Là où d’aucuns voient l’importation plus ou moins adroite de théories américaines, d’autres décèlent le résultat du long travail de sape intellectuel mené par un courant de l’extrême droite française : la Nouvelle droite.

Il nous a semblé utile de voir comment ce courant qui, depuis cinquante ans, creuse discrètement son sillon théorique, avait abordé « la race ».

Serait-il pour quelque chose dans ce retour de ce mot ?

Sa stratégie d’hégémonie culturelle lui aurait-t-elle permis de remporter la bataille des idées et d’entraîner « la gauche » dans un piège diabolique ?

L’expression « Nouvelle droite » ne désigne pas un groupe théoriquement homogène mais une mouvance qui, depuis 1968, a pour épicentre le Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne (GRECE)2 et pour fondateur et principal théoricien, Alain de Benoist, un des intellectuels français les plus traduits à l’étranger mais, dans l’Hexagone, inconnu du grand public. On y rattache les nombreuses personnes qui y ont participé et qui ont parfois rompu avec ce courant et suivi d’autres parcours. Le corpus théorique du groupe central – sur lequel nous concentrerons notre attention – a lui énormément évolué en cinquante ans. D’ailleurs, si le GRECE ne publie que rarement de synthèse doctrinale fixant un cap, c’est qu’il se caractérise par la recherche du débat théorique et un goût pour la joute intellectuelle ; des positions diverses, parfois même opposées, peuvent s’y rencontrer. Le présent texte n’est donc qu’une approche sous l’angle de « la race », un thème qui fût central pour cette mouvance.

A L’ORIGINE

Après 1945 l’extrême droite, plombée par le pétainisme et le collaborationnisme, a du mal à se relever. Les idéologies racistes, dont l’antisémitisme, sont quant à elles totalement disqualifiées car on a vu à quoi elles avaient abouti. La Deuxième Guerre mondiale a pourtant été un tournant pour ce courant avec l’émergence théorique et pratique d’une nouvelle doctrine, le nationalisme européen, engagé auprès du projet national-socialiste.

Le conflit algérien qui débute dès 1954 est un autre moment charnière pour l’extrême droite française. Il est bien connu que le militantisme contre la Guerre d’Algérie, en particulier au travers de l’UNEF, a été pour toute une génération d’étudiants de gauche une période formatrice préparant la contestation étudiante de Mai 68. Il en va de même dans le camp de l’Algérie française avec la Fédération des étudiants nationalistes (FEN) fondée en 1960 par des militants d’une organisation dissoute deux ans plus tôt, Jeune nation, et où déjà, sous la plume du jeune Dominique Venner, s’exprimaient des positions nationalistes-européennes iconoclastes.

Après la défaite en Indochine et l’octroi de l’indépendance aux colonies d’Afrique noire, l’épisode algérien signe la fin de l’empire colonial français. Si malgré une victoire militaire sur le terrain, le général De Gaulle donne l’indépendance à l’Algérie ce n’est pas par bonté d’âme ; outre les questions d’ordre économique, c’est aussi qu’il ne souhaite pas qu’advienne un « France algérienne » ou un « Colombey-les-Deux-Mosquées ». Ses opposants pro-Algérie française sont eux prêts à conserver sur ces trois départements français près de 10 millions de Maghrébins musulmans…

L’extrême droite n’est pas sur ce point monolithique : quelques individus, au nom du respect des nationalismes, se disent favorables à l’indépendance algérienne ; une partie est tentée par un ségrégationnisme sur le modèle de l’Afrique du sud, d’Israël ou des États-Unis (quitte à fonder un État indépendant de la France) ; une autre, notamment la frange traditionnellement arabophile, est sur des positions intégrationnistes ou assimilationnistes.

Dans un contexte toujours marqué par la lutte prioritaire contre le communisme, l’échec politique algérien est un moment marquant. Pour les jeunes de la FEN il est temps de divorcer d’avec ceux qu’ils nomment les « nationaux » : bourgeois, catholiques, conservateurs ou réac. Eux, qui se rêvent en élite révolutionnaire et se définissent comme « nationalistes », « militants d’une nation blanche »3 qui dépasse les frontières hexagonales, créent en 1963 le groupe-revue Europe-Action. L’un de ses dirigeants est Alain de Benoist, il a 20 ans.

 

Quinze ans après la guerre, le nationalisme européen pour lequel opte la FEN, et qui se confond plus ou moins avec la défense du monde blanc, n’est pas une évidence dans un camp en crise ou dominent un nationalisme traditionnel et une certaine germanophobie. Europe-Action se revendique du « réalisme biologique », c’est -à-dire d’un racisme biologique qui cherche à se donner des bases scientifiques. Quoique pour Europe-Action, sous la plume Jean Mabire, l’Europe ne soit pas un continent mais « un cœur dont le sang bat » à Johannesburg comme à Budapest ! D’où le soutien à l’apartheid sud-africain ou à la ségrégation raciale aux États-Unis et le rejet de l’immigration. Néanmoins, l’accent est mis sur la centralité de la « civilisation européenne » davantage que sur celle d’Occident (qui englobe les États-Unis). Le groupe se nourrit de contacts européens notamment grâce à des camps d’été durant lesquels est forgé le concept d’« ethnopluralisme »4.
Europe-Action est un incubateur pour jeunes militants appelés à jouer un rôle important dans l’extrême droite française de la fin du XXe siècle comme Alain de Benoist, Dominique Venner, Pierre Vial, François Duprat ou Jean-Claude Valla.

