Les mouvements politiques contemporains rompent radicalement avec la
tradition socialiste et communiste. Ils ne se déploient pas selon la logique
de la contradiction, mais selon celle de la différence , qui ne signifie pas
absence de conflit, d’opposition, de la lutte, mais leur radicale
modification, déployée sur deux plans asymétriques. Les mouvements
politiques et les individualités se constituent selon la logique du  » refus
« , de l’être  » contre « , de la division. À première vue, ils semblent
reproduire la séparation entre  » eux et nous « , entre l’ami et l’ennemi,
caractéristique de la logique du mouvement ouvrier ou de la politique tout
court. Mais ce  » non « , cette affirmation de la division, se dit de deux
façon différentes. D’une part, il est dirigé contre la politique et exprime
une séparation radicale avec les règles de la représentation, ou de la mise
en scène de la division à l’intérieur d’un même monde ; d’autre part il est
la condition d’une ouverture à un devenir, à une bifurcation des mondes et à
leur composition conflictuelle, mais non unificatrice .

Sur le premier plan, la lutte s’exprime comme fuite hors des institutions
et des règles de la politique. On se soustrait tout simplement, on s’en va
comme les  » peuples de l’Est  » ont quitté le socialisme réel, en traversant
les frontières ou en récitant sur place la formule de Bartleby  » I would
prefer not to « , je préférerais ne pas. Sur le deuxième plan, les
singularités individuelles et collectives qui constituent le mouvement
déploient une dynamique de subjectivation, qui est à la fois composition de
socles communs (droits collectifs) et affirmation différentielle d’une
multiplicité des pratiques d’expression et de vie. Fuite d¹un côté,
pratiques de soustraction politique, constitution de l¹autre, stratégies d’
 » empowerment.  » Cette nouvelle dynamique rend les comportements des
mouvements et des singularités opaques, incompréhensible aux politologues,
aux sociologues, aux partis politiques et aux syndicats.

***

En France, un des dispositifs les plus intéressants par lesquels les
mouvements tiennent ensemble les deux plans est celui de la  » coordination
« . Celle des  » intermittents et précaires d’Ile de France  » est la dernière
et la plus aboutie des coordinations qui, depuis le début des années 90
(coordinations des infirmières, des étudiants, de cheminots, des chômeurs,
des enseignants etc.) organisent toutes les formes de lutte d’une certaine
envergure.

Le refus, le  » no  » ( » on ne joue plus « ) est ce qui a fait basculer les
intermittents d¹un rapport ambigu, mais toujours individuel, à
l’organisation de l’industrie de la culture et de la communication, à un
nouveau rapport à eux-mêmes et au pouvoir qui passe par la  » puissance du
nous « . Au lieu d¹être l¹objet d¹une appropriation et d¹une exploitation de
la part de l¹industrie, toutes les caractéristiques de la coopération des
intermittents fonctionnent comme moteurs de la lutte.

La coordination est ce que l’événement de la lutte a rendu possible. Dans
l’événement, on voit à la fois l’intolérable d’une époque et les nouvelles
possibilités de vie qu’elle enveloppe. La déstructuration de l’intolérable
et l’articulation des nouvelles possibilités de vie ont une existence bien
réelle, mais elle s’exprime d’abord comme transformation de la subjectivité,
comme mutation de la manière de sentir, comme nouvelle distribution des
désirs dans les  » âmes  » des intermittents en lutte. Cette nouvelle
distribution des possibles ouvre à un processus d’expérimentation et de
création : expérimenter ce que la mutation de la subjectivité implique, et
créer les dispositifs, les institutions, les conditions capables de déployer
ces nouvelles possibilités de vie.

Deleuze et Guattari disaient à propos de mai 68 :  » Il faut que la société
soit capable de former des agencements collectifs correspondant à la
nouvelle subjectivité, de telle manière qu’elle veuille la mutation « ( ) En
considérant l’action politique à la lumière de l’événement, nous sommes
confronté à une double création, à une double individuation, à un double
devenir ( la création d’un possible et son effectuation) qui se confronte
avec les valeurs dominantes. C’est ici que le  » conflit  » avec ce qui existe
se manifeste. Ces nouvelles possibilités de vie se heurtent à l’organisation
des pouvoirs en place et à l’effectuation que ces derniers organisent de
cette même ouverture constituante .

***

La coordination a développé de manière exemplaire la lutte sur les deux
plans asymétriques, refus et constitution, déstructuration de l’intolérable
et déploiement de nouvelles possibilités.

