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La culture, l’éducation, la recherche et la santé, bien communs inscrits dans la constitution de 1946 au lendemain de la guerre, sont aujourd’hui attaquées au nom de la rentabilité. De nombreux mouvements citoyens font front uni contre ce démantèlement de nos fondements démocratiques, engagé en France sous l’impulsion du MEDEF et de la droite libérale, et dans le monde, suivant les nouvelles directives de l’OMC… Comment réagir aujourd’hui à la marchandisation de la République, dans une Europe économique bien éloignée des citoyens en mal de droits sociaux ?

Note d’intention

Ou comment la Refondation Sociale, application française du libéralisme mondial, détruit le rêve républicain d’une société démocratique et culturelle …

Depuis la Libération, la France a bien changé. Elle s’est modernisée, en laissant de côté un certain nombre de ses citoyens. Elle a fait beaucoup plus de profits que les artisans des idéaux de la constitution de 1946 n’auraient pu l’imaginer. Elle a réformé ses institutions, créé des biens communs et des acquis sociaux. Et puis elle s’est laissée emporter dans la vague mondialiste du libéralisme économique.

Les publicités ont recouvert tous les espaces publics, l’économie de marché a gagné nos politiques, le rêve de consommation nous a forcé à travailler plus pour posséder toujours plus, et puis le rêve s’est brisé. Les inégalités ont commencé à s’accroître, l’emploi s’est raréfié, le pays est devenu moins sûr. Et tandis que les grandes entreprises s’exportaient, multipliant leurs profits, de plus en plus en plus de citoyens ont vu leur vie changer.

Pour « adapter la France » aux nouvelles contraintes du « marché » mondial, on nous a annoncé la nécessité de faire des économies. Les décisions politiques ne dépendaient plus des choix des citoyens, mais des nécessités impérieuses de l’économie. Pour rendre l’Etat rentable, il a fallu le vendre peu à peu, privatiser, déréglementer, renoncer. Afin de sauver les retraites, « il faut les amputer », nous disait-on. Afin de sauver notre éducation, notre culture, notre sécurité sociale, « il faut les réformer, les ouvrir aux nouvelles lois du marché », insistait-on. Et voilà comment le « marché », nouveau pouvoir au visage incertain, s’est substitué à la démocratie.

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Aujourd’hui, un nouveau gouvernement prend la main au sommet de l’Etat. Curieusement, les cérémonies de passation de pouvoir défilent à la télévision au lendemain d’une élection qui l’a massivement désavoué. Et tandis que ce gouvernement fait sa déclaration de politique générale à l’Assemblée pour dire que la même direction sera maintenue coûte que coûte, les citoyens assistent incrédules à la fin des idéaux de la République que deux siècles de révolution et de résistance avaient conquis.

Dans les rues, chaque jour voit une nouvelle manifestation. Hier c’étaient les chercheurs, demain les personnels de santé, et puis encore les intermittents du spectacle ou les enseignants. Disparate, divisé mais tenace, le mouvement social cherche chaque jour de nouvelles formes de lutte. Mais pendant ce temps, les « réformes » avancent beaucoup plus vite, comme promis au MEDEF. Pas le temps de négocier, de penser le long terme, de méditer sur notre société en crise : le monde change plus vite que les idées ! Et comment aurions-nous le temps de penser ? C’est d’abord de cela qu’on nous prive : de temps, de temps libre, de temps pour penser, pour être citoyen, pour être libre et en bonne santé. De temps et d’argent.

L’argent, qui devait être un moyen d’échange entre les hommes, est devenu la fin des hommes : un but ultime pour quelques-uns, une plus triste fin pour les autres. Et tandis que l’Etat se réforme, cédant son pouvoir aux régions et aux entreprises, comme le demandent les directives européennes, les impôts baissent, et avec eux toutes les dépenses publiques. Il faudra travailler plus pour avoir une retraite, gagner plus pour se soigner et bénéficier des droits à la culture ou à l’éducation. Mais tout cela ne nous empêchera pas de voir chaque jour de nouveaux pauvres, laissés sur le carreau, et de voir se réduire de jour en jour notre société de droit et de culture.

