Grammaire de la multitude

Pour une analyse des formes de vie contemporaines

Paolo Virno

traduit de l’italien par Véronique Dassas

Le point de départ de ce livre est la transcription d’un séminaire tenu en janvier 2001, au département de Sociologie de l’Université de Calabre. L’édition originale a paru sous le titre :
Grammatica della moltitudine.
Per una analisi delle forme di vita contemporanee

Première édition, Rubettino editore, 2001;
Deuxième édition, DeriveApprodi, Rome, 2002
(www.deriveapprodi.org).

© 2001, Rubettino editore pour le texte original.
© 2002, Editions de l’éclat, N »mes & Conjonctures 4076 rue St-Hubert, Montéal, Québec H2WL 4A8 Canada pour la traduction française.
Octobre 2002
2-84162-064-6
144 p.
12,50 euros
collection
premier secours
coédition avec la revue québécoise

TABLE DES MATIERES

Avant-propos

-{Peuple versus multitude : Hobbes et Spinoza
-La pluralité exorcisée : le «privé» et l’«individuel»
-Trois approches du Nombre}

1. Craintes et protection

-{Au-delà du couple peur/angoisse
-Lieux communs et « general intellect »
-Le public sans sphère publique
-Quel Un pour le Nombre?}

2. Travail, Action, Intellect

-{Juxtaposition poièsis et praxis
-De la virtuosité. D’Aristote à Glenn Gould
-L’être parlant en tant qu’artiste-interprète
-Industrie culturelle: anticipation et paradigme
-Virtuosité au travail
-L’intellect comme partition
-Raison d’Etat et Exode }

3. La multitude comme subjectivité

-{Le principe d’individuation
-Un concept équivoque : la biopolitique
-Les tonalités émotives de la multitude
-Le bavardage et la curiosité
-Dix thèses sur le post-fordisme}

Bibliographie

Avant propos

1. Peuple vs multitude: Hobbes et Spinoza

Je considère que le concept de multitude, par opposition à celui, plus familier, de «peuple», est un outil décisif pour toute réflexion sur la sphère publique contemporaine. Il faut avoir à l’esprit que l’alternative entre «peuple» et «multitude» a été au centre des controverses du XVIIe siècle, au plan pratique (fondation des Etats centraux modernes, guerres de religion, etc.) et au plan théorico-philosophique. Ces deux concepts opposés l’un à l’autre, forgés au feu de contrastes très marqués, ont joué un rôle de première importance dans la définition des catégories politico-sociales de la modernité. Ce fut la notion de «peuple» qui l’emporta. «Multitude» est le terme perdant, le concept qui a eu le dessous. Pour décrire les formes de la vie en société et l’esprit public des grands Etats qui venaient de se constituer, on ne parla plus de multitude, mais de peuple. Reste à se demander si aujourd’hui, à la fin d’un cycle long, cette ancienne dispute n’est pas en train de se réouvrir; si aujourd’hui, alors que la théorie politique de la modernité subit une crise radicale, la notion autrefois déboutée ne témoigne pas d’une extraordinaire vitalité, prenant ainsi une revanche retentis
Hobbes et Spinoza sont les pères putatifs des deux polarités, peuple et multitude. Pour Spinoza la multitudo désigne une pluralité qui persiste comme telle sur la scène publique, dans l’action collective, dans la prise en charge des affaires communes, sans converger vers un Un, sans s’évaporer sur un mode centripète. Multitude est la forme d’existence sociale et politique du Nombre1 en tant que Nombre: forme permanente, non épisodique ou interstitielle. Pour Spinoza, la multitudo est la clef de voûte des libertés civiles (cf. Spinoza 1677).
Hobbes déteste la multitude – j’utilise à dessein un terme passionnel, bien peu scientifique – il se déchaîne contre elle. Dans l’existence sociale et politique du Nombre en tant que Nombre, dans la pluralité qui ne converge pas vers une unité synthétique, il voit le pire danger pour l’«empire suprême», c’est-à-dire pour ce monopole de la décision politique qu’est l’Etat. La meilleure façon de comprendre la portée d’un concept – celui de multitude dans le cas qui nous occupe – est de l’examiner avec les yeux de celui qui l’a combattu avec ténacité. C’est précisément celui qui veut l’éliminer de l’univers théorique et pratique qui en saisit toutes les implications et les nuances.
Avant d’exposer brièvement la façon dont Hobbes présente la multitude tant détestée, il est bon de préciser le but que nous poursuivons ici. Je voudrais montrer que la catégorie de la multitude (justement celle qui est esquissée par Hobbes, son ennemi juré) aide à comprendre un certain nombre de comportements sociaux contemporains. Après les siècles du «peuple» et donc de l’Etat (Etat-nation, Etat centralisé, etc.), revient enfin se manifester la polarité opposée, abrogée à l’aube de la modernité. La multitude comme dernier cri de la théorie sociale, politique et philosophique? Peut-être. Toute une gamme de phénomènes importants – jeux de langage, formes de vie, propensions éthiques, caractères saillants de la production matérielle actuelle – s’avère peu compréhensible, voire complètement incompréhensible, si ce n’est à partir de la manière d’être du Nombre. Pour enquêter sur cette manière d’être, il faut avoir recours à une instrumentation conceptuelle assez variée: anthropologie, philosophie du langage, critique de l’économie politique, réflexion éthique. Il faut naviguer autour du continent-multitude en changeant souvent l’angle de la perspective.
Ceci étant dit, voyons rapidement comment Hobbes, en adversaire perspicace, définit la manière d’être du «Nombre». Pour Hobbes, c’est l’opposition politique entre multitude et peuple qui est décisive. La sphère publique moderne peut avoir soit l’une, soit l’autre comme centre de gravité. C’est dans cette alternative que la guerre civile, qui toujours menace, trouve sa forme logique. Le concept de peuple, selon les dires de Hobbes, est étroitement corrélé à l’existence de l’Etat; de plus, il en est une réverbération, un reflet: s’il y a Etat, il y a peuple. En l’absence d’Etat, pas de peuple. Dans De Cive, livre dans lequel est décrite en long et en large l’horreur de la multitude, on lit: «Le peuple est une sorte d’unité qui a une volonté unique» (Hobbes 1642: XII, 8; mais aussi voir VI, 1, note).
Pour Hobbes, la multitude est inhérente à l’«état de nature», donc à ce qui précède l’institution du «corps politique»; mais ce qui a précédé il y a longtemps peut refaire surface, comme un «refoulé» qui revient se faire valoir dans les moments de crise qui secouent parfois la souveraineté de l’Etat. Avant l’Etat, il y avait le Nombre; après l’instauration de l’Etat, il y a le peuple-Un, doté d’une volonté unique. La multitude, selon Hobbes, a horreur de l’unité politique, elle est réfractaire à l’obéissance, ne conclut pas de pactes durables, n’obtient jamais le status de personne juridique parce qu’elle ne transfère jamais ses propres droits au souverain. Ce «transfert», la multitude l’inhibe par le seul fait de sa manière d’être (de son caractère pluriel) et d’agir. Hobbes, qui était un grand écrivain, souligne de façon admirablement lapidaire en quoi la multitude est contre l’Etat et, justement pour cette raison, contre le peuple: «Les citoyens, quand ils se rebellent contre l’Etat, sont la multitude contre le peuple» (ibidem). L’opposition entre les deux concepts est ici mise au diapason: s’il y a du peuple, il n’y a pas de multitude; s’il y a de la multitude, il n’y a pas de peuple. Pour Hobbes et pour les apologistes de la souveraineté étatique du XVIIe, multitude est un concept-limite, purement négatif: c’est-à-dire qu’il coïncide avec les risques qui pèsent sur l’étatisme, c’est le grain de poussière qui peut parfois gripper la «grande machine». Un concept négatif que la multitude: ce qui ne s’est pas apprêté pour devenir peuple, dans la mesure où cela contredit virtuellement le monopole de l’Etat sur la décision politique, bref un relent de l’«état de nature» dans la société civile.

