Le moins que l’on puisse dire est que le dossier de Marianne est volumineux. Et que l’on y trouve de tout : analyses, enquêtes, sondage… Il est structuré comme suit : une longue introduction par deux journalistes de l’hebdomadaire, une petite dizaine de reportages dans divers pays européens, un sondage (sur lequel nous reviendrons), une longue conclusion (des deux mêmes journalistes). Le tout est entrecoupé d’analyses : plusieurs écrivains, d’origine arabe, sont invités à s’exprimer quant à l’épineux problème de l’islam en Europe. Un dossier d’une grande richesse ? C’est loin d’être certain. Un concentré des pratiques journalistiques les plus contestables ? Sans nul doute.

I. Des enquêtes et des reportages ? Confusions et clichés

Première question : pourquoi l’islam fait-il peur… à Marianne ? Première pratique journalistique : un cadrage confus et confusionniste.

Le dossier de la peur

La lecture du dossier permet de mesurer à quel point son titre est trompeur, pour ne pas dire mensonger. Officiellement, il ne s’agit pas de se demander si l’islam fait peur et à qui (« L’islam fait-il peur ? »), ni même de s’interroger sur le bien-fondé de cette peur (« Faut-il avoir peur de l’islam ? »). Marianne laisse ces questions accessoires à d’autres. Qui a peur de l’islam ? Marianne ne le précise pas. De quel islam a-t-on peur ? C’est tout aussi vague. Quant à savoir « pourquoi l’islam fait peur », ainsi que le dossier l’annonce, nous n’en saurons rien.

Certes, l’article d’ouverture met en cause les « semeurs de panique », mais l’ensemble du dossier nous apprend qu’un titre plus pertinent aurait probablement été « France-Europe. Pourquoi il faut avoir peur de l’islam ». Ou encore : « France-Europe. Pourquoi la rédaction de Marianne a peur de l’islam ». Le sens général du dossier est, en effet, comme on va le voir, de récolter toute ce qui peut faire peur, à commencer par les signes plus ou moins manifestes de « difficultés d’intégration ». Intégration de qui ? Difficile de le savoir. Car entre procédés dramatisants, clichés, confusion et amalgames, nous voilà servis… Et ce, dès la « une ».

Le lecteur est invité, on l’a dit, à un « tour d’horizon » européen, avec plusieurs reportages ayant vocation à nous présenter les déclinaisons nationales de la peur de l’islam. Et de nouveau, les titres des articles parlent d’eux-mêmes : « Pays-Bas. Quand les bobos d’Amsterdam déchantent » ; « Suède. La fin d’un modèle » ; « Autriche : crispations turco-viennoises » ; « Espagne. L’ombre de la Reconquista »… Etc.

L’inquiétude est là, pas de doute, renforcée par les inquiétantes questions posées par les deux journalistes de Marianne en charge du dossier dans le long, très long article qui ouvre ce dernier : « Pourquoi, dans le monde, l’islam a-t-il plutôt tendance à chasser les autres religions lorsqu’il est majoritaire ? Est-il est vrai que le Premier ministre turc, qui souhaite intégrer l’Union européenne, présente les mosquées comme des “casernes”, les minarets comme des “baïonnettes” et incite les immigrés turcs à ne pas apprendre l’allemand à leurs enfants, parlant de l’intégration comme d’un “crime contre l’humanité” ? » Des questions d’une précision à toute épreuve (« plutôt tendance à », « est-il vrai que »), d’une rigueur extrême (pas d’exemples pour la première, pas de source pour la deuxième) et auxquelles les auteurs ne prennent même pas le temps de répondre : mais le problème n’est pas là. Il s’agit, comme avec les titres, de planter l’inquiétant décor de l’imposant dossier.

Des reportages

Des reportages, vraiment ? Mais sur quoi ? Alors que l’on aurait pu espérer lire des « enquêtes » approfondies qui permettent d’aller au-delà de la « peur », on cherche – souvent en vain – à savoir quel est exactement leur objet. Qu’est allée faire, en Allemagne, l’envoyée spéciale de Marianne ? Enquêter ? Que nenni. Tenter de résumer la position, au demeurant intéressante, de Necla Kelek, « intellectuelle d’origine turque », dont le modèle est « la laïcité et l’intégration à la française », une position ultra-minoritaire outre-Rhin. Pourquoi pas… Mais en aucun cas un tel « angle » ne peut permettre au lecteur de se faire une quelconque idée de la place et du rôle de l’islam en Allemagne, et des « peurs » qu’il suscite. Qu’est allée faire, en Autriche, l’envoyée spéciale de Marianne ? Constater que, face au violent courant de haine, notamment orchestré par les partis d’extrême droite, la communauté turque se radicalise, elle aussi. En quoi cette radicalisation est-elle imputable à l’islam ? On ne le saura pas. Qu’a découvert en Grande-Bretagne le correspondant permanent de Marianne  ? Que le multiculturalisme est en crise. Une thèse intéressante. Mais si l’on se souvient que la « question » posée par Marianne est « Pourquoi l’islam fait peur ? », on ne manque de rester sur sa faim. Et l’on pourrait multiplier les exemples… Or, s’il est avare d’explications et d’analyses, le dossier l’est beaucoup moins, comme on va le voir, en ce qui concerne les clichés et les amalgames inquiétants…

Des clichés

Marianne semble avoir intégré la règle journalistique selon laquelle un dossier consacré à l’islam doit comporter son lot de clichés. Exemples : « S’il y a un choc culturel, il est là : [c’est] ce qui sépare l’Européen moyen, qui feuillette vaguement un magazine people ou un quotidien gratuit dans le métro, et son voisin psalmodiant sur le Coran ». Une scène typique, on l’avouera, de la vie quotidienne. Chacun sait en effet que les musulmans ne lisent pas de « magazine people » ou de « quotidien gratuit » : ils préfèrent « psalmodier sur le Coran ». Dans la série « clichés », Londres devient « La Mecque du multiculturalisme », tandis que dans un quartier d’Amsterdam « où cohabitent les immigrés et les jeunes bobos friqués », on n’est pas surpris d’apprendre que «  l’odeur du couscous se mêle à celle de l’opulence ». On ne saura pas si les musulmans d’Amsterdam préparent leur couscous en psalmodiant sur le Coran.

