Et, inversement, de se désoler de ce que ce désordre dans les murs de l’un des symboles les plus exposés de cette arrogance ait été d’aussi courte durée. 
On ne va quand même pas aller verser des larmes sur le bureau de Mme Pelosi, (représentante exemplaire du patriciat blanc et hégémoniste états-unien), saccagé par une horde déchaînée de plébéiens de même poil. Que ces gens-là règlent leurs problèmes en famille. 
Comme le notait Jeffrey Sachs dans un article récent, c’est bien parce que les meutes fascistes pro-Trump s’en sont, cette fois-ci, prises à un haut lieu du pouvoir blanc que l’on assiste à ce concert d’indignation – pour le reste, c’est depuis toujours que, dans ce pays, ces bandes armées s’en prennent aux Afro-Américains, aux Amérindiens, aux Mexicains et autres Latinos dès que ceux-ci tentent de faire valoir leurs droits face à la violence de l’Etat et aux suprémacistes blancs… ceci sans soulever d’émotion particulière parmi les élites qui, aujourd’hui, font part de leur indignation face aux débordements récents [1].

D’autre part, en elle-même, l’idée de la prise d’un haut lieu de pouvoir n’a rien de répulsif, tout au contraire, elle est indissociable de la mémoire des grandes révolutions – la française, la russe, la cubaine, etc. Ce n’est donc pas de la prise du Capitole, en soi et pour soi, qu’il convient de se désoler – ça pourrait être un bon début pour reprendre à zéro la Révolution américaine qui en a bien besoin – c’est plutôt du fait qu’elle soit le fait d’une é-meute fasciste – là, c’est plus embêtant, mais c’est l’état des choses dans ce pays et, encore une fois, si cela pouvait être le prélude à la chute de l’empire américain (c’est le titre d’un film de Denys Arcand, 2018), il y aurait plutôt lieu de pavoiser.

Dans nos sociétés où les affects politiques sont puissamment appareillés par les médias, les machines politiques, les fabriques de l’opinion publique, les gens d’en-bas sont constamment conditionnés à se désoler (à éprouver comme un malheur qui les affecte personnellement) des difficultés, échecs, contrariétés, pertes, défaites subis par ceux d’en-haut, là où tout au contraire les premiers pourraient et devraient, pour leur propre bien, y éprouver une satisfaction salutaire et pas nécessairement maligne ; là où il serait urgent qu’ils échappent à la contamination affective pour reformuler la question à leurs propres conditions : la prise du Capitole, pourquoi pas ? – mais alors plutôt par les Sioux ou, disons, une coalition de descendants de Sitting Bull, Geronimo, John Brown, Nat Turner, Malcolm X et Emma Goldman !

La capture des affects de la masse (la population) par les appareils de pouvoir est, dans nos sociétés, un enjeu essentiel. On gouverne à la vindicte (contre le mauvais objet humain du moment – l’islamiste chez nous aujourd’hui et, de manière croissante, la Chine ou le Chinois) et à la tristesse. C’est la tournure nihiliste du gouvernement des vivants, du troupeau humain : il s’agit bien, face au spectacle du présent, de faire valoir cette tonalité déprimée et affligée – mon Dieu, quelle honte, comment de telles choses sont-elles encore possibles de nos jours, dans ces monuments de la civilisation démocratique que sont nos sociétés ? – toute cette rhétorique creuse de la désolation dont la destination première est de produire cette bouillie d’affects dans laquelle se dissout le sens des différences et des oppositions – mais pourquoi, on vous le demande à nouveau, devrions-nous nous attrister des événements de Washington à l’unisson avec les appareils du pouvoir, la haute pègre qui nous gouverne, les légionnaires du PAF, les louches divas de Sciences Po ?

Le consensus affectif n’est jamais ici que la subjectivation épidermique atterrée du consensus idéologique dont le propre est de rendre indistinctes les lignes de partage entre maîtres et serviteurs, patriciens et plébéiens, exploiteurs et exploités – et qu’est-ce qui devrait donc faire que ces lignes de partage s’effacent lorsque nous observons les événements de Washington et les évaluons selon notre position dans le champ de la lutte générale ? Pourquoi, une fois encore, ce qui expose l’état de déréliction de la puissance états-unienne devrait-il nous affliger ?

Le nihilisme destructeur n’est pas celui qui consiste à se réjouir de ce qui affaiblit l’ennemi, c’est celui qui tient, comme cela se produit sans cesse et comme par automatisme, à se laisser contaminer par l’esprit de déploration face à une actualité dans laquelle se multiplient les signes indiquant l’incapacité croissante des maîtres, des vicaires de l’ordre impérial global, à continuer de gouverner le monde comme avant (Lénine). Résister à cette contamination et laisser monter ses propres affects face à ces signes de crise, c’est un signe de vitalité et une manifestation d’autonomie – pas un symptôme de bassesse ou de chute dans l’esprit de vindicte – la fameuse Schadenfreude. Ou alors, si c’est du nihilisme, c’est du nihilisme actif, positif, tel que le vantait Nietzsche dans La généalogie de la morale – par opposition au nihilisme réactif des élites décadentes d’aujourd’hui – celui qui nous invite à former un chœur de pleureuses autour des événements de Washington et à se lamenter de la déperdition de sens et de lustre qui affecte les meilleures choses (la « démocratie américaine »).

Les derniers jours de Trump et Pompeo (exquis calembour) réveillent toutes sortes d’images enfouies d’une certaine histoire blanche. Le premier, mi-Ubu mi-Hynkel semi-dément achève son parcours terré dans une Maison Blanche devenue une variante d’opérette du bunker où une autre illustre incarnation des présomptions du suprémacisme blanc finit par se faire sauter le caisson sur – ou plutôt sous – les ruines du Reich promis à durer mille ans. Mais le roi Pétaud de la Maison blanche, lui, nous fabrique un Untergang plus modique, moins apocalyptique – il montera in extremis dans l’avion présidentiel à la veille de l’investiture de Biden pour rejoindre son domaine à Mar del Lago où l’attendent ses caddies et ses clubs, et tout finira non pas en chansons mais en interminables parties de golf avec ses derniers fidèles et ses minions… Dans les formes de la souveraineté grotesque d’aujourd’hui, tout rapetisse, même l’apocalypse. Triste et lamentable spectacle, nous dit-on.

Pas pour nous que la brutalité des maîtres et les rigueurs de la règle du jeu n’ont pas encore privé-e-s des ressources du rire.

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