United colors of travail famille patrie
Catégorie : Global
Thèmes : RacismeRépression
Du point de vue de l’intelligibilité de ce qu’est « le sarkozysme » autant que du point de vue de la construction d’une résistance au-dit sarkozysme, un écueil principal me paraît devoir être évité, qui ne l’est malheureusement pas assez à gauche : la fascination. Il faut entendre par là une double surestimation : celle d’une part de la nouveauté, de la « rupture » que marquerait le « style Sarkozy », celle d’autre part du génie politique qu’on pourrait reconnaître au camp adverse – c’est-à-dire à la personne de Nicolas Sarkozy, mais aussi bien à ses conseiller-e-s, ses lieutenant-e-s, ses équipes de campagne, etc. En d’autres termes, l’hypothèse que je voudrais développer ici, c’est qu’avec ou grâce à Nicolas Sarkozy, la droite n’a pas tant changé que cela, et qu’elle n’est pas tant que cela « devenue intelligente ».
Il ne s’agit pas pour autant de réduire la singularité du personnage Sarkozy, et de la situation politique particulière dans laquelle son triomphe électoral place le pays (et plus particulièrement la gauche), en se bornant à répéter que la droite reste la droite et qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Il s’agit au contraire, de saisir d’un même mouvement ce qui a changé et ce qui n’a pas changé, afin de comprendre la genèse de la situation présente – et notamment la responsabilité de la gauche dans l’actuel triomphe de la droite.
Une cohérence dans le « bric-à-brac »
Descartes le soulignait dans ses Méditations métaphysiques : les monstres sortis de notre imagination ne sont jamais de pures inventions, mais simplement des compositions inédites à partir de plusieurs êtres déjà existants – par exemple l’assemblage d’un corps d’homme et d’une tête de chien, d’oiseau ou de cheval. Il en va de même des monstres réels, notamment des monstres politiques. Le personnage Sarkozy – monstrueux à plus d’un égard – n’échappe pas à la règle : il apparaît comme une espèce de Frankenstein politique, composé de pièces rapportées les plus disparates et hétéroclites.
Il y a en lui
du Reagan (le « libéralisme autoritaire », et le slogan « la France est de retour », décalque du reaganien « l’Amérique est de retour »),
du Berlusconi (le goût affiché pour l’argent et le luxe, les connivences avec les médias et le très grand patronat),
du François Mitterrand (le recrutement intensif d’ « intellectuels de Cour », destinés à chanter les louanges du Président-Monarque),
du Houphouët-Boigny (le phagocytage de l’opposition par le débauchage, la promotion ou l’éloignement de ses figures [1]),
du Mao (le culte de la personnalité, l’omniprésence de l’image du Président dans l’espace public, via notamment les devantures de kiosques),
du Pierre Poujade (l’anti-intellectualisme agressif, le dénigrement systématique de l’intellect, du raisonnement et des « raisonneurs », l’appel non moins systématique au « bon sens » et à « l’évidence » [2]),
du Michel Houellebecq (l’héroïsation du « petit-blanc » hétérosexuel médiocre et d’apparence disgracieuse) [3],
du John Kennedy et du Tony Blair (l’imagerie du jeune leader, forcément « dynamique », qui « renouvelle » la vie politique),
du Superdupont (la rencontre passablement comique entre l’imaginaire américain du super-héros omniprésent et omnipotent – « Ensemble tout devient possible ! » – et une beaufitude franco-française absolument assumée) et quelque chose aussi d’Ubu Roi…
Le tout arrangé cosmétiquement par quelques références « progressistes », préalablement panthéonisées, c’est-à-dire vidées de toute leur consistance sociale et politique et de tout potentiel subversif [4] : Jaurès, Blum, Guy Môquet (cités ostensiblement dans les discours du candidat Sarkozy) ou Martin Luther King (dont le célèbre « J’ai fait un rêve » a été purement et simplement recyclé dans le discours sarkozien, sans mention de son auteur).