 

Après l’auto-dissolution de la FEN, la fin d’Europe-Action et l’échec de tentatives organisationnelles nationalistes-européennes, certains activistes (qui ont pour plupart entre 20 et 25 ans) décident de rompre avec le militantisme et la politique traditionnelle. Dans une optique gramscienne, ils sont désormais convaincus qu’une prise du pouvoir politique doit être précédée d’une hégémonie sur les champs culturels et universitaires ; d’où la nécessité de se concentrer sur le combat culturel (la métapolitique) contre la domination « marxiste ». C’est à cet effet qu’ils fondent au début 1968 le GRECE qui va se doter de publications (Éléments et Nouvelle école) ainsi que d’une maison d’édition, Copernic.

 

DU RACISME A L’ANTIRACISME ?

Les positions initiales du GRECE sont celles que les théoriciens en herbe ont forgées dans les colonnes d’Europe-Action ; si on ajoute à la défense de la « nation blanche » une forte germanophilie et un goût pour la statuaire à la Breker, on peut comprendre que certains aient vu là du néo-nazisme. Cette accusation ne sera pourtant portée contre la Nouvelle droite qu’à partir l’été 1979 ; mais en dix ans le GRECE a bien changé. Le « biologisme invétéré et agressif » perd en effet de plus en plus de place à partir de 1972, remplacé par un éloge de l’ethnodifférentialisme (ou « ethnopluralisme ») et même par une critique du racisme (bien que la sympathie pour l’Afrique du sud demeure)5.

S’agit-il d’une réelle évolution ou n’est-ce qu’un moyen de contourner l’application de la loi Pleven votée cette année-là et condamnant les propos et les écrits racistes ? Les années suivantes ayant confirmé l’élaboration d’un discours théorique de plus en plus cohérent, parfois en opposition à celui professé au départ, il ne peut s’agir d’une simple stratégie de camouflage lexical (les auteurs spécialistes de l’extrême droite en conviennent). On peut même dire que c’est une nouvelle ligne qui s’impose, entraînant de vifs débats, provoquant départs et exclusions de ceux qui s’y opposent, et favorisant l’arrivée de nouveaux membres autour de l’inamovible pilier qu’est Alain de Benoist.

Durant la période 1972-1979, c’est la focalisation sur l’héritage indo-européen (décrit par Georges Dumézil) qui caractérise le GRECE et amorce un découplage d’avec le « monde blanc » (la tradition anti-égalitaire léguée par les Indo-européens n’étant pas présente aux États-Unis). En pleine guerre froide, cela s’accompagne d’un anti-américanisme et d’une critique de l’Occident qui vont croissant jusqu’au début des années 1980. Si le GRECE et Alain de Benoist considèrent que les races existent ils n’y voient plus un facteur central de compréhension du monde :

« Les identités biologiques, considérées comme l’exemple même de ce qui ne change pas, sont alors fréquemment privilégiées pour être mises au service de l’ethnocentrisme, du racisme ou de la xénophobie. Or, les critères biologiques d’appartenance (à la race, à l’espèce) n’ont qu’une valeur relative. Ils peuvent bien entendu jouer un rôle, mais ils ne renvoient à rien de ce qui est spécifiquement humain, car l’homme n’a pas d’autre essence spécifique que son existence sociale-historique. […] Ils sont également impuissants à rendre compte des évolutions politiques et sociales rapides qui se produisent à l’intérieur d’une population homogène. Y réduire la définition de qui est « comme moi » revient à faire bon marché de toutes les autres formes d’appartenances, héritées ou choisies. »6.

« Si les races existent bel et bien et divergent par rapport à tel ou tel critère statistique isolé, il n’y a pas entre elles de différences qualitatives absolues. Il n’existe d’autre part aucun paradigme surplombant l’espèce humaine qui permettrait de les hiérarchiser globalement. Il est clair, enfin, qu’un individu vaut d’abord par les qualités qui lui sont propres. Le racisme théorique n’est pas une maladie de l’esprit, engendrée par le préjugé ou la superstition « prémoderne ». C’est une doctrine erronée, historiquement datée »7

La critique que le GRECE fait du racisme et de la xénophobie (« Contre tous les racismes », Éléments, n° 8-9, novembre 1974) ne se présente pas comme superficielle : le racisme est vu comme une des conséquences de la modernité qui débute avec les grandes découvertes et la colonisation. Cela entraîne la destruction des sociétés traditionnelles holistes au fonctionnement hiérarchique mais organique (la communauté y prime sur l’individu) et leur remplacement par une collection d’individus égaux : le racisme ne serait qu’une résurgence malsaine de ces fonctionnements non-égalitaires disparus8. Ce n’est donc pas seulement un « antiracisme moralisateur et mondain »9 que les néo-droitiers dénoncent, mais surtout un antiracisme universaliste et assimilationniste qui cherche à nier l’altérité : « Ce racisme-là se pare souvent du masque de l’« antiracisme ». Plus pervers, il n’en est aussi que plus dangereux. »10. Une thématique qui va de pair avec une dénonciation de l’universalisme et de l’égalitarisme (d’origine chrétienne) qualifiés depuis quelques années par Alain de Benoist d’« idéologie du Même » (nous sommes tous égaux donc l’autre n’est plus que « le Même »). Il se moque aussi de cette gauche qui « s’emploie à célébrer d’un même mouvement la « diversité » et le « métissage » (deux notions censées « s’enrichir », alors que la seconde appauvrit inévitablement la première) »11. La thèse que martèle la Nouvelle droite dès les années 1970 est donc que le seul antiracisme conséquent est la défense des communautés et de leurs différences.