Et que dire de ce cliché… photographique (qui se passe de commentaires) ?

Le lecteur est invité, on l’a dit, à un « tour d’horizon » européen, avec plusieurs reportages ayant vocation à nous présenter les déclinaisons nationales de la peur de l’islam. Et de nouveau, les titres des articles parlent d’eux-mêmes : « Pays-Bas. Quand les bobos d’Amsterdam déchantent » ; « Suède. La fin d’un modèle » ; « Autriche : crispations turco-viennoises » ; « Espagne. L’ombre de la Reconquista »… Etc.

L’inquiétude est là, pas de doute, renforcée par les inquiétantes questions posées par les deux journalistes de Marianne en charge du dossier dans le long, très long article qui ouvre ce dernier : « Pourquoi, dans le monde, l’islam a-t-il plutôt tendance à chasser les autres religions lorsqu’il est majoritaire ? Est-il est vrai que le Premier ministre turc, qui souhaite intégrer l’Union européenne, présente les mosquées comme des “casernes”, les minarets comme des “baïonnettes” et incite les immigrés turcs à ne pas apprendre l’allemand à leurs enfants, parlant de l’intégration comme d’un “crime contre l’humanité” ? » Des questions d’une précision à toute épreuve (« plutôt tendance à », « est-il vrai que »), d’une rigueur extrême (pas d’exemples pour la première, pas de source pour la deuxième) et auxquelles les auteurs ne prennent même pas le temps de répondre : mais le problème n’est pas là. Il s’agit, comme avec les titres, de planter l’inquiétant décor de l’imposant dossier.

Des reportages

Des reportages, vraiment ? Mais sur quoi ? Alors que l’on aurait pu espérer lire des « enquêtes » approfondies qui permettent d’aller au-delà de la « peur », on cherche – souvent en vain – à savoir quel est exactement leur objet. Qu’est allée faire, en Allemagne, l’envoyée spéciale de Marianne ? Enquêter ? Que nenni. Tenter de résumer la position, au demeurant intéressante, de Necla Kelek, « intellectuelle d’origine turque », dont le modèle est « la laïcité et l’intégration à la française », une position ultra-minoritaire outre-Rhin. Pourquoi pas… Mais en aucun cas un tel « angle » ne peut permettre au lecteur de se faire une quelconque idée de la place et du rôle de l’islam en Allemagne, et des « peurs » qu’il suscite. Qu’est allée faire, en Autriche, l’envoyée spéciale de Marianne ? Constater que, face au violent courant de haine, notamment orchestré par les partis d’extrême droite, la communauté turque se radicalise, elle aussi. En quoi cette radicalisation est-elle imputable à l’islam ? On ne le saura pas. Qu’a découvert en Grande-Bretagne le correspondant permanent de Marianne  ? Que le multiculturalisme est en crise. Une thèse intéressante. Mais si l’on se souvient que la « question » posée par Marianne est « Pourquoi l’islam fait peur ? », on ne manque de rester sur sa faim. Et l’on pourrait multiplier les exemples… Or, s’il est avare d’explications et d’analyses, le dossier l’est beaucoup moins, comme on va le voir, en ce qui concerne les clichés et les amalgames inquiétants…

Des clichés

Marianne semble avoir intégré la règle journalistique selon laquelle un dossier consacré à l’islam doit comporter son lot de clichés. Exemples : « S’il y a un choc culturel, il est là : [c’est] ce qui sépare l’Européen moyen, qui feuillette vaguement un magazine people ou un quotidien gratuit dans le métro, et son voisin psalmodiant sur le Coran ». Une scène typique, on l’avouera, de la vie quotidienne. Chacun sait en effet que les musulmans ne lisent pas de « magazine people » ou de « quotidien gratuit » : ils préfèrent « psalmodier sur le Coran ». Dans la série « clichés », Londres devient « La Mecque du multiculturalisme », tandis que dans un quartier d’Amsterdam « où cohabitent les immigrés et les jeunes bobos friqués », on n’est pas surpris d’apprendre que «  l’odeur du couscous se mêle à celle de l’opulence ». On ne saura pas si les musulmans d’Amsterdam préparent leur couscous en psalmodiant sur le Coran.

Et que dire de ce cliché… photographique (qui se passe de commentaires) ?

Notes

[1] Passons, pour ne pas cultiver les polémiques morbides, sur le raccourci qui omet de mentionner que Theo Van Gogh a été tué par balles avant d’être égorgé.

[2] Presque autant que la soudaine apparition d’Alexandre Adler dans l’article consacré à l’Allemagne, dans lequel on apprend que l’omniscient journaliste du Figaro est un « bon connaisseur de la scène intellectuelle allemande ». Sans doute parce qu’il a écrit un ouvrage sur la chute du Mur de Berlin…

[3] Notons au passage que si le panel global est de 547 personnes, le nombre de « jeunes » âgés de 18 à 30 ans doit allègrement dépasser la centaine, ce qui donne une idée de la fiabilité du « sondage ».

http://www.acrimed.org/article3595.html