Sans oublier
une « attitude » viriliste à la Tony Montana (le Scarface de Brian De Palma, petite frappe [5] ivre de puissance et de gloire),
mâtinée d’eau de rose télévisuelle (exhibition de sa vie privée, envolées lyriques sur « la vie », « le rêve » et « l’amour », sentences absconses et lyriques à la Pascal Obispo : « Aujourd’hui Cecilia et moi nous sommes retrouvés pour de bon, sans doute pour toujours » [6] ; « L’amour, c’est la seule chose qui compte » [7])
et de velléités poético-philosophiques à la Jean-Claude Van Damme (« Vous avez de la chance d’être jeunes, car la jeunesse c’est la liberté », « Ne pas être capables de partager l’amour, c’est se condamner à être toujours seul », « La jeunesse, c’est la promesse des commencements, des soleils qui se lèvent sur les mondes endormis » [8]),
et enfin une touche d’esthétique antiraciste à la mode United Colors of Benetton, célébrant la diversité sans se soucier d’égalité…
… et réaffirmant même avec force un ordre symbolique inégalitaire, dans lequel c’est le mâle blanc qui co-opte généreusement des femmes non-blanches, lesquelles ne manquent pas une occasion de l’en remercier publiquement.
Il ne faut toutefois pas se méprendre : si une certaine impression de bric-à-brac prédomine parfois, si le ridicule certain du personnage peut empêcher de prendre au sérieux les rodomontades biologistes, nationalistes, sécuritaires ou racistes les plus menaçantes du nouveau président, et si certaines figures de gauche ont été davantage citées que les habituels héros de la droite par le candidat Sarkozy, la matrice de l’ensemble est pourtant extrêmement cohérente, ouvertement idéologique et profondément de droite :
les lois « sécuritaires » et « anti-immigration » élaborés par le ministre de l’Intérieur Sarkozy [9]
la gestion des émeutes de 2005 [10],
la ligne de campagne présidentielle (« travail », « autorité », « liquidation de mai 68 », « identité » et « fierté nationale »),
les premières mesures de son mandat présidentiel (cadeaux fiscaux aux plus riches, démantèlement du droit de grève, réduction du nombre de fonctionnaires, instauration de « peines planchers » et destruction du statut spécifique du mineur délinquant, loi sur la « rétention de sûreté », verrouillage définitif du regroupement familial, intensification et radicalisation des rafles de sans-papiers),
sans oublier quelques « chantiers » annoncés comme la castration chimique des délinquants sexuels ou la dépénalisation de la délinquance patronale…).
Droite de droite / Droite de la droite : le lepénisme intégré
La manière Sarkozy ne se réduit d’ailleurs pas, comme certains commentateurs ont pu le soutenir, à une habile réunification des trois traditions légitimiste, orléaniste et bonapartiste auxquelles il est convenu « depuis René Rémond » de résumer la droite en France [11] – même si, à l’évidence, on pourra toujours trouver « du légitimisme », « de l’orléanisme » et « du bonapartisme » dans les discours, les stratégies ou les modes de gouvernement du président Sarkozy. La synthèse sarkozyste, si synthèse il y a, intègre aussi pleinement la quatrième tradition, la « part honteuse », celle qui de manière significative était refoulée dans la « bible » de René Rémond : la tradition maurrassienne, pétainiste, raciste et fascisante [12].