Ce différentialisme radical est soutenu depuis les années soixante par des ethnologues appelant à préserver l’intégrité des cultures contre l’avancée de la civilisation occidentale (par exemple Robert Jaulin à la suite de Claude Lévi-Strauss). En un complet retournement de discours, les néo-droitiers qui dans leur jeunesse défendaient la suprématie de la « race blanche » en viennent à promouvoir « sa contention au nom de la différence et du risque d’ethnocide »12.

La doctrine du GRECE évolue même vers un soutien aux peuples du Tiers-monde et une identification avec ceux qui vivent de façon traditionnelle, appelant même à ce que l’Europe s’allie à eux contre les États-Unis et l’URSS ; on est donc très loin du discours d’Europe-Action qui dénonçait l’aide à des pays du tiers-monde « sous-développés, sous-capables ». Ces peuples sont perçus comme des foyers de résistance à la modernité, c’est-à-dire au capitalisme américain (jugé par la Nouvelle droite plus dangereux que l’URSS), et comme réservoirs de valeurs (famille, religion, lien avec la nature, hiérarchie, etc.). Ils « possèdent des cultures distinctes et des manières différentes d’être au monde qui, en tant que telles, sont aussi porteuses d’avenir. C’est pour cela que nous avons besoin d’eux. Ils essaient de survivre au moment où nous croyons vivre, alors que pour tout ce qui important nous sommes devenus plus pauvres qu’eux »13.

Désormais le discours du GRECE – et c’est là qu’il y a rupture avec le racisme biologique – ne se fonde plus sur une hiérarchie des races (que pouvait laisser entendre l’intérêt porté à la biologie, au QI, etc.) mais sur les différences, non plus en fonction d’attributs « naturels » ou de critères biologiques ou morphologiques, mais en fonction d’éléments tels que la culture, la langue, la religion, la tradition ou les mœurs. On abandonne la race pour l’ethnie dont la définition n’est pas liée à une réalité ou un fantasme biologique, mais désigne un groupe humain identifiable à des traits culturels (coutumes, langue, histoire, religion, etc.) qui supposent une appartenance, reconnue ou connue (par soi et/les autres), et qui renvoient à la question de l’identité. Bien que n’étant qu’accessoirement liée à la couleur de la peau, cette utilisation croissante du mot ethnie (surtout à partir des années 1970) montre toutefois que l’appréhension de la « question raciale » se fait davantage d’un point de vue social.

Ces évolutions théoriques qui ne concernent que la Nouvelle droite « canal historique » sont fortement critiquées par certains anciens membres (démissionnaires ou exclus) qui forment une sorte de tendance völkisch14 informelle externe au GRECE.

IMMIGRATION, RELIGION, ISLAM

Voilà des thèmes grâce auxquels il semble aisé de reconnaître et dénoncer les positions d’extrême droite. Mais, ici encore, la Nouvelle droite ne simplifie pas la tâche du militant de gauche.

Elle dénonce certes une immigration qui a été « massive et mal contrôlée » et a entraîné de graves « pathologies sociales », mais aussi une « déportation » de population qui transforme les hommes en main-d’œuvre bon marché pour le patronat. Ce qu’elle critique, surtout, c’est ce phénomène de déracinement qui brise les attaches culturelles et familiales, et fabrique ainsi des individus idéaux de la modernité : l’État jacobin veut détruire les cultures d’origine des populations immigrées par un « modèle d’assimilation purement individuel à une citoyenneté abstraite » qui refuse de reconnaître « des identités collectives et des différences culturelles »15. Dès 1976, le GRECE se prononce en effet contre « l’intégration forcée » des enfants d’immigrés, et propose un enseignement adapté « pour chaque minorité ethnique »16. On peut ne voir là qu’un prétexte camouflant un banal racisme anti-arabes car, à l’époque, il s’agit aussi de favoriser le retour des travailleurs immigrés dans leur pays d’origine. Si, depuis, les néo-droitiers n’ont pas modifié leur point de vue hostile aux processus migratoires en cours, ils ont évolué sur un point : ils affirment désormais que la présence de population issues de l’immigration maghrébine est un fait sur lequel on ne peut revenir, et ils rejettent comme absurdes et dangereuses les idées de « remigration » ou celle, fantasmatique, d’une « Reconquista » par les armes17. Ils ne déplorent pas pour autant cette situation comme un abominable fait accompli, mais comme une réalité qu’il faut prendre en compte et qui, au travers de l’idée de communauté, peut même avoir des avantages (nous y reviendrons).

En ce qui concerne la religion, la Nouvelle droite se caractérise avant tout par sa fibre paganiste et son hostilité au christianisme responsable, via l’universalisme et l’égalitarisme, de la décadence européenne. La partie « tolérante » du GRECE pouvant elle être perçue comme ayant « une attitude philosémitique »18, ce qui tranche ainsi avec une large partie de l’extrême droite. Si l‘héritage indo-européen et le paganisme (véritable religion des Européens) sont un remède et un modèle, il ne s’agit pas pour autant de prôner un retour à des cérémonies ou des sacrifices rituels mais de retrouver un « mode de vie », une tolérance (étrangère aux monothéismes), un autre rapport à la nature, aux ancêtres et à la tribu, donc à l’ethnie19.