2. La pluralité exorcisée: le «privé» et l’«individuel»

Comment la multitude a-t-elle survécu à la création des Etats centraux? Selon quelles formes dissimulées et rachitiques s’est-elle signalée après la pleine affirmation du concept moderne de souveraineté? D’où en entend-on l’écho? En simplifiant la question à l’extrême, essayons d’identifier les façons dont le Nombre a été conçu en tant que Nombre dans la pensée libérale et dans la pensée démocratico-socialiste (donc, dans des traditions politiques qui ont eu indiscutablement l’unité du peuple comme propre point de repère).
Dans la pensée libérale, l’inquiétude que provoque le «Nombre» est domestiquée par le recours au couple public-privé. La multitude, qui est l’antipode du peuple, prend les allures un peu fantasmatiques et mortifiantes de ce que l’on appelle le privé. Soit dit en passant: même la dyade public-privé, avant de devenir évidente, s’est formée dans les larmes et le sang au cours de mille querelles théoriques et pratiques; elle passe donc pour un résultat complexe. Quoi de plus normal pour nous que de parler d’expérience publique et d’expérience privée? Mais cette bifurcation n’a pas toujours été escomptée. L’évidence manquée est intéressante car, aujourd’hui, nous sommes peut-être dans un nouveau XVIIe siècle, à une époque où explosent les vieilles catégories et où il faut en forger d’autres. Bien des concepts qui nous semblent encore extravagants et inhabituels – la notion de démocratie non représentative, par exemple – tendent déjà peut-être à ourdir un nouveau sens commun, aspirant à leur tour à devenir «évidents». Mais revenons à notre propos. «Privé», cela ne veut pas dire seulement quelque chose de personnel, qui appartient à l’intériorité d’un tel ou un tel; privé signifie aussi dépourvu: dépourvu de voix, dépourvu de présence publique. Dans la pensée libérale, la multitude survit comme dimension privée. Le Nombre est aphasique et écarté des affaires publiques.
Dans la pensée démocratico-socialiste, où trouvons-nous un écho de l’archaïque multitude? Peut-être dans le couple collectif-individuel. Ou mieux: dans le second terme, dans la dimension individuelle. Le peuple, c’est le collectif, la multitude se révèle par l’impuissance présumée, mais aussi par l’agitation déréglée des individus singuliers. L’individu est le reste sans influence de divisions et de multiplications qui s’accomplissent loin de lui. En ce qu’il a de véritablement singulier, le singulier semble ineffable. Comme est ineffable la multitude dans la tradition démocratico-socialiste.
Il vaut mieux dès à présent faire état d’une conviction qui affleurera à plusieurs reprises dans mon discours. Je crois que dans les formes actuelles de la vie, comme dans la production contemporaine (pour peu que l’on n’abandonne pas la production – chargée comme elle est d’ethos, de culture, d’interaction linguistique – à l’analyse économétrique, mais qu’on l’entende comme une expérience large du monde), on a la perception directe du fait que tant le couple public-privé que le couple collectif-individuel ne marchent plus, ne reposent plus sur rien, explosent. Ce qui était strictement divisé se confond et se superpose. Il est difficile de dire où finit l’expérience collective et où commence l’expérience individuelle. Il est difficile de séparer l’expérience publique de celle que l’on appelle privée. Dans ce brouillage du tracé des frontières, s’évanouissent aussi, ou en tous les cas deviennent bien peu fiables, les deux catégories de citoyens et de producteurs si importantes chez Rousseau, Smith, Hegel et, plus tard, chez Marx lui-même, ne serait ce que d’un point de vue polémique.
La multitude contemporaine n’est composée ni de «citoyens» ni de «producteurs»; elle occupe une région médiane entre «individuel» et «collectif»; pour elle, la distinction entre «public» et «privé» ne convient d’aucune façon. Et c’est précisément à cause de la dissolution de ces couples que l’on a tenus si longtemps pour évidents, que l’on ne peut plus parler d’un peuple convergeant dans l’unité de l’Etat. Pour ne pas entonner les petits refrains dissonants estampillés post-modernes («le multiple c’est le bien, et l’unité, le malheur dont il faut se garder»), il faut quand même reconnaître que la multitude ne s’oppose pas à l’Un, mais le redéfinit. Même le Nombre a besoin d’une forme d’unité, d’un Un: toutefois, et c’est là toute la question, cette unité n’est plus l’Etat mais le langage, l’intelligence, les facultés communes du genre humain. L’Un n’est plus une promesse, mais une prémisse. L’unité n’est plus quelque chose (l’Etat, le souverain) vers quoi l’on converge, comme dans le cas du peuple, mais quelque chose que l’on a derrière nous, comme un fond ou un présupposé. Le Nombre doit être pensé comme l’individuation de l’universel, du générique, de ce qui est partagé. Ainsi, de façon symétrique, il faut concevoir un Un qui, loin d’être quelque chose de conclusif, soit la base qui autorise la différenciation, ou encore qui consente l’existence politico-sociale du Nombre en tant que Nombre. Je dis cela à seule fin de souligner qu’une réflexion actuelle sur la catégorie de multitude ne souffre ni simplifications effrénées ni raccourcis désinvoltes, mais doit affronter des problèmes ardus: en particulier le problème logique (qui est à reformuler et non à déliter) de la relation Un/Multiple.