La déstructuration de l’intolérable, en accomplissant un pas à côté des
formes codifiées et convenues de la lutte syndicale (assemblée,
manifestation), s’exprimera par l’invention des nouvelles formes d’action,
dont l’intensité et l’extension s’ouvriront de plus en plus vers le
harcèlement et le dévoilement des réseaux de commandement de la
société-entreprise . À la déréglementation du marché du travail et des
droits sociaux fait face une déréglementation du conflit, qui suit
l’organisation du pouvoir jusque dans les réseaux communicationnels, dans
les machines d’expression (interruption des émissions de télévision,
recouvrement des espaces publicitaires, interventions dans les rédactions
des journaux, etc.), que les luttes syndicales classiques ont grand tort
d’ignorer.

Aux mobilisations monumentales des syndicats (grèves), concentrées dans le
temps et l’espace, la coordination a couplé (sans l’opposer) une
diversification des actions (par le nombre de participants, la variations
des objectifs) en  » flux tendus  » (par la fréquence et la vitesse de leur
mise en place et de leur exécution), qui laisse entrevoir ce que peuvent
être des actions efficaces dans une organisation de la production
capitaliste mobile, flexible, où les machines d’expression (télévision,
publicité, presse, cinéma, festivals) sont constitutives de la  » production
« .
Si la déstructuration de l’intolérable doit inventer ses modalités d’action,
la transformation des manières de sentir que le refus implique n’est que la
condition d’une ouverture à un autre processus,  » problématique « , de
création et d’actualisation qui concerne la multiplicité. Le  » problématique
 » est ce qui caractérise la vie et l’organisation de la coordination. Les
subjectivités engagées dans la lutte sont prises entre le vieux partage du
sensible qui n’est déjà plus et le nouveau qui n’est pas encore là, si ce
n’est sous les modalités de la transformation de la sensibilité, de la
mutation des modalités de perception du monde . La coordination n’est pas un
collectif, mais une cartographie des singularités, composée d’une
multiplicité de commissions, d’initiatives, de lieux de discussion et
d’élaboration, de militants politiques et syndicaux, d¹une multiplicité de
métiers et de professions, de réseaux d¹amitiés, d’affinités  » culturelles
et artistiques  » qui se font et se défont avec des vitesses et des finalités
différentes. Le processus de constitution de la multiplicité qui s’amorce
ici n’est pas organique, mais polémique et conflictuel. Engagés dans ce
processus, il y a à la fois des individus et des groupes désespérément
accrochés aux identités, aux rôles et fonctions que l’organisation de
l’industrie a modulés pour eux, et des individus et des groupes engagés dans
un radical processus de désubjectivation de ces mêmes modulations. Il y a
des manières de faire et de dire conservatrices et des autres, novatrices,
distribuées entre individus et groupes différents, ou qui traversent un même
individu ou un même groupe

Le mot  » précaire  » ajouté à la dénomination d’  » intermittents  » de la
coordination d’Ile de France, est celui qui a déchaîné le plus de passions
et de prise de parole. Il y a ceux pour qui  » précaire  » désigne un fait, un
constat (il y a autant, sinon plus, d’intermittents non indemnisés, que
d’intermittents indemnisés ; le nouveau protocole, de toute façon,
transforme 35% des indemnisés en précaires). D’autres l’assument joyeusement
comme un renversement de l’assignation du pouvoir (de la même manière que « 
chômeur « ,  » errèmiste « ,  » immigré « , etc.), comme refus de la
classification à laquelle ils sont acculés. D’autres encore, tétanisés par
cette assignation aux contours indéfinis, négatifs, revendiquent l’identité
rassurante de l’  » artiste  » ou du  » professionnel du spectacle « , qui sont
tout autant des classifications, mais, dans leur esprit,  » positives « . À
l’artiste, au professionnel, on peut s’identifier, tandis que  » précaire « 
est une identification par défaut. Il y aussi ceux pour qui le mot « 
précaire  » est suffisamment ambigu, polysémique, pour ouvrir à une
multiplicité de situations qui débordent le  » spectacle  » et laisse
suffisamment de possibilités pour des devenirs échappant aux classifications
du pouvoir. D’autres encore revendiquent la  » précarité existentielle « , et
dénoncent la  » précarité économique « . Il y a encore ceux pour qui « 
précaire  » désigne le lieu où les classifications, les assignations, les
identités se brouillent (à la fois artiste et précaire, à la fois
professionnel et chômeur, alternativement dedans et dehors , aux bords, aux
limites) : le lieu où les relations, n’étant pas suffisamment codifiées,
sont à la fois, et de façon contradictoire, des sources d’assujettissement
politique, d’exploitation économique, et des opportunités à saisir.
 » Précaire  » est l’exemple même de la dénomination  » problématique « , qui
pose de nouvelles questions et sollicite de nouvelles réponses. Sans avoir
la portée universelle de noms comme  » ouvrier  » ou  » prolétaire « , il joue,
comme autrefois ces derniers, le rôle de ce qui excède, et par conséquent
n’est nommable que négativement par le pouvoir. Tout le monde est d¹accord
pour neutraliser la précarité comme arme d’assujettissement politique et
d’exploitation économique. La division s’opère sur la manière de l’effectuer
et sur le sens de cette accomplissement. Ramener l’inconnu des situations
problématiques qu’évoque la précarité au connu des institutions établies et
de ses formes de représentations : salariat, droit au travail (emploi),
droit à la sécurité sociale indexée sur l’emploi, démocratie paritaire des
organisations patronales et syndicales ? Ou inventer et imposer de nouveaux
droits favorisant un nouveau rapport à l’activité, au temps, à la richesse,
à la démocratie qui n¹existent que virtuellement, et souvent de manière
négative, dans les situations de précarité ?