La sociologie électorale l’atteste : c’est en faisant le plein des voix d’extrême droite, et en mobilisant comme jamais les secteurs les plus à droite de l’électorat (les cadres supérieurs du privé, les personnages âgées, les patrons, commerçants et artisans) plus qu’en puisant à gauche ou au centre que Nicolas Sarkozy l’a emporté – même s’il reste à expliquer, nous y viendrons, pourquoi sa posture ultra-droitière ne lui a pas en retour aliéné la totalité de l’électorat de gauche et du centre. Et il n’y a là ni hasard, ni « récupération » louable de pauvres électeurs frontistes égarés : c’est bel et bien sur un discours lepéniste à peu de choses près – en tout cas beaucoup plus empathique qu’antagoniste – que Sarkozy a rallié les lepénistes : à ces électeurs, il n’a pas dit que Le Pen posait de mauvaises questions – dans les deux sens de non pertinentes et de malfaisantes et dangereuses – et il n’a pas même dit que, suivant la malheureuse formule de Laurent Fabius, Le Pen apportait de mauvaises réponses à de bonnes questions. Il leur a promis, au contraire, qu’avec lui, les bonnes réponses de Le Pen allaient enfin pouvoir être mises en œuvre. « Le Pen parle, moi je vais agir » : tel a été, très explicitement, le discours que le candidat Sarkozy a tenu pour rallier les électeurs lepénistes.
Un pétainisme light
Hormis cette promesse explicite, c’est toute la campagne qui a été organisée autour du triptyque lepéniste, et auparavant pétainiste, Travail, Famille, Patrie :
célébration du « travail », non contre le capital et les héritiers (bien au contraire, puisque deux des premières mesures annoncées et mises en œuvre ont été un abattement des taxes sur l’héritage et un abaissement du « bouclier fiscal » en faveur des plus gros patrimoines) mais contre les « oisifs » et les « assistés », en d’autres termes contre les plus pauvres ;
éloge de « la famille » conçue comme « cellule de base de la société » et comme cadre exclusif de la solidarité, refus de l’homoparentalité, valorisation de « l’autorité » dans son sens le plus traditionnel et violents appels à la « liquidation » de Mai 68 ;
incontinentes déclarations d’ « amour de la France » (en seulement six discours, le mot Français revient 212 fois, et le mot France 395 fois !) [13], accompagnées de menaces extrêmement violentes contre tous ceux – notamment immigrés – qui ne le partageraient pas, reprise littérale du célèbre slogan lepéniste « La France on l’aime ou on la quitte ») [14], éloge du passé colonial [15], annonce d’un « Ministère de l’immigration et de l’identité nationale »…
Sans oublier le retour, de sinistre mémoire [16], d’une combinaison entre vitalisme, anti-égalitarisme et nationalisme :
« La politique de la vie, pour moi, c’est le contraire de l’égalitarisme et de l’assistanat »
« La haine de la France, c’est la haine de la vie » [17])
Et la « sortie » typiquement lepéniste :
« Quand on veut vivre en France, on ne pratique pas l’excision, et on n’égorge pas le mouton dans sa baignoire » [18].
Bref : en deçà de l’éclectisme des références historiques (Jaurès, Blum, Guy Môquet et Barrès) et du brouillage [19] opéré par quelques « coups » médiatiques (deux arabes et une noire au gouvernement, dont une à un ministère-clé, et un ministère « de l’immigration et de l’identité nationale » ; une ex-socialiste et Christine Boutin à la Politique de la ville), la campagne de Nicolas Sarkozy aura été, sur le plan idéologique, d’une grande cohérence, clairement, franchement, caricaturalement de droite, comme aucune autre depuis la fin du régime de Vichy.
Sarkozy n’est évidemment pas Pétain, et la France de 2008 n’est pas la France de 1942. Mais c’est un fait : Sarkozy aura été le premier présidentiable de droite à avoir aussi explicitement repris, en la mettant au goût du jour mais sans en subvertir le fond, une aussi grande part de la philosophie politique pétainiste et maurassienne, l’antisémitisme en moins – et l’imagerie de la Résistance et de l’antiracisme en plus. De Gaulle prétendait transcender le clivage gauche-droite, mener une politique intérieure un tant soit peu « sociale » et une politique extérieure « non-alignée », Pompidou mettait en avant la « modernisation » du pays, tout comme Giscard, qui tenta de promouvoir « le centre » ; la droite qui revint au pouvoir en 1986 avait focalisé sa campagne sur un seul thème droitier : le libéralisme économique, tout comme elle le fit en 2002 sur un autre thème droitier : « l’insécurité » ; quant au Chirac de 1995, c’est d’une thématique de gauche qu’il s’était emparé : « la fracture sociale ». Jamais entre 1945 et 2007, donc, un candidat de droite n’avait organisé sa campagne intégralement et exclusivement sur tous les fondamentaux de la droite la plus droitière.