Et l’islam ? Bien que baignant à sa naissance dans le racisme anti-arabe caractéristique de l’après-guerre d’Algérie, le GRECE n’échappe pas au rapport ambigu qu’entretient l’extrême droite française avec l’islam, l’Islam et le monde arabe : notamment une certaine fascination pour la civilisation, pour la figure du guerrier arabe, sa virilité, les valeurs de l’islam (ce « monothéisme quasi parfait »20) ou le traditionalisme ésotérique (avec des figures comme René Guenon). Dans les années 1980 et 1990, une partie de l’extrême droite, en particulier nationaliste révolutionnaire, est prise de passion pour les régimes islamistes libyen et surtout iranien ; la Nouvelle droite, sous l’influence d’apôtres de Julius Evola, découvre même dans ce dernier un « traditionalisme révolutionnaire ».

En 1989, alors que le débat sur le voile fait rage, les néo-droitiers dénoncent un « racisme anti-musulmans »21 et Alain de Benoist prend position dans Le Monde en faveur au droit au port du foulard islamique. Il en profite toutefois pour pointer les contradictions de la République et des Droits de l’Homme en évoquant ce qui est pour lui un bel exemple de « conflit de valeurs » : « A une époque qui attache tant d’importance à la liberté de choix, une jeune musulmane aurait le droit de choisir d’avorter, mais pas celui de porter le voile ? »22 Un an auparavant, à la télévision, il avait expliqué qu’il préférait « qu’on construise en France des mosquée plutôt que des fast-food par exemple, parce que c’est l’autre, mais c’est un autre dans le domaine de la spiritualité au lieu d’être le même dans le domaine du matérialisme »23.

Des propos qu’il confirmera par la suite, faisant de la culture américaine (McDo et supermarché) un plus grave danger pour « notre identité » que l’islam24.

Les événements du 11 septembre 2001 ne lui font pas changer de position alors qu’ils provoquent le basculement d’une partie de l’extrême droite dans un discours anti-islam. C’est le cas d’anciens du GRECE, comme par exemple Guillaume Faye qui va théoriser l’inévitable guerre ethnique entre Européens et Musulmans. Le « canal historique », s’il condamne évidemment le terrorisme et le totalitarisme, ne s’en prend ni à l’islam, ni à l’islamisme.

COMMUNAUTÉS

Le débat et les fantasmes autour de la question du communautarisme sont très prégnants en France, mais le phénomène est récent (le mot n’entre dans le dictionnaire qu’en 1997). Pour certains, ce ne serait qu’une hallucination, pour d’autres un phénomène expliquable par divers facteurs (crise économique, crise des valeurs, mondialisation qui permet aux immigrés de rester en contact avec leur pays d’origine, racisme, retour du religieux, etc.). Souvent montré du doigt, le modèle assimilationniste républicain qui depuis le XIXe siècle fabriquait autoritairement des Français à partir d’Occitans, de Bretons puis d’immigrés, semble, pour des raisons multiples, ne plus fonctionner.

La notion de multiculturalisme qui dans les années 1980 était en fait le synonyme d’une culture « majoritaire » (« française ») ouverte aux autres cultures (à l’exemple du festival de musique malienne au fin fond de l’Ardèche) s’est peu à peu transformée car ce dont il s’agit aujourd’hui, et qui fait polémique, c’est de l’existence (ou non) de plusieurs cultures juxtaposées ; donc de plusieurs communautés. Le terme de communautarisme a généralement une connotation négative, associé au repli, à la fermeture et à de possibles conflits (avec la référence des affrontements du Liban) ; tout le monde se devrait alors de dénoncer le communautarisme, donc la constitution de communautés identifiées et séparées. Mais pas la Nouvelle droite.

C’est dans les années 1990 que les positions de la Nouvelle droite prennent une orientation communautarienne qui se poursuit encore aujourd’hui25. Elle s’appuie notamment sur des auteurs anglo-saxons tels que Charles Taylor ou Michael Sandel qui, en réaction à la théorie politique libérale, avancent à partir des années 1980 l’idée que l’individu n’existe pas indépendamment d’appartenances culturelles, ethniques, religieuses ou sociales.
La crise, la mondialisation et le recul de l’État nation libèrent de l’espace pour la résurgence du fait communautaire et régionaliste (et, politiquement, pour des phénomènes tels que le « populisme » ou le néo-nationalisme). Face à un État qui lui assure de moins en moins de protection, et alors que grands corps intermédiaires tels que le PCF ou l’église catholique qui offraient solidarité et contre-société ont disparu, les individus se trouvent seuls.

Pour les néo-droitiers l’irruption de la communauté n’est donc pas un signe négatif de « repli sur soi », mais au contraire le signe d’un sursaut, d’une résistance ; la résurgence de la communauté comme forme possible de dépassement d’une modernité capitaliste à l’agonie. Les liens organiques qui n’avaient pas été complètement réduits et restaient sous-jacents, resurgissent par endroit, en particulier chez ceux qui souffrent le plus, les descendants d’immigrés. Alain de Benoist n’hésite pas à évoquer « des liens qui libèrent »26. Pour la Nouvelle droite, l’intérêt de la communauté réside dans son fonctionnement organique (des membres différents mais complémentaires s’entraident pour un bien commun) : elle se différencie ainsi d’une société libérale moderne qui l’a supplantée et qui, au contraire, repose sur des relations mécaniques (entre individus abstraits et égaux juxtaposés ignorant le bien commun et se croyant libres de leurs choix).

