Qu’est-ce que la politique?

Mohamed Nabil *
hikmat@swissinfo.org

1-Introduction
Mon article vise à aborder la question de l’essence de la politique afin de préciser les fins ainsi que la signification de la politique. On peut s’appuyer sur les activités politiques qui se produisent dans la société en regroupant les fondements de la politique autour de trois éléments : la relation du pouvoir, la fin de la politique et le lien social.

2-Relation du pouvoir
Il y a plusieurs auteurs contemporains qui ramènent la politique à la notion de pouvoir, comme Robert Dahl aux États-Unis, ou Raymond Aron en France, qui s’accordent pour considérer que la politique est l’exercice du pouvoir. Pour reprendre la formulation de R. Dahl : « un système politique est n’importe quel ensemble constant de rapports humains qui impliquent, dans une mesure significative, des relations de pouvoir, de gouvernement ou d’autorité ». (1)
Il est à noter que tout rapport social touche sans doute au phénomène du pouvoir. De plus, la notion de pouvoir se retrouve dans toutes les sociétés. Elle n’est pas limitée aux appareils de l’État. Il s’agit d’un passage du pouvoir enjeu au pouvoir en jeu qui a une perspective interactionniste : le pouvoir tire son sens des relations entre les acteurs. R. Dahl met l’accent sur ce caractère relationnel : « un rapport entre des acteurs par lequel l’un d’entre eux amène les autres à agir autrement qu’ils ne l’auraient fait sans cela»(2)

Dans les rapports sociaux, l’influence du pouvoir politique joue un rôle majeur. Pourtant, il est important de différencier l’influence du contrôle. Selon André-J.Bélanger et Vincent Lemieux, le contrôle est plutôt « une relation sociale par laquelle un acteur (le contrôleur) parvient à imposer, restreindre ou empêcher une action, c’est à dire un comportement d’un autre acteur (le contrôlé) » (3)
Néanmoins, la définition du politique par le social reste insuffisante; le pouvoir reposant sur les relations sociales n’est pas le seul. Au fond, il y a plusieurs éléments pour designer la conception du pouvoir. Il y a par exemple la théorie marxiste, selon laquelle l’activité sociale « se trouvait dans une dépendance plus au moins voilée, mais totale et réelle par rapport au pouvoir économique». (4) On peut ajouter que le pouvoir traduit la capacité d’un acteur à réaliser ses intérêts propres dans le cadre des relations avec d’autres acteurs. Par conséquent, le pouvoir devient « la capacité d’une classe sociale de réaliser ses intérêts objectifs spécifiques ». (5)
La conception des intérêts objectifs appelant les rapports de production et la relation qui les compose (propriété économique- possession), se traduit sous la forme des pouvoirs de classe étant constitutivement liés et légitimés par les rapports politiques et idéologiques. Ces derniers se transforment, d’après la théorie marxiste, dans la bureaucratie de l’État. Il s’agit des appareils de l’État qui « matérialisent et concentrent des rapports de classe, rapports que recouvre précisément le concept pouvoir ». (6)
La politique met en scène des forces et des acteurs porteurs d’intérêts qui sont réels et concrets, comme les mouvements sociaux, les classes sociales, les groupes d’intérêt et les partis politiques. Mais il y a aussi des acteurs écartés. En guise d’exemple, l’opinion publique fabriquée, mobilisable, qui n’est sûrement pas celle des sondeurs, ni le résultat d’une construction statistique.
L’invention d’une opinion n’est pas non plus le fruit purement interne de l’individu : il est rare qu’un individu crée une idée totalement originale, car il est en permanence sous l’influence de son milieu social, de sa culture et des idées de son époque. L’invention d’une opinion est plutôt le fruit du travail des sondeurs, elle repose sur trois postulats contestables : « L’universalité des opinions, l’égalité des opinions, l’égale pertinence des questions posées ». (7)
La fabrication d’opinion est un fait majeur. C’est par elle désormais que se crée le besoin de lien social : créer le lien social, c’est opiner dans le même sens, c’est partager une même opinion. Selon John Crespi « une communauté d’opinion exige des relations et interactions favorisant le développement d’une conscience commune». (8)
Enfin, l’impact de l’opinion publique au sein de l’espace politique est limité. Susan Herbst met bien en relief les limites exercées par l’opinion publique sur les concepteurs politiques. Pour une très grande majorité des participants à son enquête, « l’opinion publique à laquelle ils prêtent attention, est traduite par les positions articulées et portées par les groupes et lobbyistes, et par le contenu des médias en tenant compte des distorsions qu’ils véhiculent ».(9)

