3. La réception de la critique du fétichisme de la valeur (Wertkritik)

Au-delà de sa complexité, la Wertkritik ou critique [du fétichisme] de la valeur, se prêtait à un usage simplifié, immédiatement évocateur et donc séduisant. Dans la réception que la gauche radicale fit de cette théorie, les trois topoi du discours antideutsch : le couple bourreaux/victimes, la singularité allemande contre les universaux de gauche et de la « projection » étaient bien à l’oeuvre et participèrent probablement de son succès. La première branche de la Wertkritik avait Robert Kurz, auteur du Livre noir du capitalisme[523], pour chef de file, depuis la fin des années 1980, elle tournait autour de la critique du concept traditionnel de socialisme et de l’économie soviétique. La seconde branche axait davantage son analyse sur l’antisémitisme et la nation, elle se déployait notamment à l’ISF de Fribourg et dans la publication Bahamas de Berlin.

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Le fétichisme de la valeur et l’antisémitisme moderne : Moische Postone

Selon Peter Ullrich l’opus du politologue marxiste américain, Nationalsozialis-mus und Antisemitismus, paru en 1995[524] devint presque un manifeste de fondation de la gauche antideutsch. Sa réception fut telle en effet et la popularisation de ses thèses se répandit si vite, quoique sous une forme simplifiée, qu’il convient de se pencher brièvement sur elles et notamment sur la notion d’antisémitisme secondaire qu’il développa.

Postone était guidé par la recherche de liens entre les éléments structurels de l’antisémitisme moderne – distinct de l’antisémitisme d’ordre religieux – et les effets de la socialisation capitaliste. Postone expliquait l’antisémitisme moderne par le double caractère de la marchandise dans la conscience collective, tel que Marx l’avait déjà développé : la valeur d’usage et la valeur d’échange. La valeur d’usage semble naturelle et concrète, tandis que la valeur d’échange paraît abstraite et construite socialement. Cette dichotomie, dans la conscience collective, entre une valeur naturelle et concrète d’un côté et une valeur abstraite de l’autre aurait été transposée, avec le développement du capitalisme au 19ème siècle et l’importance croissante du capital, de la marchandise au système capitaliste. C’est alors le petit producteur qui aurait pris la valeur d’usage, « concrète », « saine » et « naturelle », enserré et renforcé par une unité « organique » : la « communauté », le « peuple », la « race ». Tandis que la part abstraite du capitalisme s’incarnerait dans le capital financier auquel, explique Postone, ont été associées des valeurs telles que « l’exploitation », les « monopoles », les « banques », le « mauvais capitaliste tirant les fils. »

L’antisémitisme moderne prendrait alors son origine dans la recherche de boucs émissaires dans la machine capitaliste anonyme par un mécanisme de personnification du capital abstrait[525]. Cette abstraction étant alors incarnée par « le Juif » ou la judéité internationale – comme antagonique de l’Aryen -, le Juif auquel l’antisémite accordait le pouvoir de la domination mondiale occulte.

Auschwitz dans cette optique est décrite par Postone comme une « fabrique d’extermination de la valeur, c’est-à-dire d’extermination de la personnification de l’abstrait » : le Juif. Il se distinguait du racisme par le fait que les Juifs n’étaient pas perçus simplement comme membres d’une autre communauté, étrangère, mais comme destructeurs, heimatlos, de la propre communauté. Deux stéréotypes constitutifs de l’antisémitisme moderne étaient ainsi selon Postone : le manque de racine et d’ancrage des Juifs et la conspiration mondiale dont ils étaient les artisans[526].

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Postone se distinguait ainsi des analyses marxistes du fascisme ou du nazisme qui voyaient l’origine de la « barbarie allemande » dans le fossé entre l’évolution des forces capitalistes de production et l’arriération de la superstructure politique et offrait une voie de sortie au milieu de l’impuissance des théories marxistes à expliquer l’holocauste. Il reformulait, à partir d’un postulat marxiste, une critique sociale avant tout centrée sur « l’idéologie » de l’antisémitisme.

Malgré les divergences des inspirations théoriques, la réception que fit la gauche antideutsch à cette théorie, vulgarisée et simplifié conduisait à mettre au centre de l’analyse du capitalisme – ainsi que de l’anticapitalisme qui en procédait – non plus les contradictions sociales et la lutte des classes, mais l’antisémitisme considéré comme « idéologie », c’est-à-dire détaché, même s’il en résultait, des mécanismes économiques.

Cette théorie du fétichisme de la valeur fournissait de l’antisémitisme, une explication reposant donc essentiellement sur la séparation, dans la conscience collective du capital producteur « sain » et du capital financier « malsain ». Cette analyse de l’antisémitisme, devenue depuis l’une des matrices essentielles de la gauche antideutsch, transposée à l’anticapitalisme se retournait à nouveau contre la gauche anticapitaliste elle-même – de la Nouvelle gauche à la gauche traditionnelle et anti-impérialiste. La gauche radicale, à la lumière de cette analyse de la gauche antideutsch, n’était plus immunisée contre l’antisémitisme, bien au contraire, elle en reproduisait l’une des principales structures en partageant cette tendance à personnifier et diaboliser le capital financier en l’incarnant notamment dans les Etats-Unis. Selon cette analyse, dénoncer les banques revient à faire la différence entre le capital industriel et productif et le capital financier, vivant comme un parasite sur le dos des travailleurs en faisant fructifier le capital (alors que le capitalisme est un tout et l’un n’existe pas sans l’autre).