3. Trois approches du Nombre

Les dimensions concrètes de la multitude contemporaine peuvent être précisées en développant trois blocs thématiques. Le premier est très hobbesien: la dialectique entre peur et recherche de sécurité. Il est clair que le concept de «peuple» aussi (dans ses articulations du XVIIe, ou libérales, ou démocratico-socialistes) forme un tout avec certaines stratégies visant à écarter le danger et à obtenir protection. Je soutiendrai cependant qu’ont disparu, tant sur le plan empirique que sur le plan conceptuel, les formes de peur et les formes correspondantes de protection qui étaient liées à la notion de «peuple». C’est par contre une dialectique crainte-protection très différente qui prévaut: elle définit certains traits caractéristiques de la multitude d’aujourd’hui. Peur-sécurité: c’est là une grille ou un révélateur pertinent au plan philosophique et sociologique pour montrer que la figure de la multitude n’est pas complètement «rose»; pour identifier les poisons particuliers qui s’y cachent. La multitude est une manière d’être, la manière d’être qui prévaut aujourd’hui; mais, comme toutes les manières d’être, elle est ambivalente, c’est-à-dire qu’elle contient la perte et le salut, l’acquiescement et le conflit, la servilité et la liberté. Ce qui est crucial, cependant, c’est que ces possibilités alternatives ont une physionomie particulière, différente de celles qu’elles revêtaient dans la constellation peuple/volonté générale/Etat.
Le second thème dont je parlerai plus loin, c’est la relation entre le concept de multitude etc la rise de la très ancienne tripartition de l’expérience humaine en Travail, Politique, Pensée. Il s’agit d’une subdivision proposée par Aristote, reprise au XXe siècle surtout par Hannah Arendt, et parfaitement intégrée jusqu’à très récemment au sens commun. Une subdivision qui aujourd’hui cependant ne tient plus.
Le troisième bloc thématique consiste à passer au crible quelques catégories qui peuvent nous apprendre quelque chose à propos de la ubjectivité de la multitude. J’en examinerai trois en particulier: principe d’individuation, bavardage, curiosité. La première catégorie est une austère question métaphysique que l’on a eu tort de négliger: qu’est-ce qui fait qu’une singularité est singulière? Les deux autres, en revanche, concernent la vie quotidienne. C’est Heidegger qui a conféré au bavardage et à la curiosité leur dignité de concept philosophique. Ma façon d’en parler, si elle tire profit de certaines pages de Etre et temps, est pourtant en substance non heideggerienne ou anti-heideggerienne.