3-La fin de la politique
La crise de la politique est un grand thème abordé par les philosophes, les sociologues et les politologues ayant une grande conscience des enjeux liés à l’action dans le domaine public. Néanmoins il est intéressant de voir quelles sont les différentes formes de critique de la politique.
La crise de la politique est ancienne, elle existe depuis la naissance de la philosophie. Les philosophes sceptiques étaient généralement hostiles à toute forme d’engagement dans le domaine politique. Ils témoignaient d’une indifférence qui était censée leur permettre d’accéder au bonheur véritable. Cette crise, actuellement de nouveau médiatisée, est inquiétante. Si l’apocalypse fut annoncé depuis une quarantaine d’années, (à titre d’exemple : La fin du social [Jean Baudrillard, 1982], La fin du politique [Pierre Birnbaum, 1975], etc.) en revanche, Bernard Crick considère « les vertus de la politique comme une grande activité de la civilisation humaine. »(10) Il ajoute que « la politique n’est pas une doctrine comme le conservatisme, le libéralisme, le socialisme ou bien le nationalisme, mais elle peut contenir la plupart de ces éléments. »(11)
Pour traverser la couche du scepticisme, Jean-Louis Missika propose de « parvenir à ce que les citoyens acceptent de consacrer un peu d’attention à ces informations et il faut le faire avec persévérance et honnêteté. La reconquête d’une crédibilité de la politique sera une longue patience ». (12)

4-Le lien social entre le conflit et la négociation
Dans toutes les sociétés, l’ensemble des classes sociales est caractérisé par certains conflits. Le rapport entre ces conflits et la société porte deux conceptions : « la première, depuis Aristote, estime que l’homme est par nature un être social, un animal politique, il vit naturellement en société et il a besoin des autres pour accomplir son humanité. La deuxième présuppose un état de nature, antérieur à la société (Rousseau et Hobbes)». (13)
Dans cette double conception, la politique joue le rôle d’agir dans la société, ce qui implique le conflit. Dans ce sens, Max Weber définit le conflit comme « une activité qui se rapporte au comportement d’autrui, par rapport auquel s’oriente son déroulement » (14)
Il faut souligner que la lutte de classes sociales provoque sans cesse des conflits et des guerres. Le recours à la violence dans les conflits et les rapports des forces déséquilibrés est devenu une norme sociale. La négociation reste un modèle pour gérer les conflits, et son enjeu est donc de « ménager des espaces pluriels de confrontation ». (15) La politique est l’activité organisatrice de la vie en commun avec le Bien comme objectif. Elle s’appuie couramment sa légitimité sur l’affirmation d’un intérêt commun. Mais elle a pour cadre des systèmes de domination, car elle se réalise dans des systèmes structurés de relations. La politique vise aussi l’intégration toujours en coexistence avec la domination.
Pour Julien Freund, la résolution des problèmes politiques devient une gestion et « la politique est l’activité sociale qui se propose d’assurer par la force, généralement fondée sur le droit, la sécurité extérieure et la concorde intérieure d’une unité politique particulière en garantissant l’ordre au milieu de luttes qui naissent de la diversité et de la divergence des opinions et des intérêts ». (16)
En résumé, ce processus de gestion des conflits renvoie à l’organisation des relations conflictuelles entre acteurs sociaux et politiques, qui mènent à la reconnaissance de leurs différends et de leurs différences et à l’acceptation des normes et des règles qui, par voie de constitutionnalisation, encadrent la réciprocité nécessaire de ces acteurs.