Du nouveau avec de l’ancien
Ce qui est nouveau et ce qui ne l’est pas apparaissent donc d’un même mouvement : comme dans toute révolution conservatrice, il n’y a, d’un côté, rien d’absolument nouveau si l’on analyse séparément chaque segment idéologique ou imaginaire du programme, de la campagne et du personnage Sarkozy : nous avons affaire à de la « bonne vieille droite pure et dure » ; mais il y a bien, en revanche, quelque chose d’inédit dans la synthèse, dans l’assemblage de tous ces fondamentaux de la droite dure, et dans son caractère « décomplexé » – pour reprendre, dans le méta-discours que l’actuel président tient sur lui même, le mot qui dit le plus de la réalité de ce qui est en train de se passer.
Il y a, plus exactement, quelque chose d’inédit depuis la Libération. Après 1945, le triptyque « Travail Famille Patrie », le biologisme (du type : « la pédophilie est génétique » [20]) et la pseudo-science ethnique (du type : « Le paysan africain ignore l’histoire » [21]) ont été durablement et profondément frappés d’infamie, au point non pas de disparaître, mais de ne pouvoir s’énoncer qu’indirectement, allusivement, fragmentairement ou marginalement – relégués dans l’extrême droite s’assumant comme telle (et s’incarnant notamment dans le Front National), dans les marges de la droite de gouvernement (quelques « personnages » locaux et quelques « ultra » du type Jacques Médecin, Robert Pandraud, Pierre Bernard ou Philippe de Villiers, quelques cercles de réflexion semi-confidentiels du type GRECE ou Club de l’Horloge) ou encore dans ses coulisses (les discussions « en privé », les « apartés » et autres propos de « buvette de l’assemblée nationale » rapportés par le Canard Enchaîné) ; au cours de la campagne de 2007, pour la première fois, cette « part maudite » a été assumée publiquement par un candidat à l’élection présidentielle devenu président, et même placée au cœur de sa communication politique.
À titre de comparaison, Jacques Chirac a bien tenu des propos semblables à ceux de Nicolas Sarkozy ; c’était en juin 1991, lors d’un banquet paraît-il trop arrosé : « overdose d’immigrés », « le bruit et l’odeur »… Mais, que ce soit en 1995 ou en 2002, sans pour autant s’excuser ni devenir progressiste et antiraciste, il avait dû policer son discours et faire oublier son « dérapage » de 1991. Le président actuellement en exercice correspond à un Chirac qui aurait, en 1995 et en 2002, fait campagne sur le bruit et l’odeur des immigrés africains.
On pourra toujours soutenir que cette « décomplexion » de la droite ne change pas grand chose puisqu’au fond, « même sans le montrer autant, la droite a toujours été comme ça ». On pourra même se réjouir de « voir enfin les masques tomber » et de vrais enjeux politiques, radicaux (politique sociale contre politique du patronat, libertés individuelles contre autoritarisme et familialisme, éducation contre répression, social contre génétique, antiracisme authentique contre racisme pur et dur…) se manifester enfin au grand jour. Mais il y a aussi matière à s’inquiéter si l’on songe à l’incroyable légitimation qui est ainsi apportée, sur le terrain idéologique, à des thématiques non seulement conservatrices, réactionnaires, mais également racistes et liberticides – en un mot : éminemment dangereuses pour la démocratie.
Une droite devenue intelligente ?
