le Portugal a bien deux langues (le portugais et le mirandais), l’État portugais n’en a toujours qu’une, y compris dans la région de Miranda (des cours facultatifs de mirandais existaient déjà à l’école) ! Quoi que veuille croire Erramun Bachoc, l’État français actuel reconnaît tout à fait « légalement l’existence et l’utilisation des langues régionales ». Il y a une loi de 1956 (Deixonne) pour cela, et des tombereaux de circulaires, il y a une fort officielle « Délégation à la langue française et aux langues de France » ! L’État pourra toujours dire que le basque et l’alsacien sont enseignés à l’école comme discipline (enseignement du basque ou de l’alsacien), et que rien ne l’oblige à en faire une langue publique et de lien social (enseignement en basque ou en alsacien) ; il pourra même dire qu’il accorde des contrats publics à des écoles (privées) par immersion (ikastolas, calandretas, diwan, etc.), et qu’en cela il respecte parfaitement la constitution européenne !
En effet, cette dernière – aucun doute n’est permis sur ce point – fait toujours des États les seuls juges de l’application de la diversité culturelle. Ajoutons que le TCE est bien en-deçà de la Charte des langues régionales et minoritaires proposées par le Conseil de l’Europe à la ratification des États depuis 1992 – charte pourtant fort modérée et modulable pour pouvoir s’adapter aux divers droits étatiques – et qu’en aucun de ses articles il ne s’inspire de cette Charte.
Du reste, lors de la révision constitutionnelle française nécessaire à l’adoption du TCE, les mêmes députés, favorables au TCE, qui l’ont adoptée, ont refusé , le 26 janvier 2005, l’inclusion d’un amendement de l’article 2 proposant la rédaction « La langue de la République est le français sans préjudice des langues régionales », condition préalable à l’adoption de la Charte puisque permettant (sans doute) d’éviter la censure habituelle du Conseil constitutionnel. Et, comme on le sait, si la ratification de cette Charte des langues, issue du Conseil de Europe, est désormais une condition mise à l’adhésion de nouveaux pays à l’UE, les pays anciennement membres qui la refusent (France, Portugal, Grèce) pourront continuer à la refuser. La France pourra imposer à la Turquie de reconnaître le kurde, mais la Turquie n’aura pas son mot à dire sur le breton…
La victoire des États
Enfin, pour importante qu’elle soit, la question linguistique n’est pas la seule qui doit être évoquée. Une question plus globale est la suivante : la construction de l’Europe, néolibérale, permet-elle une évolution interne de ses États constitutifs dans le sens d’une meilleure reconnaissance des identités nationales minorisées ?
Il n’y a aucun doute que la tendance de long terme est à un affaiblissement des « États-nation » en ce qui concerne leur fonction régulatrice de l’économie et leur rôle de garant des droits sociaux et de la démocratie politique. Pour autant, cela ne signifie évidemment pas une possibilité de meilleure expression pour les nations minorisées, et ne va pas dans le sens de la démocratisation territoriale. Moins quejamais les habitants de la vallée d’Aspe n’auront leur mot à dire face aux « itinéraires européens » qui détruiront leur cadre de vie. Dans le cas français, les mêmes députés qui ont voté des transferts considérables de souveraineté vers Bruxelles ces dernières années, ont systématiquement refusé d’amender l’article 2 de la constitution, de promouvoir les langues minoritaires, de créer le département « Pays basque », etc., au nom de la nation ! L’affaiblissement de l’État en matière sociale et économique sous les coups du néolibéralisme a plutôt provoqué un raidissement sur le plan de l’imaginaire national intérieur de la France. Le TCE n’y changera rien.
Affaiblis sur certains plans, les États sont dans le même temps confirmés en tant qu’échelon gestionnaire de la globalisation capitaliste dans leur aire territoriale de compétence. Ce serait une illusion fort naïve et une impasse de croire que l’Europe libérale va renoncer à l’échelon étatique dont elle a impérativement besoin pour le maintien de l’ordre et la gestion du « marché libre », et aller vers une « Europe des régions » (et de quelles « régions » s’agirait-il ?). La dictature mondiale du capital financier a besoin de la conjugaison des niveaux mondial, continental et étatique de maintien de son ordre, et non de la disparition de l’un de ces niveaux. Il n’est d’aucun intérêt pour le néolibéralisme de remettre en cause substantiellement la structure organique desdits États-nation actuels (c’est-à-dire des États de la nation actuellement dominante en leur sein). Il prendrait un risque inutile, non rentable. La réaffirmation de l’intangibilité de l’intégrité territoriale et de la sécurité nationale (art. I-5/1) est bien plus précise et contraignante que quatre allusions générales au « respect de la diversité ». Le néolibéralisme choisit son camp : celui des États en place et de leurs langues officielles.
