Il n’est pas rare d’entendre dire, avec des accents assez foucaldiens, par les néoanarchistes qu’il s’agit de se transformer soi-même, de modifier notre subjectivité, de « s’inventer soi-même en dehors de la matrice qui nous a conformés ». Mais cette volonté ne renvoie pas à une pratique purement individuelle, car c’est bien évidement dans le rapport avec les autres, dans le tissu relationnel, dans les pratiques collectives et dans les luttes communes que se trouvent les matériaux et les outils pour effectuer ce travail de soi sur soi.

D’ailleurs, l’importance que revêtent aujourd’hui les pratiques de désubjectivation met directement en cause la fameuse dichotomie que Murray Bookchin établissait au milieu des années 1990 entre l’anarchisme social et l’anarchisme « style de vie », car ces deux types d’anarchisme, loin d’être opposés entre eux, sont en fait intimement liés. En effet, la nécessaire construction d’une subjectivité différente au travers des luttes – qu’elles aient une visée globale ou locale – implique qu’il n’y ait pas d’anarchisme social qui ne comporte de fortes composantes existentielles, et pas d’anarchisme « style de vie » qui ne soit imprégné de composantes sociales. Malgré cela, on entend souvent dire que, contrairement aux révoltes ancrées dans la question sociale, les révoltes dites existentielles sont d’une totale innocuité pour le système au prétexte que, même débordant la sphère strictement privée, elles n’en resteraient pas moins confinées à des espaces réduits qui ne pourraient perturber la bonne marche du système.

Cela ne se passe pas exactement ainsi. Si l’anarchisme, qui est aussi – surtout, diront certains – une manière d’être, une façon de vivre et de sentir, une forme de sensibilité, fait problème pour le système, c’est, en partie, parce que cette option existentielle oppose une solide résistance, non seulement à ses intimidations répressives, mais surtout à ses manœuvres de séduction et d’intégration. Il arrive bien souvent, en effet, même s’il existe des exceptions, que ceux fortement marqués par leur expérience anarchiste demeurent à jamais irrécupérables. En maintenant vivante leur altérité irréductible par rapport au système, ils représentent évidemment un danger pour celui-ci. Ils ne le défient pas seulement par leur seule existence, mais servent aussi de relais, favorisant l’apparition de nouveaux révoltés. À ce sujet, Christian Ferrer, philosophe anarchiste argentin me disait il y a peu : « L’anarchisme ne s’enseigne pas, et il ne s’apprend pas non plus dans les livres – même si ceux-ci peuvent aider -, il se propage par contagion, et quand cette contagion nous atteint c’est, en général, pour toujours. »

Ainsi l’anarchisme social, appelé aussi anarchisme « organisé », et l’anarchisme « style de vie » s’imbriquent mutuellement puisque, d’une part, le défi que représente l’adoption d’un style de vie différent de celui que promeut le système institué et le refus de participer à ses normes et à ses valeurs constituent une forme de lutte qui sape, à la base, sa prétention à l’hégémonie idéologique et qui crée de la conflictualité sociale, aux conséquences parfois notables. D’autre part, nul ne peut œuvrer à l’émancipation collective et s’engager dans les luttes sociales sans que cela affecte profondément son style de vie et sa manière d’être. Les deux formes d’anarchisme se retrouvent d’ailleurs souvent sur le terrain des luttes concrètes. Cela n’empêche pas que certains secteurs s’efforcent d’élever une barrière entre ces deux manières de pratiquer l’anarchisme. […]

En général, ceux qui se voient catalogués, souvent à leur corps défendant, comme partisans de l’anarchisme « style de vie », parmi lesquels une bonne part des néoanarchistes, se montrent peu belligérants sur le plan de la différenciation des courants idéologiques libertaires. Ils se sentent peu concernés par les luttes intestines au sein du mouvement. Ce sont plutôt les partisans de l’anarchisme social, ou « organisé », lequel recoupe – sans toutefois s’y réduire – les orientations communistes libertaires, qui mènent combat pour étendre leur rayon d’influence au sein du mouvement et confiner dans ses marges les anarchistes style de vie. Ce sont donc leurs arguments que je voudrais discuter, en précisant, auparavant, certains points afin d’éviter les malentendus.