Première journée : Crainte et protection

1. Au-delà du couple peur/angoisse

La dialectique de la crainte et de la protection est au centre de l’«Analytique du sublime», une section de la Critique de la faculté de juger (Kant 1790, Ière partie, Livre II). Selon Kant, quand j’observe une avalanche terrifiante en étant à l’abri, je suis envahi par un sentiment agréable de sécurité auquel se mêle cependant la perception aiguë de ma vulnérabilité. Ce qui est sublime, précisément, c’est ce sentiment double, partiellement contradictoire. Partant de la protection empirique dont j’ai joui par hasard, je suis porté à me demander ce qui pourrait garantir à mon existence une protection absolue et systématique. Je me demande donc ce qui protège, non pas de tel ou tel danger déterminé, mais du risque inscrit dans l’être-au-monde même. Où trouver un abri sans condition? Kant répond: dans le Moi moral, puisqu’en lui il y a quelque chose de non contingent, ou de vraiment supra-terrestre. La loi morale transcendante protège ma personne de façon absolue puisqu’elle place la valeur qui lui revient au-dessus de l’existence finie et de ses multiples périls. Le sentiment du sublime (ou au moins une de ses formes) consiste à transformer le soulagement d’avoir profité d’un refuge occasionnel dans la recherche d’une sécurité inconditionnelle que seul le Moi moral peut garantir.
J’ai fait allusion à Kant pour une seule raison: parce qu’il offre un modèle très limpide de la façon dont on a conçu la dialectique crainte-protection depuis deux cents ans. On est en présence d’une bifurcation nette: d’un côté, un danger particulier (l’avalanche, les intentions malveillantes du ministère de l’Intérieur, la perte de son poste de travail, etc.); de l’autre, par contre, le danger absolu, relié à notre propre être-au-monde. A ces deux formes de risque (et de crainte) correspondent deux formes de protection (et de sécurité). Face à un malheur factuel, il y a des remèdes concrets (par exemple le refuge de montagne quand l’avalanche se déclenche). Le danger absolu requiert en revanche une protection par rapport au monde lui-même. Attention: le «monde» de l’animal humain ne peut pas être comparé au «milieu» de l’animal non humain, c’est-à-dire à l’habitat circonscrit dans lequel celui-ci s’oriente parfaitement grâce à des instincts spécialisés. Le monde a toujours quelque chose d’indéterminé, il est plein d’imprévus et de surprises, c’est un contexte de vie qu’on ne maîtrise pas une fois pour toutes; c’est pour cela qu’il est source d’insécurité permanente. Tandis que les dangers relatifs ont «une identité», «un nom et un prénom», le péril absolu n’a ni visage précis ni contenu univoque.
La distinction kantienne entre les deux types de risque et de sécurité se prolonge dans la distinction, établie par Heidegger, entre peur et angoisse. La peur se réfère à un fait bien précis, à la fameuse avalanche ou au chômage; l’angoisse, par contre, n’a pas de déclencheur précis. Dans Etre et temps (Heidegger 1927, § 40), l’angoisse est provoquée par l’exposition pure et simple au monde, par l’incertitude et l’indécision avec lesquelles se manifeste notre relation à lui. La peur est toujours circonscrite, on peut toujours la nommer; l’angoisse vient de tous les côtés, elle n’est pas liée à une situation privilégiée, elle peut survenir à n’importe quel moment, dans n’importe quelle situation. Ces deux formes de crainte (la peur et l’angoisse, précisément) et les antidotes qui leur correspondent se prêtent à une analyse historico-sociale.
La distinction entre crainte circonscrite et crainte indéterminée est en vigueur là où existent des communautés substantielles, qui constituent des canaux capables de contenir la praxis et l’expérience collective. Un canal constitué d’usages et de coutumes répétitives et donc confortables, d’un ethos consolidé. La peur se situe à l’intérieur de la communauté, de ses formes de vie et de communication. L’angoisse, par contre, fait son apparition quand on s’éloigne de la communauté d’appartenance, des habitudes partagées, des «jeux de langage» archi-connus, quand on s’avance dans le vaste monde. A l’extérieur de la communauté, le danger est partout, imprévisible, constant; bref, angoissant. Contrepartie de la peur, il y a une sécurité que la communauté peut, en principe, garantir; contrepartie de l’angoisse (ou de l’exposition au monde comme tel), il y a la protection que procure l’expérience religieuse.
Eh bien, la ligne de partage entre peur et angoisse, crainte relative et crainte absolue, c’est précisément ce qui a disparu. Le concept de «peuple», avec ses nombreuses variantes historiques, est lié étroitement à la séparation nette entre un «dedans» habituel et un «dehors» inconnu et hostile. Le concept de «multitude» est fondé, en revanche, sur la fin de cette séparation. La distinction entre peur et angoisse, comme la distinction entre protection relative et protection absolue, est dénuée de fondements pour au moins trois raisons.
La première, c’est que l’on ne peut plus raisonnablement parler de communautés substantielles. Aujourd’hui, toute innovation impétueuse ne bouleverse pas des formes de vie traditionnelles et répétitives, mais intervient sur des individus habitués désormais à ne plus avoir de solides habitudes, rompus au mouvement brusque, exposés à l’inhabituel et à l’imprévu. On a affaire toujours et de toute façon, à une réalité qui a déjà connu l’innovation à plusieurs reprises. Il n’est donc plus possible de faire une distinction effective entre un «dedans» stable et un «dehors» incertain et tellurique. La variabilité permanente des formes de vie, mais aussi l’entraînement à affronter un aléatoire non canalisé comportent une relation directe et continue avec le monde en tant que tel, avec le contexte indéterminé de notre existence.
On a donc une superposition complète de peur et d’angoisse. Quand je perds mon travail, je dois affronter, bien sûr, un danger bien défini qui suscite une crainte spécifique; mais ce danger factuel se teinte immédiatement d’une angoisse indéterminée, il se confond avec une désorientation plus générale face au monde, il forme tout un ensemble avec l’insécurité absolue dans laquelle verse l’animal humain privé d’instincts spécialisés. On pourrait dire: la peur est toujours angoissée, le danger circonscrit exhibe toujours le risque général de l’être au monde. Si les communautés substantielles voilaient ou amortissaient la relation avec le monde, leur dissolution met celle-ci en pleine lumière: la perte d’emploi, l’innovation qui transforme les tâches à accomplir au travail, la solitude dans les métropoles prennent sur elles nombre de traits qui, précédemment, appartenaient aux terreurs éprouvées en dehors des murs de la communauté. Il faudrait trouver un terme, qui ne serait ni «peur» ni «angoisse», un terme qui rende compte de leur fusion. Ce qui me vient à l’esprit, c’est perturbant. Mais il serait trop long ici de justifier ce choix (cf. Virno 1994, p. 103-105).
Passons à la deuxième approche critique. Sur la base de la représentation traditionnelle, la peur est un sentiment public, tandis que l’angoisse concerne l’individu isolé de son prochain. A la différence de la peur, provoquée par un danger qui concerne virtuellement plusieurs membres de la communauté et qui peut être affronté avec le secours des autres, le dépaysement angoissant élude la sphère publique et concerne uniquement ce que l’on appelle l’intériorité de l’individu. Cette représentation n’est désormais plus du tout digne de foi. Dans un certain sens, elle doit être complètement renversée. Aujourd’hui, toutes les formes de vie expérimentent ce «ne-pas-se-sentir-chez-soi», qui, selon Heidegger, serait à l’origine de l’angoisse. Donc, il n’y a rien de plus partagé et de plus commun, dans un certain sens de plus public, que le sentiment de «ne-pas-se-sentir-chez-soi». Personne n’est moins isolé que celui qui ressent l’effrayante pression du monde indéterminé. En d’autres termes, le sentiment où convergent peur et angoisse est immédiatement l’affaire du Nombre. On pourrait peut-être dire que «ne-pas-se-sentir-chez-soi» est vraiment un trait distinctif du concept de multitude, tandis que la séparation entre le «dedans» et le «dehors», entre la peur et l’angoisse, marquait l’idée hobbesienne (et pas seulement hobbesienne) de peuple. Le peuple est un, parce que la communauté substantielle coopère pour calmer les peurs qui naissent de dangers circonscrits. La multitude, par contre, est réunie par le danger qui dérive du «ne-pas-se-sentir-chez-soi», de l’exposition plurilatérale au monde.
Troisième et dernière remarque critique, peut-être la plus radicale. Elle concerne toujours le couple crainte-protection. En soi, l’idée selon laquelle nous éprouverions d’abord une crainte et ensuite seulement nous chercherions à trouver une protection, est complètement erronée. Le schéma stimulus-réponse ou cause-effet est totalement inadéquat. On peut penser plutôt que l’expérience originelle consiste à se procurer des protections. D’abord nous nous protégeons et puis, tandis que nous sommes occupés à nous protéger, nous identifions les différents périls auxquels nous avons affaire. Arnold Gehlen disait que vivre, pour l’animal humain, est un devoir lourd à porter et que pour y faire face, il faut surtout atténuer la désorientation liée au fait que nous ne disposons pas d’un «milieu» préétabli (Gehlen 1940). Ce qui est fondamental, c’est de se débrouiller à tâtons dans son contexte de vie. Pendant que nous cherchons à nous orienter et, ce faisant, à nous sauvegarder, nous nous apercevons aussi, souvent rétrospectivement, des différentes formes de danger.
Il y a plus. Non seulement le danger se définit à partir de la recherche originaire d’une protection mais, et c’est là le point vraiment crucial, celui -ci se manifeste généralement comme une forme spécifique de protection. Le danger consiste, dans le fond, en une horripilante stratégie de salut (qu’on pense au culte de la «petite patrie» ethnique). La dialectique entre danger et protection se résout, en définitive, dans la dialectique entre les formes alternatives de protection. Aux redoutables protections s’opposent les protections de second degré, c’est-à-dire capables de servir d’antidotes aux venins des premières. D’un point de vue historique et sociologique, il n’est pas difficile de se rendre compte que le mal s’exprime justement et surtout comme réplique horrible au risque du monde, comme dangereuse recherche de protection: qu’il suffise de penser à la tendance à se fier à un souverain (qu’il soit puissant ou d’opérette, peu importe), au jeu de coude convulsif de la carrière, à la xénophobie. On pourrait dire également: ce qui est vraiment angoissant, c’est une certaine façon d’affronter l’angoisse. Je le répète: ce qui est décisif, c’est l’alternative entre différentes stratégies d’assurance, l’opposition entre des formes antithétiques de protection. C’est pour cela, soit dit en passant, qu’il est stupide de négliger le thème de la sécurité, comme (et encore plus) de le brandir sans qualifications ultérieures (sans reconnaître en lui-même, dans certaines de ses déclinaisons, le vrai danger).
C’est dans cette modification de la dialectique crainte-protection que s’enracine, en tout premier lieu, l’expérience de la multitude contemporaine (ou si l’on préfère, post-fordiste). Le «Nombre» en tant que «Nombre», c’est ceux qui partagent le «ne-pas-se-sentir-chez-soi» et donc mettent cette expérience au centre de leur propre praxis sociale et politique. De plus, dans la manière d’être de la multitude, on peut observer à l’œil nu une oscillation continuelle entre des stratégies d’assurance différentes, parfois même diamétralement opposées (oscillation que le «peuple», faisant corps avec les Etats souverains, ne connaît pas).