À défaut d’avoir profondément innové ou d’avoir rénové l’idéologie de la droite, Nicolas Sarkozy n’a-t-il pas au moins été un « inventeur de formes » politiques, ou un grand stratège ? Ne doit-on pas lui concéder une exceptionnelle intelligence, fût-ce dans la démagogie ? Le choix de décomplexer la droite n’est-il pas, en soi, un véritable « coup » qu’il fallait « oser » ?
Là encore, l’analyse me paraît non seulement mal fondée, mais aussi dangereuse pour la gauche. Il n’est certes pas inutile d’analyser de près la construction d’une communication politique, d’en reconnaître l’habileté, et de scruter les mille et uns ajustements qui ont permis de mettre au goût du jour de très anciens chevaux de bataille [22] ; mais le succès d’un discours politique résulte d’un processus, qui dépend d’un certain état du champ de la communication politique et non d’une simple série de « bons choix » stratégiques.
Plus précisément, l’analyse qui consiste à attribuer le succès électoral de Sarkozy à son génie politique, tout comme celle qui attribue les échecs passés de la droite au fait qu’elle fut « la plus bête du monde », présente deux défauts : elle n’est pas assez matérialiste (elle mésestime, en se focalisant sur le contenu des discours, la question de la distribution et des conditions sociales de la parole publique), et elle n’est pas assez dialectique (en se focalisant sur un seul camp, elle mésestime le rôle qu’ont pu jouer les discours adverses et leurs faiblesses).
L’appréciation du génie politique de l’équipe Sarkozy doit en effet être tempérée par la prise en compte de l’incroyable force de frappe médiatique dont a bénéficié un candidat lié comme jamais au monde des affaires, et plus spécifiquement aux patrons de presse, de télévision et de radio [23]. On le néglige trop souvent : une stratégie, même médiocre, peut être plus efficace, si elle bénéficie de relais médiatiques massifs, qu’une stratégie plus intelligente mais « désarmée ». Or, il est patent – et il y a là un immense champ d’investigation pour la recherche, et de lutte pour la construction de contre-pouvoirs – que Nicolas Sarkozy a bénéficié d’un arsenal médiatique plus qu’imposant, qui s’est non seulement mobilisé pendant la campagne pour le promouvoir et démolir ses adversaires, mais qui a aussi, sur le plus long terme, contribué d’année en année, progressivement, à véhiculer sa vision du monde social et à rendre recevable son discours. En d’autres termes, c’est au moins autant la quantité que la qualité qui a joué en faveur de Sarkozy, c’est pour une grande part « à l’usure » qu’il a conquis l’électorat.
Survaloriser le rôle de l’intelligence tactique de l’équipe Sarkozy, c’est aussi faire comme si elle avait élaboré son discours et sa stratégie en vase clos, par une suite de choix rationnels, alors que ces options s’inscrivent dans un vaste mouvement idéologique au sein duquel le camp adverse, la gauche (à prendre dans sa plus large extension, et dans toute sa diversité) joue un rôle décisif. Pour le dire crûment : et si Sarkozy n’avait été fort que de la faiblesse de ses adversaires ? Le « que » est bien sûr excessif ; mais on ne peut écarter la part de responsabilité de la gauche dans le processus qui a rendu gagnante une stratégie « droitière décomplexée » qui n’aurait pas pu l’être quinze ans auparavant. La campagne « décomplexée » de Sarkozy a d’autant mieux fonctionné que le contre-discours de ses adversaires, et notamment de sa principale adversaire Ségolène Royal, était faible et « complexé », quand il ne s’alignait pas, en plus soft, sur le sien : autorité, sécurité, patriotisme, logique du « donnant-donnant, gagnant-gagnant » (en clair : abandon de logique des droits sociaux) [24].
Mais le problème déborde largement la personne de Ségolène Royal et la séquence de la campagne présidentielle : à plus grande échelle, et sur le long terme, le succès de l’option droitière de Sarkozy ne peut s’expliquer sans prise en compte de l’évolution de la gauche, notamment socialiste, et d’une longue série de démissions, tant sur le terrain de la politique économique et sociale que sur les questions « d’immigration » et de « sécurité ».