Pour le dire autrement, les débats qui ont cours concernent le communautarisme qui se ferait jour au sein des populations issues de l’immigration : principalement celles dont la religion (majoritaire ou « culturelle ») est l’islam, c’est-à-dire les « communautés » marocaine, algérienne, tunisienne et turque, voire un communautarisme qui, comme le salafisme, chercherait à dépasser ces cadres (mais certainement pas une fantomatique « communauté musulmane ») ; et dans une moindre mesure les populations d’origine subsaharienne ou asiatique. S’y ajoute une possible re-communautarisation, sur une base ethnique ou religieuse, des populations non-issues d’une immigration extra-européenne récente, par exemple la minorité catholique27.

Des communautés cherchent à s’affirmer et à se faire reconnaître dans la vie publique mais, dans un contexte où domine le couple individualisme/jacobinisme, le rejet des revendications identitaires pousse certains groupes à des « affirmations communautaires pathologiques »28. Pour les néo-droitiers, il conviendrait donc que les pouvoirs publics négocient et examinent au cas par cas les demandes. Si l’existence d’une loi commune est un préalable indispensable, il devrait être possible d’autoriser des dérogations au droit commun tant qu’elles ne portent pas atteinte à l’ordre public 29. La reconnaissance légale des communautés et leur juxtaposition, la préservation des identités culturelles et religieuses spécifiques, favoriseraient une meilleure participation à la vie publique, une coexistence harmonieuse et une meilleure stabilité sociale…30

Pour la Nouvelle droite, les immigrés et descendants d’immigrés qui ne désirent pas s’assimiler mais, au contraire, souhaitent préserver coutumes et traditions, ne sont donc pas à critiquer, et pourraient même être un exemple pour les populations non-issues d’une immigration extra-européenne récente. « Le spectacle d’une identité forte devrait plutôt conduire ceux qui n’en ont plus à s’interroger sur ce qui a fait disparaître la leur : l’emprise planétaire des valeurs marchandes et le nihilisme occidental, par exemple. »31. Bien que condamnant l’extrémisme, Alain de Benoist comprend le « rejet de ce mode de vie occidental fondé sur le matérialisme, le vide spirituel, l’effondrement du lien social, la disparition des repères, le primat de l’argent, la prostitution du négoce et l’obsession de la consommation soumise »32.

Il s’agit donc de respecter les « identités collectives » et les « différences culturelles » des populations d’origine immigrée, en précisant que « l’identité ethnoculturelle des différentes communautés qui vivent en France aujourd’hui doit cesser d’être rabattue sur le domaine privé, pour faire l’objet d’une véritable reconnaissance dans la sphère publique. » Le GRECE adhère à « un modèle de type communautarien, permettant aux individus qui le souhaitent de ne pas se couper de leurs racines, de maintenir vivantes leurs structures de vie collectives, et de ne pas avoir à payer leur respect d’une nécessaire loi commune de l’abandon de la culture qui leur est propre. »33


Alain de Benoist constate que, malgré leur non-reconnaisance légale, se constitue aujourd’hui en France des communautés, c’est-à-dire, sur une aire géographique commune, des groupes aux traditions, cultures et modes de vie différents et spécifiques (dont certains issus de vagues d’immigration successives). Il est aujourd’hui favorable à l’institutionnalisation de ces communautés de descendants d’immigrés sur le sol français, leur reconnaissance par l’État et leur organisation selon leurs règles et coutumes propres (communautés algérienne, marocaine, malienne, etc.). C’est aux pouvoirs publics de prendre en compte ces identités culturelles différentes, de modifier la législation en ce sens et, inévitablement, de rétrocéder une partie de son autorité aux communautés, par exemple certains services de police et de justice (il y a des cas en Grande-Bretagne et au Canada), la gestion de l’aide sociale (cela pourrait être le cas pour des communautés de religion musulmane en usant de la zakât), voire la gestion administrative de certains quartiers (devenant des places de sûreté ou safe space).

Les néo-droitiers connaissent les critiques qui visent le phénomène communautariste, notamment celles émises par les défenseurs d’un assimilationnisme républicain et laïc, mais aussi celles dénonçant l’assignation d’individus à un groupe spécifique et donc aux normes supposées de ce groupe (par exemple un Français dont les grands-parents sont nés en Kabylie et qui est assigné à de prétendues communautés musulmane, algérienne, voire arabe). C’est pourquoi ils présentent leur « droit à la différence », comme une liberté, non comme une obligation et s’opposent à tout essentialisme. Contre l’idéologie de la modernité qui prétendrait que l’identité relève exclusivement du choix personnel, Alain de Benoist avance qu’« il est vain de vouloir échapper à tout déterminisme, mais qu’aucun déterminisme ne détermine absolument »34.

 

Il ne nie pas pour autant les écueils et dangers que peut croiser la communauté et qui pourraient mener à un communautarisme « insupportable » : des groupes clos et despotiques, des hiérarchies obsolètes, le refus de la loi commune, la volonté de faire sécession, l’exclusion ou l’apartheid (dont la version sud-africaine a été défendue par le GRECE jusque dans les années 1980). Pour les grécistes, la limite c’est l’ordre et la reconnaissance de la loi commune. Tout ne se vaut néanmoins pas, et l’éditorialiste d’Éléments classe également comme « insupportable » le fait de « placer sur pied d’égalité la culture d’accueil et les cultures d’origine, comme si c’était à la première de s’adapter aux secondes ou comme si toutes les identités avaient de la valeur à la seule exception de celle des autochtones »35. La « culture dominante » de chaque pays devrait, au contraire, constituer un « référent central ». Le relativisme culturel a des limites, celles de l’ordre et de la hiérarchie, et l’affirmation communautaire est, en fin de compte, perçue comme un moyen de pacifier la société et d’assurer la stabilité des structures fondamentales (État, propriété, salariat, famille).