5-Conclusion
Il est évident que l’essence de la politique repose sur plusieurs conceptions différentes, ce qui rend la définition de la politique ambivalente. D’une part, la politique est un exercice de pouvoir qui tire son sens des relations entre les acteurs. D’autre part, elle légalise, par le biais des rapports politiques, la bureaucratie de l’état. En outre, l’apocalypse des fins, dont celle de la politique, ne nie pas l’importance de la politique dans la société.
La politique joue le rôle d’agir dans la société, elle gère les conflits dans le but d’atteindre le bien commun. En même temps, elle est en coexistence avec la domination.

BIBLIOGRAPHIE
1- Robert Dahl, L’analyse politique contemporaine, Paris, Éditions Robert Laffont, Coll.Science nouvelle, 2e édition, 1973 (1963), p. 28 (« Qu’est-ce que la politique? »).

2- Robert Dahl, L’analyse politique contemporaine, Paris, Éditions Robert Laffont, Coll.Science nouvelle, 2e édition, 1973 (1963), p. 35 (« Qu’est-ce que la politique? »).

3-André-J. Bélanger et Vincent Lemieux, Introduction à l’analyse politique, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1996, p.34.

4- Jean-Luc Chabot, Introduction à la politique, Paris, Presses universitaires de France, Coll. Droit fondamental, 1991, p. 24 (« Le phénomène politique est l’une des formes du pouvoir. »).

5- Nicolas Poulantzas, Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, Paris, Éditions du Seuil, Coll. Politique, 1974, p. 34 (« Les classes sociales et leur reproduction élargie »).

6-Nicolas Poulantzas, Les classes sociales dans le capitalisme aujourd’hui, Paris, Éditions du Seuil, Coll. Politique, 1974, p. 23-24 (« Les classes sociales et leur reproduction élargie »).

7-Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Les Éditions de Minuit, Coll. Documents, 1980, p. 222 (« L’opinion publique n’existe pas »).

8-Irving Crespi, The Public Opinion Process : How the People Speak, Mahwah (NJ), Lawrence Erlbaum Associates, LEA’s Communication Series, 1997, pp. 48-49 (« Collective Opinion as a Social Force »).
9- Susan Herbst, Reading Public Opinion. How Political Actors View the Democratic Process, Chicago, The University of Chicago Press, Coll. Studies in Communication, Media, and Public Opinion, 1998, p. 52, 64 (« Policy Experts Think about Public Opinion, Media, and the Legislative Process »).

10-Bernard Crick, In Defense of Politics, New York, Continuum, 5e édition, 2000 (1962), p. 15.

11-Bernard Crick, In Defense of Politics, New York, Continuum, 5e édition, 2000 (1962), p. 15, 16.

12-Jean-Louis Missika, « Les faux-semblants de la « dépolitisation ». Notes sur l’évolution de l’opinion française », Le Débat, nº 68, janvier-février 1992, pp. 16-17.

13-Cristian Thuderoz, Négociations. Essai de sociologie du lien social, Paris, Presses universitaires de France, Coll. Le sociologue, 2000, p. 52-53.

14-Cristian Thuderoz, Négociations. Essai de sociologie du lien social, Paris, Presses universitaires de France, Coll. Le sociologue, 2000, p. 51.

15-Cristian Thuderoz, Négociations. Essai de sociologie du lien social, Paris, Presses universitaires de France, Coll. Le sociologue, 2000, p. 94.

16-Julien Freund, Qu’est-ce que la politique, Paris, Éditions Sirey/Éditions du Seuil, Coll. Points-Politique, 1965, p.175 (« Conclusion »).

*Journaliste au Canada