Pour ne s’en tenir qu’à ces dernières, qui ont été au cœur de la campagne de 2007, la liste est imposante des révolutions conservatrices qui se sont opérées à gauche depuis plus de vingt ans, et qui ont aboutit à une profonde anesthésie de l’opinion de gauche et du centre face à l’offensive Sarkozy 2007 :
alignement sur la problématique xénophobe du « problème de l’immigration », depuis le tristement célèbre « Le Pen apporte de mauvaises réponses à de bonnes questions » [25] jusqu’aux lois Chevènement-Guigou de 1998, qui conservaient l’essentiel du dispositif Pasqua-Debré [26] ;
alignement sur la problématique « sécuritaire » de la droite, depuis le Colloque de Villepinte et les années Chevènement [27] jusqu’au ralliement à la politique d’hyper-répression des émeutiers de novembre 2005 [28] ;
ralliement au consensus prohibitionniste contre les élèves musulmanes portant le foulard [29], et plus largement au consensus islamophobe et à la stigmatisation des garçons arabes [30]
Dans les années 80 et même 90, la droite n’était pas moins intelligente ou plus bête que celle de 2007 : elle avait simplement un choix plus difficile à faire. Un présidentiable de droite devait choisir entre deux options, qui du strict point de vue électoraliste présentaient toutes deux un risque considérable : soit droitiser et raciser son discours pour capter l’électorat FN, mais au risque de s’aliéner l’électorat centriste et de sur-mobiliser contre lui l’électorat de gauche ; soit chercher un supplément de voix au centre (beaucoup) et à gauche (un peu), au risque alors de s’aliéner l’électorat d’extrême droite et de droite extrême. La raison pour laquelle l’option ultra-droitière de Sarkozy n’a pas été pas spécialement géniale, intelligente ou « osée » est précisément que vingt ans de consensus libéral, sécuritaire, anti-immigration (et, plus récemment, anti-musulman) ont supprimé le risque de « sursaut humaniste » et « antiraciste » qui pesait sur cette option droitière.
Or, c’est un fait : ce consensus, cette anesthésie de la « France centriste » face à des positions naguère « extrémistes », s’est construit avec le concours – souvent suiviste, mais parfois aussi avant-gardiste – de franges non négligeables de la gauche, notamment des mouvances « sociale-libérale » et « nationale-républicaine », mais parfois aussi [31] de la « gauche de gauche ». La droite n’est donc pas « devenue intelligente » : elle est devenue hégémonique. Ce qui appelle une autre question – comment ? – et déplace le problème : ce n’est pas seulement à la droite que la gauche doit s’intéresser, mais d’une part aux médias, d’autre part à elle-même. En d’autres termes : l’excès d’attention, d’intérêt voire de fascination pour Sarkozy ou le sarkozysme constituent une fuite en avant, un moyen commode, peu coûteux à court terme mais fatal à long terme, de s’épargner collectivement un examen de conscience urgent : celui des faiblesses de la gauche, de la manière dont elle s’est laissée gagner par des idées de droite. L’historien Gérard Noiriel a mis en lumière des « origines républicaines de Vichy » [32] ; une tâche analogue s’impose aujourd’hui à toutes celles et ceux qui se veulent de gauche : du triomphe de Sarkozy, il nous faut assumer, répertorier et analyser les origines républicaines – sans en occulter la part proprement progressiste ou de gauche. Il nous faut admettre, en somme, qu’il y a bien des origines socialistes, communistes et trotskystes du néo-vichysme sarkozien.
Pierre Tevanian
P.-S.