Acceptant les États tels qu’ils sont et ne prévoyant en aucun article leur possible évolution organique, le TCE accepte aussi leurs régions telles qu’elles sont : relativement représentatives des nations historiques et autres identités locales en Espagne ou en Grande-Bretagne, structurellement opposées à leur expression en France (et, demain, dans plusieurs pays d’Europe de l’Est). Quand, dans une telle logique, et sur un plan strictement économique, on imagine d’autres « régions », c’est alors pour parler, par exemple, d’une « eurorégion de Bordeaux à Santander », bref, d’une région construite autour des axes routiers, évidemment point conçue pour mieux exprimer les diverses nations historiquement présentes et mêlées sur ces territoires (dans cet exsemple, les nations française, occitane, basque, castillanne, asturienne). Ajoutons que le « comité des régions », dont l’existence est confirmée par le TCE (n° 2 de l’art. I-32 et articles III-386 à 388), n’a qu’une fonction consultative et ne peut inclure que des représentants des régions actuellement existantes : l’« Aquitaine » ou les « Pays de Loire » pourront y être réprésentés, mais non la Bretagne unifiée, le Pays basque ou la Gascogne. Cette instance consultative est ainsi structurellement conservatrice, se moulant dans la structure politique des États.
Il n’y a rien dans le TCE sur les nations minorisées ou sans État, rien sur le droit à l’autodétermination. Plus généralement, il n’y a rien sur la souveraineté des peuples, au profit du maintien de celle des États constitués. Selon le TCE, le pays basque d’Espagne ne pourra devenir indépendant qu’avec l’appui de… Madrid. Par ailleurs, le principe officiel de la souveraineté des citoyens de l’Union n’est assorti d’aucune garantie concrète. La diversité culturelle et linguistique, « respectée » en une abstraction patrimoniale alors que seule la place des langues officielles des États est reconnue en pratique, n’est que l’habillage nécessaire du marché libre. La culture fait partie du marché, et une certaine diversité est bonne pour le marché.
Au mieux conservateur, le TCE n’est pas plus favorable aux travailleurs d’Europe en général qu’à ceux, souffrant d’une double oppression sociale et nationale, des nations minorisées. Loin d’être favorable à l’expression démocratique des mouvements nationaux, ce traité néolibéral, destructeur des services publics, de la protection sociale et de l’emploi, promoteur de la désertification des zones rurales et des délocalisations, fera même courir le danger de l’exacerbation de nationalismes populistes d’extrême droite authentiquement anti-européens.
Une approche conséquemment internationaliste et sociale de la construction européenne impose donc de dire « non ». Si le « non » l’emporte, la « crise » ne le sera que pour les tenants du libéralisme, fussent-ils de gauche. Ce sera un formidable encouragement pour les luttes sociales, permettant, alors que le traité de Nice reste de toute manière en vigueur jusqu’en 2008 – voire plus tard (2012) pour certaines de ses clauses -, de redémarrer le débat sur la constitution dont l’Europe a besoin, selon des procédures démocratiques : par exemple à l’occasion des prochaines élections européennes (2009), permettant au parlement européen, seule structure élue, de s’ériger en constituante et de discuter tous les avis, toutes les nuances, sans le manichéisme cyniquement imposé par le « oui/non » référendaire.
Une telle prise de position pour le « non », de la part des courants de gauche régionaliste, permettrait par la même d’avancer vers la confluence du mouvement social « français » et du mouvement des nations minorisées de France, d’avancer vers la confluence des luttes de classe et des luttes identitaires qu’exige, et qu’à la fois permet, la mondialisation.
8 et 18 mars 2005
Michel Cahen
Chercheur à Sciences Po Bordeaux
Co-animateur du Comité girondin pour un Non de gauche au TCE
Note importante à mentionner toujours : M. Cahen s’exprime ici à titre personnel
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