On voit que les questions économiques, celles qui touchent aux régimes
d’assurance et de représentation, posent immédiatement des problèmes de
classification politique, qui renvoient à des processus de subjectivations
différents : rentrer dans le moule déjà fabriqué de la relation
capital-travail, en vivant l’art et la culture comme leur  » exception « , ou
interroger la métamorphose du concept de travail et du concept d’art, et
s’ouvrir aux devenirs que ces questions mêmes posent, en définissent
autrement l’  » artiste  » et le  » professionnel « .

Ou encore : reconduire le  » précaire « , le non encore codifié, au conflit
institutionnalisé et déjà normé (dont fait partie aussi la révolution de
bien des révolutionnaires !), ou saisir la chance de construire des luttes
pour des identités en devenir.

Les mouvements post-feministes se sont déjà posé le casse-tête du devenir,
le problème du rapport entre différence et répétition à travers le concept « 
aporétique  » d’identité post-identitaire : identités mouvantes, identités
fracturées, identités excentriques, sujets nomades, où l’identité est à la
fois affirmée et dérobée, où la répétition (identité) est pour la
différence, où l’affirmation des droits n’est pas une assignation ou une
intégration, mais une condition du devenir. Ici, cette même question
investit le domaine plus classique du droit, des formes institutionnelles
qui régulent le social.

*****
Diverses manières de faire et de dire s’expriment dans la coordination, en
se développant comme des apprentissages ou des  » expertises collectives « 
(comme disent les intermittents pour parler de leur action), faisant
émerger, chaque fois, les  » objets et les  » sujets  » politiques.
Apprentissage et expertise qui, dès qu’ils fonctionnent, font proliférer les
problèmes et les réponses.

La production d’un modèle alternatif à celui proposé par le gouvernement est
une de ces expertises qui, partant des pratiques spécifiques des métiers du
spectacle, interpellent l’organisation générale de nos sociétés. En
interrogeant la légitimité de la division entre experts et non experts, les
modalités de construction du nouveau modèle mettent aussi à l’épreuve le
partage entre représentants et représentés. L’action de la coordination est
reconductible à l’expérimentation des dispositifs de l’être ensemble et de
l’être contre, qui à la fois répètent des procédures déjà codifiés de la
politique et en inventent des nouvelles, mais qui, toutes, sont très
attentives à favoriser la rencontre des singularités, l’agencement des
mondes et univers différents.

La forme générale de l’organisation n’est pas celle, verticale et
hiérarchique, des partis et des syndicats, mais celle du réseau, où agissent
différentes méthodes d’organisation et de prise de décision qui coexistent
et s’agencent de façon plus ou moins heureuse. L’assemblée générale
fonctionne selon le principe du vote majoritaire, sans toutefois
sélectionner des élites et des structures verticales, directives et
permanentes. Mais la vie de la coordination et des commissions se fait
selon le modèle du patchwork qui permet à un individu, à un groupe de lancer
des initiatives et des nouvelles formes d’action de manière plus flexible et
responsable. L’organisation par réseau est plus ouverte à l’apprentissage et
à l’appropriation par tous de l’action politique. Le réseau est propice au
développement d’une politique et d’une prise de décision minoritaire.
La coordination a adopté une stratégie qui agit transversalement aux
divisions instituées par la politique et les modèles majoritaires
(représentants / représentés , privé / public, individuel / collectif,
expert / non expert, social / politique, public /spectateur, salarié /
précaire, etc. ). L’ouverture de cet espace instituant alimente une tension
entre l’affirmation de l’égalité proclamée par la politique (nous sommes
tous égaux en droits), et les relations de pouvoir entre singularités qui
sont toujours asymétriques (à l’intérieur d’une assemblée, d’une discussion,
d’une prise de décision, la circulation de la parole, des places et des
fonctions n’est jamais fondée sur l’égalité).