 

La question qui pose alors est de savoir si l’appartenance est choisie ou imposée. Alain de Benoist explique que « le droit à la différence n’est par ailleurs qu’un droit, c’est-à-dire une liberté, non une obligation »36 ; les communautés pouvant être « héritées ou choisies », il prône la possibilité de les quitter, d’en rejoindre d’autres, sans être qualifié de traître (c’est le « droit de sortie » ou « exit right »). Ce qui importe c’est que les structures et leurs spécificités culturelles soient préservées, par une endogamie assumée et favorisée par des dispositifs législatifs ad hoc. Car même si le théoricien reconnaît que les coutumes communautaires évoluent (notamment au contact des autres), l’institutionnalisation aurait d’abord pour objet la préservation de ces fonctionnements et traditions. « Choisir » une communauté équivaudrait donc à s’engager à en respecter les règles, et ce ne serait pas à l’État d’y veiller, mais bien à des structures communautaires de police et de justice.

 

De telles idées sont même en rupture avec le traditionnel ethnodifférentialisme qui liait chaque peuple à une culture, une religion et une terre. Pour Alain de Benoist, identité et valeur ne sont désormais plus forcément attachées à un territoire, plutôt l’inverse : un territoire n’est pas lié à une communauté spécifique. Toute appartenance devient une construction sociale. Si, dans les années 1960, les futurs grécistes voyaient l’Europe comme « un cœur dont le sang bat » au-delà du continent, il semble que pour eux, désormais, chaque entité ethnique puisse faire de même, y compris en France… L‘écart est flagrant avec la tendance völkisch, qui défend la position « un terre, un peuple » et ne ménage pas ses critiques vis à vis des thèses d’Éléments37.

NOUVELLE DROITE ET EXTRÊME DROITE AUJOURD’HUI

Le revirement de la Nouvelle droite sur la question ethnique en Europe a été ressenti par certains comme un véritable Bad-Godesberg 38. Alain de Benoist abandonnerait tous les repères (terre, sang, traditions) et donnerait « plus d’importance à ce que les gens pensent ou font concrètement, aux valeurs dont ils se réclament et à la façon dont ils les vivent, qu’à ce qu’ils sont ou sont présumés être. »39 Le voilà qui sombre dans la bien-pensance, évoquant « la volonté de vivre en commun » et reprenant à son compte la différence faite par Paul Ricœur entre identité-idem et identité-ipse : « on ne définit pas tant son identité par le rappel de ce que l’on a fait en commun dans le passé qu’en disant ce que l’on souhaite faire en commun dans l’avenir. […] Ce n’est pas l’avoir-été, mais le vouloir-faire ensemble qui dit ce qu’il en est aujourd’hui de notre identité »… Le cœur de Pierre Vial ou Le Pen battant pour la première, celui d’Alain de Benoist pour la seconde… (tout comme Emmanuel Macron).

 

Alain de Benoist se place en décalage croissant avec l’extrême droite traditionnelle, même lorsqu’il évoque les traditions ou l’identité européennes : « Nous sommes riches d’un extraordinaire héritage. Cet héritage il ne faut pas le regarder d’une manière réactionnaire ou restaurationniste […] les traditions sont faites pour être actualisées, transformées ; l’identité ce n’est pas ce qui ne change jamais, c’est ce qui nous permet de rester nous-même en changeant tout le temps. Et l’histoire de l’Europe c’est une série de métamorphoses » 40


Certains se demandent si le pape de la Nouvelle droite, avec le poids des âge, ne serait pas tout bonnement devenu un homme de gauche…41 il en faudrait peu pour que lui-même l’admette. Il l’avoue, s’il votait ce serait davantage pour Bernie Sanders que pour Donald Trump, pour Jean-Luc Mélenchon que pour Marine Le Pen42. Pourtant, s’il est dans la case « facho », il doit bien être possible de le rattacher à l’extrême droite ? Il y a certes son opposition à l’immigration actuelle. Mais il y a surtout quelque chose qu’on ne peut lui ôter, c’est son élitisme (antibourgeois), son rejet de l’égalitarisme et de la démocratie (non pas dans une démarche militante mais plutôt dégagé des triviales contingences du politique). Son « antiracisme » se base sur le respect des différences, mais aussi sur l’existence au sein de chaque communauté d’une forme de hiérarchie (inséparable de l’homme de par son animalité), voire d’aristocratie. C’est le propre de la communauté organique que défend par exemple, d’une autre manière, le courant monarchiste et qui s’incarne dans la trifonctionnalité indo-européenne – d’autres néo-droitiers étant même envoûtés par le système indien des castes43.

 

On retrouve aussi dans la Nouvelle droite l’influence de l’élitisme individualiste théorisé par Julius Evola, cet auteur italien que l’on découvre en France à partir de la fin des années 1960, qui défend « la race de l’esprit », celle des « hommes différenciés », quitte à écorner le racisme biologique. Dans cet esprit, dès 1977, Alain de Benoist écrit que « tous les hommes de qualité sont frères, n’importe la race, le pays et le temps. »44 et déclare en 2004 : « je n’ai pas de mal à préférer Nelson Mandela à George Bush, le sous-commandant Marcos à Tony Blair, Léopold Sédar Senghor à Jean-Paul Sartre, Oum Khalsoum à Star Academy, Sami Naïr à Jean-François Revel et Khalil Gibran à Philippe Sollers ! »45.