Ce texte est repris dans le recueil de Pierre Tevanian et Sylvie Tissot, Les mots sont importants, paru aux éditions Libertalia en avril 2010. Une première version, plus brève, a été publiée en octobre 2007 par la revue Mouvements, dans un numéro consacré à la droite française, intitulé [La New droite. Une révolution conservatrice ?].
Sur le néo-vichysme sarkozien, cf. aussi Pierre Tevanian et Sylvie Tissot, « Cinq belles réponses à une vilaine question ».
Notes
[1] Eric Besson, Bernard Kouchner, Jacques Attali, Fadela Amara, Jack Lang, Claude Allègre, Michel Rocard, Dominique Strauss-Kahn… – une liste vouée à s’allonger.
[2] Par exemple : « Vous trouvez ça normal, vous, de violer une petite fille de sept ans ? ». Sur ce registre argumentatif, cf. Stéphane Palazzi, « Glissement progressif du langage », Libération, 17/08/2007. Sur l’anti-intellectualisme de Poujade, cf. Roland Barthes, « Quelques paroles de M. Poujade », Mythologies, Points Seuil, 1970.
[3] Sartre, dans ses Réfléxions sur la question juive, décrit l’antisémite classique, grosso modo le maurassien, comme un homme qui se complait dans sa médiocrité, et bâtit sur elle une « aristocratie des médiocres ». Celle-ci consiste à assumer sa propre nullité intellectuelle, sa paresse et sa veulerie, en les sublimant sous le nom de francité. En substance : « Je ne suis assurément pas aussi intelligent et entreprenant que tel intellectuel juif ou tel antiraciste enjuivé, mais l’intelligence est une vertu de seconde catégorie, une vertu juive, qui ne pèse rien face à la vertu cardinale qu’est la francité ». Nicolas Sarkozy, d’une manière assez semblable (mais sans l’antisémitisme), semble s’évertuer à assumer avec fierté – et comme Michel Houellebecq – la vision du monde la plus ringardement « dix-neuvièmiste », anté-anticoloniale – par exemple dans son incroyable « Discours de Dakar » sur « le paysan africain », digne de Tintin au Congo, ou encore son biologisme Alexis-Carrélien concernant le caractère génétique de la violence, de l’homosexualité ou du suicide, au mépris de toutes les réfutations scientifiques que l’une et l’autre ont subies depuis maintenant plusieurs décennies. Cf. Achille Mbembe, « L’Afrique de Nicolas Sarkozy ». Cf. aussi, sur lmsi.net, « Le cas Michel Houellebecq »
[4] Comme l’ont bien souligné les historiens du CVUH, dans « L’histoire par Nicolas Sarkozy : le rêve passéiste d’un futur national-libéral ». Sur un même corpus de discours de campagne, le CVUH recense 27 occurrences pour Jean Jaurès, 17 pour Jules Ferry, 7 pour Léon Blum, et 12 seulement pour De Gaulle.
[5] Sur la virilité agressive et le style « petite frappe » de Nicolas Sarkozy, cf. Elsa Dorlin et Catherine Achin, « J’ai changé, toi non plus. La fabrique d’un-e Présidentiable : Sarkozy/Royal au prisme du genre ».
[6] Nicolas Sarkozy, Témoignage, XO Editions, 2006)
[7] Nicolas Sarkozy cité par Yasmina Reza dans L’aube, le soir et la nuit, Flammarion, 2007. Sur ce registre « sentimental », cf. l’analyse du linguiste Damon Mayaffre dans l’émission « Là-bas si j’y suis ».
[8] Extraits de l’ahurissant « Discours à la jeunesse » du candidat Sarkozy
[9] Cf., sur lmsi.net, « Chronique du racisme républicain. 2002-2007 »
[10] Cf., sur lmsi.net, « Chronique du racisme républicain. 2002-2007 »
[11] Cf. René Rémond, Les droites en France, Aubier Montaigne, 1993
[12] Cf. Zeev Steernhell, La droite révolutionnaire, 1885-1914, Folio Histoire, Gallimard, 1997 et Ni droite ni gauche. Naissance de l’idéologie fasciste en France, Fayard, 2000.