Les droits  » collectifs  » sont la définition des conditions de l’égalité,
les droits sont pour tous. Mais cette égalité n’est pas pour elle-même, elle
n’est pas un objectif en soi. Elle est pour la différence, pour le devenir
de tout le monde, autrement elle n’est que nivellement de la multiplicité,
moyenne des subjectivités et subjectivité moyenne (majoritaire). On refuse
les différences imposées par le pouvoir, mais on compose les différences
entre singularités (dans ce deuxième plan, l’égalité ne peut être que la
possibilité pour chacun de ne pas être séparé de ce qu’il peut, d’aller
jusqu’au bout de sa puissance). On refuse la hiérarchie des industries
culturelles et on compose les relations a-symétriques entre singularités,
qui,  » comme dans les mondes des artistes, où il n’y a point de rangs, mais
des sites divers « , sont incommensurables les uns avec les autres.
La coordination crée la possibilité de franchir les frontières, de brouiller
les divisions, les classifications et les assignations auxquelles les
intermittents et nous tous sommes acculés. L’espace de la coordination
s’installe transversalement à la logique de l’égalité et à celle de la
différence (liberté) en construisant leur relation comme problème, en
essayant d’interroger les limites avec lesquelles le socialisme et le
libéralisme les avaient considérées et pratiqués séparément. La coordination
est le lieu conflictuel de la mutation de la multiplicité : de la
multiplicité assujettie et asservie à une nouvelle multiplicité dont on ne
peut pas mesurer les contours à l’avance.

***

De façon plus générale, nous pouvons dire la chose suivante : la forme de
l’organisation politique de la coordination renvoie à l’invention, à
l’expérimentation et à leurs modalités d’action, et non à une nouvelle
forme de guerre. Nous sommes en train de vivre une situation de  » guerre
civile planétaire  » et d’  » État d’exception  » permanent, mais je pense que
la réponse à cette organisation du pouvoir ne pourrait se faire qu’en
retournant (invaginant) la logique de la guerre dans une logique de la
co-création et de la co-effectuation. La logique de la guerre est celle de
la conquête ou du partage d’un seul monde possible. La logique de
l’invention est celle de la création et de l’effectuation de différents
mondes dans le même monde qui évide le pouvoir en même temps qu’elle rend
possible le fait qu’on cesse d’obéir . Ce déploiement et cette prolifération
signifient prolonger les singularités dans les voisinages d’autres
singularités, tracer une ligne de force entre elles, les rendre
momentanément semblables et les faire coopérer, pour un temps, dans un but
commun, sans, pour autant, nier leur autonomie et indépendance, sans les
totaliser. Et cette action est, à son tour, une invention, une nouvelle
individuation.

La constitution de la coordination se fait selon des modalités qui renvoient
à l’imprévisibilité de la propagation et de la diffusion de l’invention (par
capture réciproque fondée sur la confiance et la sympathie), plutôt qu’à la
réalisation d’un plan idéal, d’une ligne politique visant à la prise de
conscience. Elle réussit seulement si elle exprime une puissance dans
laquelle les singularités existent  » une à une, chacune pour son propre
compte « . Elle se fait seulement si elle exprime une  » somme qui ne totalise
pas ses propres éléments « . Le passage du micro au macro, du local au global
ne doit pas se faire par abstraction, universalisation ou totalisation, mais
par la capacité de faire tenir ensemble, d’agencer de proche en proche
networks et patchworks.

Par rapport à ces dynamiques de la coordination, les instruments et les
formes d’organisation du mouvement ouvrier sont largement insuffisants,
puisque, d’une part, ils se réfèrent à la coopération de l’usine de Marx et
de Smith, et que, d’autre part l’action politique n’y est pas conçue comme
une invention, mais comme un simple dévoilement de quelque chose qui est
déjà là, dont l’opérateur principal est la prise de conscience et la
représentation. Rendre une potentialité présente, actuelle, c’est tout à
fait autre chose que représenter un conflit. L’action politique de ce qui
reste du mouvement ouvrier (sous sa forme institutionnelle ou gauchiste) est
encore et toujours dominée par la logique de la représentation et de la
totalisation, qui signifie exercice de l’hégémonie dans un seul monde
possible (qu’il s’agisse de prendre le pouvoir ou de la partager), tandis
que la coordination est une politique de l’expression. Le déploiement de la
forme politique de la coordination requiert d’abord la neutralisation de ces
manières de faire et de dire la politique. Où il y a hégémonie des formes
d’organisation du mouvement ouvrier, il n’y a pas de coordination. Où il y a
coordination, ces organisations peuvent en constituer une composante, mais
en abandonnant leurs prétentions à l’hégémonie et en s’adaptant aux règles
constitutives de la multiplicité (cette co-existence, on la voit également
agir dans les formes d’organisation de la mobilisation contre la
mondialisation néo-libérale!) Seule la coordination constitue un espace
public inclusif des différences.