Face à une telle offensive, on devrait voir le peuple dans la rue, une révolte massive, une explosion sociale sans précédent (si ce n’est la Révolution de 1789) ? Rien de tout cela. Car le monde qui change a pensé à tout. La publicité, les médias, nous maintiennent dans l’illusion du bonheur ou dans le désir d’un bonheur à venir. On entend chaque jour : « bientôt le retour de la croissance ! » et « tel produit fera votre bonheur » et alors on désire, on veut croire, on regarde avidement la carotte.

Mais la carotte ne suffit plus. Tout le monde voit bien que ce n’est qu’illusion, qu’un mirage dans le désert de nos plaisirs. Il faut aussi agiter le bâton, mais celui du gendarme se révèle imparfait (on voit bien comment nos dirigeants le contourne et l’on est tenté de faire de même). Le bâton procède autrement, sans laisser de traces visibles : il fait peur.

La France a peur. Peur de « l’insécurité qui monte » à force d’exproprier, de radier, d’exclure les plus pauvres d’entre nous. Peur du clochard qui tous les matins vous regarde en coin comme pour vous dire « tu vois ce qui t’attend si tu ne suis pas le mouvement ? ». Peur encore pour les siens, menacés de chômage, de précarité, d’accident, d’attentat …

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Coincés entre la carotte et le bâton, nous devrions, comme l’âne, baisser seulement la tête et avancer au pas. Mais il n’en est rien. Nous sommes moins forts, moins rapides, mais infiniment plus nombreux. Il nous reste les urnes, la grève, la possibilité de manifester, de crier et bien d’autres choses. Et tant qu’il nous reste du temps pour penser, pour lire, pour se documenter, il nous reste l’arme absolue : comprendre et communiquer. Tant que quelques-uns ont encore ce temps pour eux, rien n’est perdu. Ils pourront dessiner le visage inconnu du marché, peindre les rouages de la mécanique sociale, et montrer que notre nature n’est pas faite de cet ordre imposé, mais de désordres, de hasards, d’échanges et de volontés.

Précisément, c’est à ceux qui sont payés pour penser que l’on s’attaque aujourd’hui : les chercheurs, les universitaires, les enseignants, les artistes. Ceux qui créent des représentations du monde, comme une loi scientifique, un cours, ou encore un spectacle ou un film. A ceux-là on demande de devenir rentables, d’œuvrer pour la consommation, mais rien à faire, ils résistent et pensent le monde. Alors on tente de les précariser, d’augmenter la peur et l’illusion, plus de carottes, plus de coups de bâton. Malgré cela, ce sont eux qui aujourd’hui forment le nouveau mouvement social, avec ceux qui n’ont plus rien à perdre tant ils ont déjà perdu. Et les citoyens les plébiscitent : un autre espoir, pour changer des carottes.

Ce nouveau mouvement social s’invite sur les plateaux de télévision, tente de communiquer avec la société toute entière. Il recherche les causes profondes, découvre des accords signés à l’OMC[1] qui ont déjà tout programmé il y a plus de 20 ans, et ils en parlent. De temps en temps aussi, ils battent le pavé en criant : « Et vous citoyens, qu’est-ce qui vous fait marcher ? ».

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Ce film, tourné durant un an au cœur du mouvement social, se propose simplement d’être un passeur. Il traduit la volonté de transmettre une année passée à regarder changer la société au milieu de ceux qui la rêvent autrement[2].

La parole y est donnée à des citoyens qui s’engagent, qui échangent leurs visions du monde contemporain, qui résistent. Ils ont en commun ce temps si précieux pour lequel ils se battent, ce temps qu’ils consacrent à investiguer et à interpeller la société.

A travers leurs actions, les débats qu’ils organisent, les quelques mots qu’ils échangent avec la caméra, ce film invite le spectateur à un moment citoyen. Pour qu’il puisse se demander à son tour : « et moi, qu’est-ce qui me fait marcher ? ».

[1] Comme l’ AGCS, Accord Général sur le Commerce et les Services, qui assimile à des services soumis aux lois de la concurrence, l’éducation et la culture comme bien d’autres services publics. L’AGCS, en scellant la fin des spécificités nationales, impose la fin des droits des Etats au nom de la libre concurrence, et transforme tout en marchandise.

[2] Principalement aux côtés des coordinations d’intermittents que Stéphane Arnoux avais rejoint naturellement, étant lui-même touché par la réforme, au moment ou celles-ci tentaient de fédérer les luttes.