Tout d’abord, l’anarchisme, « sans adjectifs », n’est de l’anarchisme que s’il défend la justice sociale et la liberté entre égaux. S’il doit dénoncer l’exploitation et les inégalités sociales, il doit également lutter aussi efficacement que possible contre elles ; il doit être présent parmi ceux qui s’engagent tout comme il doit chercher à étendre son influence au sein de ceux qui sont les plus touchés par les injustices du système. Par conséquent, on ne peut qu’applaudir les efforts que déploient certains militants pour s’organiser spécifiquement afin de contribuer à développer les luttes. Malgré cela l’anarchisme social véhicule trop souvent des pratiques et des présupposés politiques qui l’éloignent subrepticement de ses racines libertaires, soit qu’il adopte des structures insuffisamment horizontales, soit qu’il participe d’un certain avant-gardisme, soit encore qu’il tombe dans des pratiques sectaires, pour ne citer que quelques exemples. […]

En fait, comme il arrive presque toujours avec les dichotomies, celle suggérée par Bookchin déforme la réalité. Car il n’y a pas deux catégories d’anarchisme – à un extrême, un anarchisme « style de vie », replié sur lui-même et complètement indifférent aux luttes sociales, et, à l’autre extrême, un anarchisme social imperméable à tout ce qui n’est pas lutte contre le capital -, mais un continuum entre les deux avec tous les dosages possibles. Le fait d’appartenir – ou pas – à une organisation déterminée crée donc une dichotomie, mais elle ne saurait suffire à conclure que l’anarchisme social se trouverait du seul côté de ceux qui appartiennent à une organisation.

La même remarque peut d’ailleurs s’appliquer à l’expression « anarchisme organisé ». Il n’y a pas, d’un côté, un anarchisme organisé et, de l’autre, un anarchisme qui ne le soit pas. Il est bien évident qu’il faut s’organiser puisque la réalisation de n’importe quel type d’activité collective, ne serait-ce qu’éditer quelques feuilles ou débattre d’un sujet, exige toujours une forme ou une autre d’organisation. […]

[L]’usage de l’expression « anarchisme organisé » est trompeur. En définissant en réalité l’anarchisme encadré dans une structure traditionnelle ou l’anarchisme engagé dans la construction d’une telle organisation, elle affirme implicitement que les groupes et les collectifs qui s’organisent autrement pour développer des tâches spécifiques et limitées ne font pas partie de l’anarchisme organisé. Cette expression est aussi dangereuse car elle introduit, à l’instar de presque toutes les dichotomies, une dissymétrie évaluative et une hiérarchisation entre les deux pôles de la dualité créée.

En effet, si le fait de s’organiser constitue une valeur évidente, alors l’anarchisme organisé est positif, et l’autre négatif, ce qui légitime donc l’appel à rejoindre ou à construire « l’organisation ». Sauf que la différence entre eux ne réside pas dans le fait d’être ou non organisés ; en réalité, les deux le sont chacun à leur manière.

Tomas Ibanez
ANARCHISME EN MOUVEMENT
Anarchisme, Néoanarchisme et Postanarchisme
2014 [extraits]

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Bien que [le sectarisme] ne soit pas très répandu dans le mouvement [libertaire], des tensions existèrent, ces dernières années, concernant la re-création expérimentale du projet anarchiste. Leur expression la plus tristement célèbre fut l’attaque des nouvelles tendances menée par Murray Bookchin. Dans son livre de 1995, Social Anarchism or Lifestyle Anarchism : An Unbridgeable Chasm ?[1] il déclarait :

” Les années quatre-vingt-dix débordent de soi-disant anarchistes qui, leur flamboyante rhétorique contestataire mise à part, cultivent un anarcho-individualisme d’aujourd’hui que j’appellerai lifestyle anarchism[2]. Ses préoccupations concernant l’ego et son caractère unique ainsi que ses conceptions polymorphes de la résistance sont une sape constante du caractère socialiste de la tradition libertaire.[…] Aventurisme ad hoc, bravoure personnelle, aversion envers la théorie étrangement semblable aux partis pris antirationalistes du postmodernisme, célébrations de l’incohérence théorique (pluralisme), attachement profondément apolitique et antiorganisationnel à l’imagination, au désir, à l’extase, et enchantement de la vie quotidienne individuelle. […] Un état d’esprit qui ridiculise avec arrogance la structure, l’organisation, l’engagement public ; un bac à sable pour pitreries juvéniles[3]. “