2. Lieux communs et «general intellect»

Pour mieux comprendre la notion contemporaine de multitude, il est opportun de réfléchir plus à fond à ce que sont les ressources essentielles sur lesquelles on peut compter pour se protéger du caractère dangereux du monde. Je propose d’identifier ces ressources en utilisant un concept aristotélicien, un concept linguistique (ou mieux, relevant de l’art de la rhétorique): les «lieux communs», les topoi koinoi.
Quand nous parlons aujourd’hui de «lieux communs», nous voulons désigner au plus les expressions stéréotypées, désormais dépourvues d’un sens quelconque, des banalités, des métaphores éculées («la nuit, tous les chats sont gris»), des conventions linguistiques ressassées. Or, ce n’est pas la signification première de l’expression «lieu commun». Pour Aristote (Rhétorique, I, 2, 1358a), les topoi koinoi sont les formes logiques et linguistiques de valeur très générale, disons aussi l’ossature de tout notre discours, ce qui autorise et ordonne toute locution particulière. Ils sont communs, ces «lieux», parce que personne (l’orateur raffiné comme l’homme ivre qui marmonne péniblement, le commerçant comme l’homme politique) ne peut s’en passer. Aristote en indique trois: le rapport entre plus et moins, l’opposition des contraires, la catégorie de la réciprocité («si je suis son frère, elle est ma sœur»).
Ces catégories, comme toute ossature effective, n’apparaissent jamais en tant que telles. Elles constituent la trame de la «vie de l’esprit», mais une trame qui n’est pas apparente. Qu’est-ce qui s’offre à la vue, par contre, dans nos discours? Les lieux «spéciaux», selon le terme qu’Aristote emploie pour les désigner (topoi idioi). Ce sont les façons de parler – métaphores, mots d’esprit, allocutions, etc. – qui conviennent seulement à l’une ou l’autre des sphères de la vie en société. Les «lieux spéciaux» sont des façons de parler/penser qui s’avèrent appropriées quand on se trouve au siège d’un parti, ou à l’église, dans une salle de cours à l’université, ou parmi les supporters d’un club de football. Et ainsi de suite. La vie de la cité ou l’ethos (les habitudes partagées) s’articule par «lieux spéciaux», différents et souvent inconciliables. Une certaine expression fonctionne ici, mais pas là, un type d’argumentation sert à convaincre tel genre d’interlocuteur mais pas tel autre, etc.
La transformation à laquelle nous avons affaire peut se résumer ainsi: aujourd’hui les «lieux spéciaux» du discours et de l’argumentation dépérissent et se dissolvent, tandis que les «lieux communs» acquièrent une immédiate visibilité – les «lieux communs»ü c’est-à-dire les formes logico-linguistiques génériques qui fondent tous les discours. Cela signifie que pour nous orienter dans le monde et nous protéger de ses dangers, nous ne pouvons compter sur des formes de pensée, de raisonnement, de discours qui ont leur niche dans tel ou tel autre contexte particulier. Le clan des supporters, la communauté religieuse, la section du parti, le poste de travail, tous ces «lieux» continuent évidemment d’exister, mais aucun d’entre eux n’est suffisamment caractérisé et caractérisant pour offrir une «rose des vents» c’est-à-dire un critère d’orientation, une boussole fiable, un ensemble d’habitudes spécifiques, de façons spécifiques de parler/penser. Partout, dans toutes les occasions nous parlons/pensons de la même manière, sur la base de constructions logico linguistiques à la fois fondamentales et très générales. Disparaît toute une topographie éthico-rhétorique. Les «lieux communs» prennent le devant de la scène, ces principes décharnés de la «vie de l’esprit»: le rapport entre plus et moins, l’opposition des contraires, la relation de réciprocité, etc. Ce sont eux, et seulement eux, qui offrent un critère d’orientation et donc une certaine protection par rapport au cours du monde.
Non plus invisibles, mais même projetés au premier plan, les «lieux communs» sont la ressource apotropaïque de la multitude contemporaine. Ils apparaissent en surface comme une boîte à outils d’utilité immédiate. Mais ces «lieux communs», que sont-ils d’autre que le noyau fondamental de la «vie de l’esprit», l’épicentre de cet animal proprement linguistique qu’est l’être humain?
Si bien que l’on pourrait dire que la «vie de l’esprit» devient en elle-même publique. On a recours à des catégories très générales pour se débrouiller dans les situations déterminées les plus variées, puisqu’on ne dispose plus de codes éthico-communicationnels «spéciaux», sectoriels. Ne-pas-se-sentir-chez-soi et prééminence des «lieux communs» vont de pair. L’intellect comme tel, l’intellect pur, devient la boussole concrète là où disparaissent les communautés substantielles et où l’on s’est toujours exposé au monde ensemble. L’intellect, même dans ses fonctions les plus raréfiées, se présente comme quelque chose de commun et d’émergent. Les «lieux communs» ne sont plus le fond inaperçu, ils ne sont plus dissimulés par la prolifération des «lieux spéciaux». Ils représentent une ressource partagée à laquelle le Nombre puise dans n’importe quelle situation. La «vie de l’esprit», c’est l’Un qui est soumis au mode d’être de la multitude. Je répète et j’insiste: le fait que l’intellect comme tel soit placé au premier plan, le fait que les structures linguistiques plus générales et abstraites deviennent les instruments servant à orienter les comportements, est, selon moi, l’une des conditions qui définit la multitude contemporaine.