***
Le militant des coordinations est celui qui s’engage et se dérobe à la
fois..

Les mouvements politiques contemporains ne surgissent pas selon les
modalités  » mystiques  » du passage de l’individuel au collectif. Dans toute
création, il y a, à l’origine, des initiatives toujours singulières (de
groupe ou individuelles), plus ou moins petites, plus au moins anonymes. Ces
initiatives opèrent une interruption, introduisant une discontinuité non
seulement dans l’exercice du pouvoir sur la subjectivité, mais aussi et
surtout dans la reproduction des habitudes mentales et des habitudes
corporelles de la multiplicité. L’acte de résistance introduit des
discontinuités qui sont de nouveaux commencements, et ces commencements sont
multiples, disparates, hétérogènes (il y a toujours une multiplicité des
foyers de résistance).

Le militant des mouvements contemporains, plutôt que renvoyer aux postures
du guerrier, ou de l’engagement religieux, assume plutôt les attributs de
l’inventeur, de l’expérimentateur. Le militant s’engage et se dérobe de la
même manière que ce dernier, puisqu’il doit lui aussi échapper, pour que son
action soit efficace, à la chaîne  » des habitudes et des imitations
ambiantes  » qui codifient l’espace de l’action politique. La fascination
exercée par la figure du sous-commandant Marcos tient à tous les éléments
présents dans ses manières de faire et de dire. Dans une situation autrement
contraignante que la nôtre, il s’affirme comme guerrier, comme commandant
politique et militaire et, au même moment, par les mêmes gestes, par les
mêmes mots, il se dérobe immédiatement à l’identité guerrière, il se défait
de l’assignation au rôle de commandement et à la direction militaire et
politique. Dans la définition aporétique du  » sous-commandant  » s’exprime la
situation propre à l’action de commencer quelque chose de nouveau : à la
fois subjectivation et désubjectivation, qui se présupposent et se relancent
réciproquement.

Dans la militance contemporaine, la dimension guerrière doit être retournée
en force-invention, en puissance de créer et de réaliser des agencements,
des formes de vie. Le militant n’est pas celui qui détient l’intelligence du
mouvement, qui résume ses forces, qui anticipe ses choix, qui tire sa
légitimité de sa capacité à lire et à interpréter les évolutions du pouvoir,
mais celui qui, introduisant une discontinuité dans ce qui existe, permet
d’augmenter la puissance d’agencement et de connexion de la coopération, des
flux, des réseaux et des singularités qui la composent, selon des modalités
de disjonction et de coordination non totalisante, non homogénéisante, non
hiérarchique.

Les intermittents disent : nous ne savons pas ce que c’est qu¹  » être
ensemble  » et  » être contre  » dans les conditions de la prolifération de
mondes différents dans un même monde ; nous ne savons pas quelles sont les
institutions du devenir, mais nous convoquons ces questions par des
dispositifs, des techniques, des agencement, des énonciations, et ainsi nous
les interrogeons et nous expérimentons. Les modalités classiques de l’action
politique ne disparaissent pas, mais sont subordonnées au déploiement de
cette puissance d’agencement. La constitution de soi comme multiplicité
n’est pas sacrifiée à la lutte contre les impératifs du pouvoir. Le militant
continue à proposer des initiatives, à être à l’origine de nouveaux
commencements, mais pas selon la logique de la réalisation d’un plan idéal,
d’une ligne politique concevant le possible comme une image du réel déjà
donnée à l’avance : selon l’intelligence concrète de la situation, qui
l’oblige à mettre en jeu son identité même, sa vision du monde et ses moyens
d’action. D’ailleurs il n’a pas d’autres choix, car toute tentative de
totalisation, de généralisation homogénéisante, de constitution d’un rapport
de force exclusivement tourné vers la représentation, de mise en place de
modalités d’organisation hiérarchique, détermine la fuite et la
décomposition de la coordination ( de la multiplicité).