Les nouveaux anarchistes sont-ils vraiment une bande d’égocentriques, capables de rien d’autre que de créer des îlots échappatoires de subcultures alternatives menaçant bien peu le système[4]? Les anarchistes ont-ils abandonné le travail, ingrat, mais nécessaire, qu’est la construction d’un mouvement révolutionnaire de masse et la propagation des idées contestataires dans la société entière ? Malheureusement, Bookchin ne fit aucun commentaire sur ce qui se passait dans les cercles activistes. Ses vitupérations visaient plutôt un mélange éclectique d’écrivains anarchistes comme L. Susan Brown, Hakim Bey ou John Zerzan. Leurs oeuvres furent l’objet d’une pluie d’injures. Parmi les plus savoureuses : « fasciste », « réactionnaire », « décadent », « infantile », « personnaliste », « yuppie », « bourgeois », « petit-bourgeois » et « lumpen ».

Bob Black, dans Anarchy after Leftism[5] livre une réplique, non moins caustique, aux invectives de Bookchin. Il affirme que l’étiquette « anarchisme lifestyle » est un homme de paille construit par Bookchin pour évoquer tout ce qu’il n’aime pas dans l’anarchisme contemporain : tout, apparemment, excepté ses propres opinions. Le véritable problème est cependant plus profond que l’attitude méprisante de Bookchin envers le postmodernisme et l’enchantement de la vie quotidienne. Son approche implique en effet qu’une orthodoxie anarchiste pourrait exister, que l’on pourrait différencier « vrais » et « faux » et ainsi juger des nouvelles tendances anarchistes voire leur dénier toute légitimité et leur refuser toute solidarité. Black associe cette attitude aux préoccupations de la gauche autoritaire, d’où son appel à un anarchisme « post-gauchiste ». Il affirme :

” Tous les éléments importants qui ont intégré les pratiques des anarchistes ont leur place dans l’anarchisme en tant que phénomène en cours, que l’on puisse logiquement déduire ceux-ci de l’idée ou qu’ils la contredisent. Sabotage, végétarisme, assassinat [sic], pacifisme, amour libre, coopératives et grèves sont tous des aspects de l’anarchisme que leurs détracteurs anarchistes essayent de rejeter comme non-anarchistes[6]. “

Cette insistance sur l’anarchisme comme phénomène en cours, nécessairement hétérogène et hétérodoxe, est ce qui invite à la condamnation du sectarisme et des horizons fermés de ceux qui assignent à l’anarchisme une signification étroite et nient l’authenticité des autres variations, ceux que Black nomme les anarchistes « gauchistes ». De façon similaire, John Moore en appelle à un « maximalisme anarchiste » dans lequel tout peut être soumis à critique et réévaluation, « en particulier lorsqu’on touche à ces icônes, vestiges de l’anarchisme classique et autres formes anciennes de la contestation : le travail, l’ouvriérisme, l’histoire. […] C’est tout aussi valable pour les icônes de l’anarchisme contemporain : le primitif, la communauté, le désir et, surtout, la nature. Rien n’est sacré, et encore moins les slogans réifiés de l’anarchisme[7] ».

L’étendue et la diversité de ce qui peut être recensé comme des expressions de l’anarchisme sont bien sûr difficiles à circonscrire. Mais c’est là l’avantage d’étudier l’anarchisme comme une culture politique. Ce concept permet d’approcher le mouvement par le bas, de placer organisation, action et mode de vie au même niveau que les idées et les théories. Il devient ainsi possible de décrire l’anarchisme sans le confondre avec un dogme ou une idéologie précise et de surmonter au moins quelques-unes des angoisses qui peuvent lui être liées. […]

Uri Gordon
ANARCHY ALIVE !
Les pratiques antiautoritaires de la pratique à la théorie
Atelier de Création Libertaire 2012 [2008], p. 48-50.

[1] Que l’on pourrait traduire par quelque chose comme : Anarchisme social et anarchisme mode de vie : un abîme infranchissable ? (NdT).