J’ai fait allusion précédemment à «l’intellect public». Mais l’expression «intellect public» contredit une longue tradition selon laquelle la pensée serait une activité isolée et solitaire, qui nous sépare de nos semblables, une activité intérieure, sans manifestations visibles, étrangère au souci des affaires communes. A cette longue tradition, selon laquelle la «vie de l’esprit» est réfractaire à ce qui est public, seules font exception, me semble-t-il, quelques pages de Marx, qui posent l’intellect comme quelque chose d’extérieur et de collectif, comme un bien public. Dans le «Fragment sur les machines» des Grundrisse (Marx, 1857-1858), Marx parle d’un intellect général, d’un general intellect: il utilise l’anglais pour donner force à l’expression, comme s’il avait voulu la mettre en italiques. La notion d’«intellect général» peut avoir différentes dérivations: elle est peut-être la réponse polémique à la «volonté générale» de Rousseau (ce n’est pas la volonté, mais l’intellect qui réunit les producteurs, selon Marx); ou peut-être l’intellect général est-il la reprise matérialiste du concept aristotélicien de noûs poies poietikos (l’intellect productif, poïétique). Mais ici, la philologie est de peu d’importance. Ce qui est important, c’est le caractère extérieur, social, collectif qui revient à l’activité intellectuelle alors que celle-ci devient, selon Marx, le ressort véritable de la production de la richesse.
A l’exception de ces pages de Marx, je le répète, on a toujours considéré l’intellect comme étant discret et réfractaire par rapport à la sphère publique. Dans un écrit de jeunesse, Aristote (Protreptique, B43), compare la vie du penseur à celle de l’étranger. Le penseur doit se tenir à l’écart de sa communauté, s’éloigner des bruissements de la multitude, mettre une sourdine aux rumeurs de l’agora. Par rapport à la vie publique, à la communauté politico-sociale, le penseur comme l’étranger, au sens strict du terme, ne se sentent pas chez eux. Ceci est un bon point de départ pour préciser la condition de la multitude contemporaine. Un bon point de départ si on en tire d’autres conclusions à partir de l’analogie entre étranger et penseur.
Etre étranger, c’est-à-dire ne-pas-se-sentir-chez-soi, est aujourd’hui la condition commune du Nombre, condition inéluctable et partagée. Eh bien, ceux qui ne se sentent pas chez eux, pour s’orienter et se protéger, doivent recourir aux «lieux communs», c’est-à-dire aux catégories très générales de l’intellect linguistique; en ce sens les étrangers sont toujours des penseurs. Comme on le voit: j’inverse la direction de la comparaison; ce n’est pas le penseur qui devient étranger par rapport à sa communauté d’appartenance, mais les étrangers, la multitude des «sans chez-soi» qui parviennent nécessairement au status de penseurs. Les «sans chez-soi» ne peuvent que se comporter comme des penseurs: non pas qu’ils s’y connaissent en biologie ou en mathématiques supérieures, mais parce qu’ils ont recours aux catégories les plus essentielles de l’intellect abstrait pour parer aux coups du hasard, pour se protéger de la contingence et de l’imprévu.
Chez Aristote, le penseur est étranger, certes, mais provisoirement: quand il a fini d’écrire le Protreptique, il peut revenir aux affaires communes. De la même façon, l’étranger au sens strict, le Spartiate venu à Athènes, est étranger pour un temps déterminé: un jour ou l’autre il pourra retourner dans sa patrie. Par contre, pour la multitude contemporaine, la condition de «ne-pas-se-sentir-chez-soi» est permanente et irréversible. L’absence de communauté substantielle et des «lieux spéciaux» connexes, fait en sorte que la vie de l’étranger, le «ne-pas-se-sentir-chez-soi», le bios xenikôs soient des expériences inéluctables et durables. La multitude des «sans chez-soi» se fie à l’intellect, aux «lieux communs»: elle est, à sa façon, une multitude de penseurs (même s’ils n’ont qu’un diplôme d’études élémentaires et que, même sous la torture, ils ne liraient pas un livre).
Une remarque marginale. On parle parfois de la puérilité des comportements urbains. On en parle sur le ton de la dépréciation. Indubitablement cette dépréciation est absurde, mais il vaudrait la peine de se demander s’il n’y a pas quelque chose de consistant, en fait s’il n’y a pas un noyau de vérité dans le lien entre vie urbaine et enfance. L’enfance est peut-être la matrice ontogénique de toute recherche ultérieure de protection contre les coups du monde environnant; elle donne un exemple de la nécessité de vaincre une indécision constitutive, une incertitude originelle (indécision et incertitude qui parfois donnent lieu à la honte, un sentiment qui est étranger au petit non humain, qui sait tout de suite comment se comporter). L’enfant se protège par la répétition (encore la même fable, le même jeu, le même geste). La répétition se comprend comme une stratégie de protection par rapport aux chocs provoqués par ce qui est nouveau et imprévu. Aujourd’hui le problème ressemble à ceci: l’expérience de l’enfant se serait-elle transférée dans l’expérience adulte, dans les comportements prévalant dans les grandes agglomérations urbaines (comportements décrits par Simmel, Benjamin et tant d’autres). L’expérience enfantine de la répétition se prolonge dans la vie d’adulte, puisqu’elle constitue la principale forme de la protection là où manquent les habitudes solides, les communautés substantielles, un ethos complet. Dans les sociétés traditionnelles (si on veut: dans l’expérience du «peuple») la répétition chère à l’enfant était remplacée par des protections plus complexes et plus articulées: l’ethos, c’est-à-dire les usages et les coutumes, les habitudes qui constituent la trame des communautés substantielles. Aujourd’hui, au temps de la multitude, cette substitution n’a plus lieu. La répétition, loin d’être remplacée, perdure. C’est Walter Benjamin qui a bien saisi la chose. Il s’est beaucoup intéressé à l’enfance, au jeu enfantin, à l’amour que l’enfant nourrit pour la répétition; en même temps, il a compris dans la reproductibilité technique de l’œuvre d’art l’environnement dans lequel se forgent de nouvelles formes de perception (Benjamin 1936). On peut penser qu’il y a un lien entre les deux aspects. Dans la reproductibilité technique revit, amplifiée, l’instance enfantine du «encore une fois», ou réaffleure l’exigence de la répétition comme protection. L’aspect public de l’esprit, l’apparition des «lieux communs», le general intellect se manifestent aussi comme répétitions rassurantes. C’est vrai: la multitude d’aujourd’hui a quelque chose d’enfantin: mais ce quelque chose est plus que jamais sérieux

