Constitution européenne : un « non » fondateur d’avenir
par Claude Debons, membre de la Fondation Copernic et un des animateurs de l’Appel des 200. (in l’Humanité)
Avec le traité constitutionnel européen, nous sommes confrontés à une opération politique de grande envergure des forces capitalistes et libérales. Ce texte n’a pas les vertus d’une « constitution », pourtant ses promoteurs veulent, par des procédures de ratification solennelles dans tous les pays de l’Union, lui donner une légitimité « constitutionnelle ».

Il n’a pas fait l’objet d’un processus constituant digne de ce nom, c’est-à-dire impliquant les peuples. Il ne se limite pas à fixer les valeurs communes et à organiser les institutions, mais il incorpore, de manière détaillée, des choix politiques, économiques et sociaux qui seront ainsi soustraits pour longtemps au débat démocratique. Une fois adoptée, sa révision nécessitera de réunir l’unanimité des États membres. C’est une première raison de dire « non », au nom de l’exigence démocratique.

Alors que les politiques néolibérales sont de plus en plus contestées, comme l’ont montré, à l’occasion des dernières élections européennes, l’abstention croissante et les votes sanctions contre les gouvernements en place, les promoteurs de ce traité veulent « constitutionnaliser » ces politiques pour empêcher des politiques « non libérales » de voir le jour. Alors que le pacte de stabilité d’Amsterdam – qui interdit toute politique de dépense publique et de soutien à l’activité – est de plus en plus décrié, alors que l’indépendance absolue de la Banque centrale européenne et sa mission unique – la lutte contre l’inflation – sont de plus en plus dénoncées, l’adoption de cette « constitution » permettrait de « sanctuariser » ces éléments fondamentaux de la construction de l’Europe libérale pour les mettre hors de portée de l’intervention politique. C’est une deuxième raison de dire « non », au nom d’une volonté de rupture avec ce système libéral.

Le principe, martelé jusqu’à l’obsession, « d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre et non faussée » indique bien ce qui constitue le fondement de cette Europe qui nous est proposée. Ce principe et les politiques concrètes qui en découlent font obstacle à la mise en oeuvre d’une « autre Europe ». La politique sociale sera durablement étouffée par la pression du dumping social et fiscal, alimenté par l’exacerbation de la concurrence. Les services d’intérêt économique général resteront soumis aux règles de la concurrence, avec des dérogations limitées, ce qui encouragera la poursuite des libéralisations et privatisations. La libre circulation des capitaux ou les délocalisations d’entreprises continueront à produire leurs effets néfastes, faute de pouvoir prendre des mesures coercitives à leur égard. La politique économique restera réduite à une politique monétaire restrictive et à un pacte de stabilité étouffant et ne pourra soutenir la croissance et l’emploi. Toute politique industrielle et de recherche-innovation sera bridée par l’interdiction des aides nationales et la faiblesse du budget européen. La construction de services publics européens demeurera entravée par les obstacles dressés devant les coopérations et rapprochements entre entreprises européennes au nom de la concurrence. C’est une troisième raison de dire « non », au nom de l’aspiration à une autre Europe.

S’il en était besoin, les politiques réellement menées – en ce moment même – illustrent par avance le « mode d’emploi » de cette « constitution ». Alors qu’il y a quelques mois seulement les luttes syndicales et un vote du Parlement européen rejetaient la directive sur la libéralisation portuaire, la commissaire aux Transports, Loyola de Palacio, relance une nouvelle directive à peine modifiée sur le même sujet, au mépris de la démocratie. La directive sur la libéralisation des services, proposée par le commissaire Bolkenstein, instaure le principe du « pays d’origine » par lequel ce seraient les règles – sociales, fiscales, de sécurité ou de protection des consommateurs – du pays d’origine de l’entreprise qui s’appliqueraient et non celles du pays où serait effectuée la prestation. C’est une anticipation de l’accord général sur le commerce des services (AGCS), négocié dans le cadre de l’OMC, et une incitation au dumping social et aux délocalisations. Dans le même temps, alors qu’un livre vert et un livre blanc sur les services d’intérêt général sont parus, la directive les concernant, réclamée avec force par le mouvement syndical européen, reste enlisée. Les politiques réellement menées sont décidément plus illustratives des intentions réelles que les proclamations de bonnes intentions !

Seule bonne nouvelle dans l’actualité européenne, la révolte du Parlement face à la Commission provocatrice qu’on lui demandait d’avaliser. Mais une hirondelle démocratique parlementaire ne fait pas une Europe politique et sociale.

Le traité constitutionnel qui nous est proposé, en gravant dans le marbre les politiques néolibérales, approfondit l’Europe espace de libre-échange. Cette caractéristique avait déjà été accentuée par un élargissement à 25 pays, réalisé sans approfondissement politique préalable et sans politique suffisante d’accompagnement économique et d’harmonisation sociale et fiscale, nécessaires pour réduire les inégalités de développement et combattre les tentations de dumping social. Cette Europe espace de libre-échange a les faveurs du capital, à qui elle donne de nouveaux moyens d’exploitation et de profit. Elle a les faveurs de l’impérialisme américain, à qui elle préserve les moyens de sa domination unipolaire du monde.

Cette « constitution » tourne le dos à la construction d’une Europe politique, économique et sociale. Car on ne peut pas construire une Europe politique, contrepoids efficace face à l’impérialisme américain, outil indispensable pour retrouver une capacité d’intervention publique face aux multinationales, instrument nécessaire pour construire un monde multipolaire, en s’enfermant dans une constitution libérale pour société de marché. Cette « constitution » entraîne vers toujours plus de concurrence entre les peuples au détriment de l’émergence d’une conscience collective européenne. Ce faisant, elle entrave la construction d’une Europe politique, capable de peser sur la marche du monde, qui ne saurait s’affirmer sans une politique économique commune, une cohésion sociale forte, une adhésion des peuples à un projet commun.

Cette bataille s’inscrit dans le combat contre la révolution conservatrice en cours, pendant sociétal de la contre-révolution libérale sur les terrains économiques et sociaux, qui prétend redessiner l’ordre capitaliste du monde en faisant table rase de plus de deux siècles de conquêtes démocratiques et sociales. Elle suppose aussi de tracer une alternative à gauche aux politiques du fatalisme et du renoncement, qui n’ont plus d’autre « ambition » que d’accompagner de charité sociale la brutalité des politiques libérales. Dans la perspective des prochaines échéances électorales de 2007-2008, la campagne, les débats, les initiatives, les collectifs unitaires, les rassemblements pour le « non » à la « constitution » européenne peuvent aussi être fondateurs de volontés de rupture avec les politiques libérales pour une autre ambition à gauche.