La vulgarisation de la critique du fétichisme de la valeur conduisait en effet à assimiler l’antiaméricanisme et l’anticapitalisme à une forme d’antisémitisme secondaire. Et par contamination à porter le discrédit sur l’anti-impérialisme partageant cette dérive de personnification du mal, dans les Etats-Unis notamment. Au contraire du marxisme orthodoxe, la critique du fétichisme de la valeur partait par ailleurs de l’absence de sujets réels dans le capitalisme, et invalidait les catégories opposées de « dominés » et « dominants ». Le capitalisme serait dans cette optique un rapport impersonnel se déroulant dans le dos des hommes, tandis que le prolétariat en serait partie intégrante. Ces analyses menaient ainsi à l’abandon de l’idée de la révolution et du prolétariat comme sujet révolutionnaire. Tous les paradigmes de la Nouvelle gauche, hérités par la gauche radicale, étaient ainsi renversés, disqualifiés par la contamination de l’antisémitisme.

Les débats théoriques sur ces questions sont nombreux et complexes. Or la réception et la popularisation de certains de leurs éléments sont tout aussi puissantes dans la scène. Non seulement la remise en cause de l’idée de sujet révolutionnaire ne peut qu’être mise en relation avec l’effondrement effectif du socialisme réel et partant, d’un cadre de référence lié à la révolution d’octobre 1917. Par ailleurs, la méfiance développée à l’encontre de toute théorie sociale critique reposant sur une dichotomie et opposant des « dominés » à des « dominants », est rapidement soumise au soupçon d’une dégradation en une dichotomie opposant « victimes » et « bourreaux », dichotomie où l’identification à la victime et la diabolisation du bourreau s’assimile à une forme d’antisémitisme secondaire.

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Gauche antideutsch et questions de genre

L’analyse féministe du National-socialisme trouvait son origine dans la critique féministe de l’antifascisme tel qu’il était conçu par la majorité de la gauche radicale. Cet antifascisme associait fascisme et capitalisme, réduisait le National-socialisme à des explications économiques et était impropre à expliquer les ressorts du nationalisme ni son lien avec l’antisémitisme et le racisme. Les féministes étaient directement sensibles à cette critique de l’antifascisme concernant directement le type de « contradictions secondaires » – comme le patriarcat – qu’elles problématisaient et que le marxisme ordinaire avait tendance à réduire à des « appendices » du capitalisme.

Des débats sur le National-socialisme eurent lieu dans la gauche ouest-allemande féministe des années 1980. Deux tendances s’opposaient, la première tendait à présenter les femmes comme victimes de déterminismes structurels auxquels elles étaient assujetties, tandis que la seconde interrogeait la part d’autonomie, et donc de responsabilité, des femmes au sein de ces structures. Représentante, de la seconde, la sociologue féministe marxiste, Frigga Haug, tint une conférence à Berlin en 1980 dont la résonance fut internationale. Elle suscita en RFA un débat qui s’étendit sur toute la décennie. Le titre de cette intervention était « Victimes ou bourreaux ? Du comportement des femmes. [527] » Les termes du débat, à l’origine lié à la violence faite aux femmes, étaient les suivants : Fallait-il considérer que les femmes étaient « victimes » des conditions dans lesquelles elles agissaient ? Ou bien qu’elles agissaient de manière autonome dans des structures sociétales qui les opprimaient ? Frigga Haug posait les questions du pouvoir d’action et d’empowerment des femmes, alors que le féminisme auparavant avait privilégié une approche plus structuraliste, considérant les femmes comme un collectif, socialisées par leur sexe et victimes de la violence structurelle. A partir de là, certaines féministes remirent donc en question le dualisme Victime/bourreaux et s’efforcèrent de saisir la « fissure » (« Riss », Helke Sander 1980), traversant chacun et chacune. Il s’agissait de ne plus reproduire la dichotomie des sexes et des genres, mais de déconstruire aussi le sujet du mouvement féministe, sans pour autant verser dans le relativisme total entre bourreau et victime. Dans quelle mesure les femmes participaient-elles à l’instauration des rapports de domination ? Telle était la question.

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523 Kurz a développé une critique des notions de travail, de lutte des classes et de marchandise, telles qu’elles sont utilisées dans le mouvement ouvrier. Il est également l’auteur, avec Ernst Lohoff et Norbert Trenkle du Manifeste contre le Travail (2001). Paris

524 Postone Moishe, Nationalsozialismus und Antisemitismus, in M.Werz Antisemitismus und Gesellschaft, Frankfurt a.M. (1995)., cité par Ullrich, P. (2008). op.cit. p 132

525 Cela dit, Marx n’a pas lui-même parlé de ces personnifications ni de l’antisémitisme, cf. Michael Heinrich (2005). Kritik der politischen Ökonomie: eine Einführung, Stuttgart, p 187

526 Ibid.

527 „Opfer oder Täter ? Über das Verhalten von Frauen” publié dans das Argument, 1980, pp 643-649

 

Anne Joly

La position antideutsch et ses déclinaisons à l’Est et à l’Ouest : vers une Réunification de la gauche radicale ? (1995-1999)

2012

pp 260-263

https://d-nb.info/1078666423/34

https://edoc.hu-berlin.de/bitstream/handle/18452/17996/joly.pdf