Alain de Benoist et le GRECE restent donc toujours liés à la communauté de l’extrême droite par certains principes, leurs références et leurs amitiés, mais dans une position très marginale. L’évolution est sensible dans la revue Éléments, dont la nouvelle formule, depuis octobre 2015 est un succès de presse (elle revendique 15 000 exemplaires vendus), mais au prix d’un discours policé qui désarçonne ou déçoit les vieux lecteurs et compagnons de route du GRECE. Si Éléments devient un magazine culturel et de débats d’idées qui ressemble de plus en plus à ces homologues, il ne pourra jamais être « de gauche ».

 

Quid de l’influence de la Nouvelle droite et d’Alain de Benoist sur le FN ? Faut-il voir dans ses quarante années de « résistible » ascension la victoire de la stratégie métapolitique lancée il y a cinquante ans par un petit groupe de très jeunes intellectuels ? Un rapide coup d’œil aux positions respectives de Marine le Pen et d’Alain de Benoist sur la question de l’Islam ou de l’immigration permet d’en douter (le programme du FN étant sans doute l’un des derniers à défendre l’idée d’assimilation).

Le FN a longtemps été un parti d’extrême droite très classique, avant tout préoccupé par l’anti-communisme. Jusqu’en 1998, il a surtout subi l’influence doctrinale du Club de l’Horloge, qui a par exemple forgé le concept de « préférence nationale », et dont les principaux dirigeants ont rejoint le parti. Mais, au cours des années 1980-1990, il passe d’une xénophobie visant le ou les voisins à une défense de l’identité (perçue comme menacée par l’immigration), une évolution à laquelle ont contribué des transfuges néo-droitiers ayant rejoint le parti – de la défense des identités des peuples opprimés du monde, ou des minorités ethniques en Europe, on passe aisément à celle de l’identité française46.

Le GRECE n’est pas dans une démarche électoraliste et Alain de Benoist, qui ne vote pas, critique à plusieurs reprises, notamment dans les années 1990, les positions racistes du FN. Interrogé par Le Monde, il dénonce l’usage discriminatoire que ce parti fait du « droit à la différence », et sa vision de « la différence comme un absolu alors qu’elle n’existe par définition que dans la relation »47.

Il est assez logique qu’aujourd’hui les élémentistes se reconnaissent moins dans la ligne de Marion Maréchal-Le Pen que, à la rigueur, dans celle, souverainiste, qu’a pu incarner Florian Philippot, mais pas dans leurs dénonciations du communautarisme. Si Marine le Pen dit avoir lu et apprécié Jean-Claude Michéa, il est peu probable qu’elle ait fait de même avec Alain de Benoist.

Quant à l’ethnocentrisme virulent et offensif, il reste aujourd’hui la position de ceux qui ont quitté le GRECE comme Pierre Vial, Guillaume Faye ou Robert Steuckers. Des départs qui ont nourri théoriquement et donné une orientation ethnodifférencialiste très GRECE « première version » aux franges nationalistes révolutionnaires et nationalistes européennes qui prospèrent hors du FN à partir de 1998 et surtout depuis 2011, mais qui, le plus souvent, sont réduites à une agitation métapolitique groupusculaire.

AUJOURD’HUI, LE RETOUR DE LA RACE ?

Depuis quelques années, un autre titre prospère dans les kiosques, Réfléchir & Agir, un magazine qui joue sur la rupture et la provocation, consacrant couvertures et dossiers à la « question raciale » ou au « nationalisme blanc ». Loin du racisme beauf qui pullule sur les réseaux sociaux, on y retrouve l’influence de Pierre Vial, de Terre et Peuple et de la Nouvelle droite « première version ». Est-ce un épiphénomène ou un symptôme ?

Il semble que, dans les thèses d’une partie de l’extrême droite, le vocable de la race fasse son retour.

Depuis les Printemps arabes et la « crise migratoire », les positions se radicalisent entraînant débats internes et remises en cause stratégiques (l’ennemi principal devrait-il être le « non-blanc » ou l’islam ?).

Le grand public français a découvert le syntagme « nationalisme blanc » – qui fait écho au « nationalisme noir » américain – à l’occasion de la campagne de Donald Trump de 2016 mais, en fait, des ouvrages de référence de ce courant sont traduits et édités dans l’Hexagone depuis plusieurs années. En un renversement doctrinal, le suprématisme blanc d’antan (voué à dominer le globe) fait place à une lutte de libération nationale blanche : soit pour chasser « les autres » (version offensive) ; soit, plus fréquemment, pour préconiser un repli stratégique et la construction d’un « foyer blanc » séparé (version défensive). C’est le constat du poids démographique décroissant des « blancs » dans le monde qui pousse les militants d’extrême droite à des revirements surprenants. En cinquante ans les Russes sont ainsi passés du statut de sous-hommes, à celui de derniers espoirs du monde blanc (mais sur ce point, comme sur celui des Européens des pays latins, les nationalistes américains sont plus sourcilleux). D’autres rêvent d’une alliance avec les pays d’Afrique du Nord, premiers concernés par l’immigration subsaharienne, quitte à déterrer les vieilles théories raciales selon lesquelles les Maghrébins, ou du moins les Kabyles, sont de « race blanche » ; le racisme et les violences que, depuis 2011, subissent les migrants subsahariens de la part des autorités comme d’une partie de la population (du Maroc à la Tunisie), sont évidemment vus d’un bon œil. En France, la tendance völkisch décèle dans les travaux du géographe Christophe Guilluy sur la « France périphérique » l’amorce d’un phénomène communautarien séparatiste blanc. Etc. Si l’extrême droite reste toutefois timide et prudente avec ce vocabulaire (ne serait-ce que par crainte de poursuites judiciaires judiciaires), elle se félicite de l’évolution du langage, notamment d’un usage croissant dans les médias d’expressions comme « petits blancs », « White trash », « racisme anti-blanc » ou « white flight ».