3. Le public sans sphère publique

On a dit que la multitude se définit par le ne-pas-se-sentir-chez-soi, ainsi que par une familiarité conséquente avec les «lieux communs», avec l’intellect abstrait. Il faut ajouter, aujourd’hui, que la dialectique peur-protection s’enracine précisément dans cette familiarité avec l’intellect abstrait. Le caractère public et partagé de la «vie de l’esprit» se teinte d’ambivalence: il porte aussi en lui-même des possibilités négatives, des figures redoutables. L’intellect public est la souche unitaire d’où peuvent surgir autant des formes horribles que des formes de protections qui peuvent garantir un véritable bien-être (dans la mesure, on l’a dit, où elles nous sauvent des premières). L’intellect public, auquel la multitude parvient, est le point de départ de développements opposés. L’arrivée au premier plan des attitudes fondamentales de l’être humain (pensée, langage, autoréflexion, capacité d’apprentissage) peut prendre des aspects inquiétants et oppressifs, ou elle peut aussi donner lieu à une sphère publique inédite, une sphère publique non étatique, loin des mythes et des rites de la souveraineté.
Pour résumer à l’extrême, ma thèse est celle-ci: si l’aspect public de l’intellect ne s’inscrit pas dans une sphère publique, dans un espace politique où le Nombre peut s’occuper des affaires communes, elle produit des effets terrifiants. Du public sans sphère publique: c’est le versant négatif – le mal, si l’on veut – dans l’expérience de la multitude. Freud, dans son essai qui a pour titre L’inquiétante étrangeté (1919) , montre comment la puissance extrinsèque de la pensée peut prendre des aspects angoissants. Il dit que les malades pour lesquels les pensées ont un pouvoir extérieur, pratique, immédiatement opérant, ont peur d’être conditionnés et écrasés par les autres. C’est aussi d’ailleurs ce qui se produit dans une séance de spiritisme où les participants sont liés étroitement par un sentiment fusionnel qui semble annuler tout trait individuel. Eh bien, la croyance en l’«omnipotence des pensées» étudiée par Freud, ou la situation limite de la séance de spiritisme, sont de bons exemples de ce que peut être le public sans sphère publique; ce que peut être un intellect général, un general intellect qui ne s’articule pas sur un espace politique.
Le general intellect, ou intellect public, s’il ne devient pas république, sphère publique, communauté politique, multiplie comme un fou les formes de soumission. Pour éclairer ce point, pensons à la production contemporaine. Le partage d’attitudes linguistiques et cognitives est l’élément constitutif du processus de travail post-fordiste. Tous les travailleurs entrent dans la production en tant que parlants-pensants. Rien à voir, attention, avec le «professionnalisme», ou avec ce qu’on appelait autrefois le «métier»: parler/penser sont des attitudes génériques de l’animal humain, le contraire d’une spécialisation quelle qu’elle soit. Ce partage préliminaire, pour certaines raisons, caractérise le «Nombre» en tant que «Nombre», la multitude; et, pour d’autres raisons, il est la base même de la production actuelle. Le partage, en tant que qualité technique requise, s’oppose à la division du travail, la désagrège, la contredit.
Cela ne veut pas dire, naturellement, que les travaux ne sont plus divisés, parcellisés, etc.; cela signifie plutôt que la segmentation des fonctions ne correspond plus à des critères objectifs, «techniques», mais qu’elle est explicitement arbitraire, réversible, changeante. Pour le capital, ce qui compte vraiment, c’est le partage originel de qualités linguistico-cognitives, puisque c’est précisément celui-ci qui garantit la rapidité de réaction à l’innovation, l’adaptabilité, etc. Maintenant, il est évident que ce partage de qualités génériques cognitives et linguistiques à l’intérieur du processus de production réel ne devient pas sphère publique, ne devient pas communauté politique, principe constitutionnel. Que se passe-t-il, donc?
Si l’aspect public de l’intellect, c’est-à-dire son partage, d’un côté envoie valser les quatre fers en l’air toute division rigide du travail, de l’autre, il fomente la dépendance personnelle. General intellect, fin de la division du travail, dépendance personnelle: les trois aspects sont reliés. L’aspect public de l’intellect, quand il ne l’articule pas à une sphère publique, se traduit par une prolifération incontrôlée de hiérarchies, aussi infondées que robustes. La dépendance est personnelle, dans un double sens: au travail on dépend de telle ou telle personne et non de règles dotées d’un pouvoir anonyme de coercition; de plus, c’est la personne tout entière qui est soumise, son attitude communicationnelle et cognitive de base. Des hiérarchies proliférantes, minutieuses, personnalisées: c’est le revers négatif de l’aspect public/partagé de l’intellect. La multitude, répétons-le, est un mode d’être ambivalent.