[2] Il a été ici choisi de conserver le terme anglais plutôt que de le remplacer par « mode de vie ». D’une part, la traduction française ne rend pas l’acidité des propos de Boockchin qui use, à dessein, d’un vocable rappelant fortement l’univers publicitaire. D’autre part, le concept, lorsqu’il a été repris dans des analyses en langue française, fut souvent évoqué par son syntagme anglais.

[3] Bookchin M., Social Anarchism or Lifestyle Anarchism: An Unbridgeable Chasm ?, Édimbourg, AK Press, 1995, p. 9-10.

[4] Feral Faun (Landstreicher W.), « The Anarchist Subculture », in Feral Revolution, Londres, Elephant editions, 2001, p. 80-97.

[5] Que l’on pourrait traduire par : L’anarchie après le gauchisme (NdT).
Black B, Anarchy After Leftism, San Francisco, CAL Press, 1998.

[6] Black B, « The Sphincter of Anarchism », Beneath the Underground, Portland, Feral House,1994, p. 31.

[7] Moore J., « Maximalist Anarchism/Anarchist Maximalism », Social Anarchism, n° 25, 1998.

Landstreicher W., « From Politics to Life : Ridding Anarchy of the Leftist Millstone », Anarchy: a Journal of Desire Armed, n° 54, 2002.

McQuinn J., « Post-left Anarchy: Leaving the Left Behind », Anarchy: A Journal of Desire Armed, n° 57, 2004.

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Sur la dimension écologiste, je me contenterais ici de souligner que Bookchin s’est enfin rendu compte des dérives gravissimes, éco-fascistes, de l’écologie profonde, mais qu’il le fait un peu tard, et sans se remettre en question. En effet, sa position philosophique naturaliste, qui passe par une attaque de l’idéologie des Lumières (p. 9), attaque d’ailleurs partagée par Daniel Colson (p. 42), et même sa finalité très contestable (« l’harmonisation de l’humain avec l’humain conduit aussi à harmoniser l’humanité avec le monde naturel », p. 31), font bel et bien le lit de l’éco-fascisme.

Quant au municipalisme libertaire, ce n’est rien moins, selon moi, que l’une des dernières planches de salut d’une bourgeoisie éclairée, soucieuse de recoller aux citoyens et toujours désireuse de leur faire entériner leur propre domination, à une échelle micro qui ne remet pas en cause les grandes décisions économiques (que Bookchin néglige d’ailleurs dédaigneusement), politiques, ou autres. C’est la fameuse « démocratie directe », désormais évoquée par tout le monde, y compris par le député RPR du coin, et la non moins fameuse subsidiarité, revendiquée par le christianisme social et le socialisme revisité. Pour soutenir son municipalisme libertaire, Bookchin n’hésite pas à s’appuyer sur une citation honteusement tronquée et interprétée de Bakounine (p. 13 : selon lui, Bakounine aurait été favorable aux élections… communales ! Mais pourquoi ne s’y est-il pas présenté ?). Il faudrait plus de pages pour démonter la subtile mais manipulatrice confusion qu’opère Bookchin entre communisme et communalisme, qui veut servir son propos. Regrettons également que la révolution russe ait été pratiquement oubliée comme exemple, mais il est vrai que la commune de Kronstadt revendiquait ni plus ni moins qu’une troisième révolution, la révolution sociale, et que la Makhnovtchina, tout juste évoquée par Bookchin, évoluait de pair avec la confédération Nabat qui était… anarcho-syndicaliste.

Non seulement ce municipalisme libertaire, aux contours flous mais dont la seule clarté consiste à se placer sur le terrain électoral (même si Bookchin ne le clame pas trop pour des raisons évidentes de crédibilité au sein du mouvement libertaire), va servir de marchepied aux apprentis politiciens désireux de se faire les dents – comme nous en connaissons toujours au sein du mouvement anarchiste -, mais aussi, et surtout, il n’est en rien porteur d’une alternative révolutionnaire, comme l’a parfaitement montré l’exemple du mouvement écologiste allemand.

Philippe Pelletier
Extrait de « Le spectre du bookchinisme », in Le Monde Libertaire, N°976, 24-30 nov. 1994.