[13] Comptage réalisé par le CVUH, op. cit.
[14] Discours du ministre Sarkozy en avril 2006
[15] Cf. Olivier Lecour-Grandmaison, « Sarkozy ou le triomphe d’une histoire apologétique de la colonisation ».
[16] Cf. Zeev Steernhell, op. cit.
[17] Discours de Bordeaux, 1er mars 2007
[18] Relire, aujourd’hui, Le Pen, les mots, l’étude de la langue lepéniste publiée à La Découverte en 1998 par Isabelle Cuminal, Maryse Souchard, Stéphane Wahnich et Virginie Wathier, est une expérience saisissante : des pans entiers de ce que les auteurs identifient comme la rhétorique spécifique de Le Pen correspondent rigoureusement à l’actuel « style Sarkozy ».
[19] Cf. Éric Fassin, « Sarkozy ou l’art de la confusion », Le Monde, 13/04/2007
[20] Propos de Nicolas Sarkozy tenus dans Philosophie magazine, et repris sur le site de la revue : www.philomag.com
[21] Cf. Achille Mbembe, « L’afrique de Nicolas Sarkozy ».
[22] Cf. Jade Lindgaard et Joël Confavreux, « L’hémisphère droit. Comment la droite est devenue intelligente »
[23] Cf. Marie Bénilde, « Nicolas Sarkozy, déjà couronné par les oligarques des médias ? », Le monde diplomatique, Septembre 2006
[24] Cf. Collectif Les mots sont importants, « Perdre son âme ne fait pas gagner les élections ».
[25] Formule du Premier ministre Laurent Fabius, en 1984
[26] Cf. Pierre Tevanian et Sylvie Tissot, Dictionnaire de la lepénisation des esprits, L’esprit frappeur, 2002, et sur lmsi.net, Sylvie Tissot et Pierre Tevanian, « La lepénisation des esprits ».
[27] Cf. Pierre Tevanian, Le ministère de la peur. Réflexions sur le nouvel ordre sécuritaire. Cf. aussi la chronologie publiée sur lmsi.net : « De Chevènement à Sarkozy. Généalogie du nouvel ordre sécuritaire »
[28] Cf. notamment François Athané, « Ne laissons pas punir les pauvres ».
[29] Cf. Pierre Tevanian, La république du mépris, Editions La découverte, 2007, et sur lmsi.net, « Une révolution conservatrice dans la laïcité ».
[30] Sur l’ensemble de ces thématiques (droit des étrangers, politiques sécuritaires, islamophobie, instrumentalisation du féminisme) : « Chronique du racisme républicain. 2002-2007 » publiée sur www.lmsi.net.
[31] Notamment pour ce qui concerne la stigmatisation des femmes voilées et l’islamophobie.
[32] Gérard Noiriel, Les origines républicaines de Vichy, Hachette, 1999
C’est même probablement la première et dernière fois qu’il dit quelque chose de vrai. Entendons-nous, dans le système capitaliste ou nous vivons et mourons joyeusement, le travail doit être productif c’est-a-dire producteur de VALEUR.
Une des causes principales de l’endettement démentiel des États est justement la subvention massive du Faux Travail. La part du Vrai Travail créateur de VALEUR capitaliste est trop faible désormais pour subventionner les figurants du Faux Travail qui s’activent inutilement à imiter le Vrai Travail.
Payer un chômeur ou un inactif au RMI-RMA est une bonne affaire, beaucoup moins coûteuse que de subventionner le Travail non-productif, non producteur de VALEUR capitaliste. Non seulement ce salaire est bien plus élevé que le montant d’un chômage ou d’un RMI-RMA mais en plus s’ajoutent les charges sociales qui financent la protection sociale du Faux Travailleur, le prix des locaux et de l’organisation de son non-travail improductif …
http://debord-encore.blogspot.fr