 

En février 2017, beaucoup d’auditeurs ont sans doute été étonnés d’entendre Alain de Benoist sur France Culture ; ils l’ont peut-être été davantage en remarquant que ce n’était pas l’éditorialiste d’Éléments, mais bien son contradicteur, Eric Fassin, sociologue à Paris VIII, qui analysait la société en terme de « classes populaires blanches » et de « minorités non-blanches »…48 C’est en effet dans le champ lexical de gauche que le concept « race » fait aujourd’hui un retour en force, ce qui provoque, on le comprend, quelques réjouissances chez les militants d’extrême droite même si cela en laisse pantois plus d’un.

La définition dominante du racisme a longtemps été celle d’un ensemble de comportements, discours et pratiques négatifs, discriminants, qui s’appuient sur des arguments biologiques erronés – la science ayant prouvé que les « races » n’existaient pas49 – et que de fortes doses d’éducation et de culture devraient faire disparaître. Depuis quelques années, dans une partie du milieu universitaire et militant influencée par des écrits américains, le racisme est désormais théorisé comme un fait structurel, constitutif du système, et par lequel l’État et le capital « racisent » certaines catégories de la population afin de davantage les discriminer, les dominer, voire (pour ceux qui se réfèrent à Marx) les exploiter. La race est dans ce cadre décrite comme une construction sociale et, de ce fait, elle serait un concept dégagé de conceptions biologiques. Or, si « la race » est toujours, forcément, le fruit d’une construction sociale (qui donc évolue en fonction des époques et des lieux), une théorie sur la race est toujours, en dernière instance, un regard porté sur une catégorie de population en fonction des critères physiques que l’on pense être les siens (morphologiques, génétiques ou ne serait-ce que la couleur de peau)50.

Ces théories remportent à la gauche de « la gauche » et dans les milieux plus radicaux un certain succès (que leur aspect innovant n’explique qu’en partie). Beaucoup y voient le rouage jusqu’ici inaperçu du système de domination (voire du mode de production capitaliste) dont la révélation offrirait, enfin, une indispensable clé de compréhension. Ceux qui manient le concept de race le placent d’ailleurs fréquemment au centre de la critique sociale comme s’il s’agissait du pilier central soutenant tout le système (le reste pouvant devenir secondaire ou accessoire).

Quant aux militants, ils espèrent de ces armes théoriques novatrices une action plus pertinente et plus efficace. Néanmoins, il y a souvent un écart, sinon un biais, entre les subtilités conceptuelles élaborées par tels théoriciens ou universitaires et la manière dont les militants se les accaparent et les adaptent, souvent bien plus prosaïquement – la polysémie et l’ambiguë du mot « race », sa forte charge symbolique, ne facilitant il est vrai pas la tâche.
Évoquons tout d’abord une idée qui – c’est significatif – ne retient guère leur attention : celle de l’éventuelle déconstruction de ces constructions sociales que seraient les races, et auxquelles l’État/le capital/le système/etc. assigneraient des individus ou des catégories de population. Ce « désintérêt » peut paraître curieux car ces théories sont élaborées par des universitaires très au fait de la littérature post-moderne par laquelle on s’attache désormais à déconstruire cette construction sociale qu’est le genre. Mais il est vrai qu’un tel travail de déconstruction (essayer de traiter de la même manière les personnes quelle que soit leur couleur de peau), renverrait à une démarche individuelle (un effort sur soi-même) ou pédagogique qui rappelle fortement l’antiracisme moral et assimilationniste des années 1980… ceux qui se revendiquent d’une telle stratégie sont donc dénoncés par les radicaux comme des idiots utiles ou des complices du racisme.

Au contraire, et assez paradoxalement, la thèse qui semble dominer dans une foultitude de discours est celle d’une affirmation de cette catégorisation/assignation imposée par le système. Pour dévoiler le processus de « racisation », il s’agirait de se réapproprier « la race en tant que construction sociale », de transformer une stigmatisation infamante en une arme contre le racisme et son monde – il peut s’agir de la couleur de peau, de l’« origine » ou de la supposée appartenance religieuse (l’ajout de la religion renvoyant, de fait, à une analyse ethnique). Cela peut s’accompagner de discours mettant en avant une communauté qui, de symbole/lieu d’oppression, devient foyer d’entraide et de résistance, donc de lutte, et doit nécessairement être renforcée. On retrouve aussi parfois la volonté de mettre en valeur des catégories ou groupes dévalorisés par l’État ; par exemple une valorisation de « la race noire » qui n’est pas sans rappeler certains aspects du nationalisme noir américain des années 1960. De la volonté de dévoiler des processus sociaux, on comprend donc que certains en arrivent tout bonnement à une lecture ethnique de la société51. C’est désor