4. Quel Un pour le Nombre ?

Le point de départ de notre analyse, c’est l’opposition entre «peuple» et «multitude». De ce qui a été avancé jusqu’à présent, il résulte clairement que la multitude ne se débarrasse pas de l’Un, c’est-à-dire de l’Universel, du commun/partagé, mais le redétermine. LÔUn de la multitude n’a plus rien à voir avec l’Un constitué par l’Etat, avec l’Un vers lequel converge le peuple.
Le peuple est le résultat d’un mouvement centripète: à partir des individus atomisés vers l’unité du «corps politique», vers la souveraineté. L’Un est l’issue extrême de ce mouvement centripète. La multitude, par contre, est le résultat d’un mouvement centrifuge: de l’Un au Nombre. Mais quel est cet Un à partir duquel le Nombre se différencie et persiste en tant que tel ? Cela ne peut pas être l’Etat, il doit s’agir d’une autre forme d’unité/universalité. Nous pouvons maintenant reprendre un point que nous avons abordé en commençant.
L’unité que la multitude a derrière elle est constituée des «lieux communs» de l’esprit, des facultés linguistico-cognitives communes à l’espèce, du general intellect. Il s’agit d’une unité/universalité visiblement hétérogène par rapport à celle de l’Etat. Soyons clairs: les attitudes cognitivo-linguistiques de l’espèce n’arrivent pas au premier plan parce que quelqu’un en décide ainsi, mais par nécessité, ou parce qu’elles constituent une forme de protection dans une société dépourvue de communautés substantielles (c’est-à-dire de «lieux spéciaux»).
Le Un de la multitude n’est donc pas le Un du peuple. La multitude ne converge pas vers une volonté générale1 pour une raison simple: parce qu’elle dispose déjà d’un general intellect. L’intellect public qui, dans le post-fordisme, apparaît comme une pure ressource productive, peut cependant constituer un «principe constitutionnel» différent, peut révéler une sphère publique non étatique. Le «Nombre» en tant que tel a comme fond, ou comme piédestal, l’aspect public de l’intellect: en bien ou en mal.
Il y a certes une différence importante entre la multitude contemporaine et celle qu’étudièrent les philosophes du XVIIe siècle. A l’aube de la modernité, le «Nombre» correspond aux citoyens des républiques citadines qui ont précédé la naissance des grands Etats nationaux. Ce «Nombre» s’est servi du «droit de résistance», du jus resistentiae. Ce droit ne signifie pas, banalement, légitime défense: c’est quelque chose de plus subtil et de plus complexe. Le «droit de résistance» consiste dans le fait de faire valoir les prérogatives d’un individu, ou d’une communauté locale, ou d’une corporation, contre le pouvoir central, en sauvegardant des formes de vie déjà complètement affirmées, en protégeant des usages déjà enracinés. Il s’agit donc de défendre quelque chose de positif: c’est une violence conservatrice (au bon sens du terme, au sens noble). Peut-être que le jus resistentiae, c’est-à-dire le droit de protéger ce qui existe déjà et qui est digne de durer, est ce qui est le plus commun à la multitude du XVIIe et à la multitude post-fordiste. Pour cette dernière non plus, il ne s’agit certainement pas de «prendre le pouvoir», de construire un nouvel Etat, un nouveau monopole de la décision politique, mais de défendre des expériences plurielles, des formes de démocratie non représentative, des usages et des coutumes non étatiques. Pour ce qui est du reste, il est difficile de ne pas voir les différences: la multitude actuelle a comme présupposé propre un Un non pas moins, mais considérablement plus universel que l’Etat: l’intellect public, le langage, les «lieux communs» (on peut même penser au Web). Par ailleurs, la multitude contemporaine porte en elle l’histoire du capitalisme, elle est étroitement liée aux vicissitudes de la classe ouvrière.
Il faut tenir en respect le démon de l’analogie, du court-circuit entre l’ancien et le très moderne; il faut donc mettre en relief des traits de la multitude contemporaine qui sont originaux d’un point de vue historique, en évitant de la considérer comme une simple réédition de quelque chose qui a déjà existé. Un exemple. Ce qui est typique de la multitude post-fordiste, c’est de fomenter l’effondrement de la représentation politique: non pas comme un geste anarchiste, mais comme une recherche calme et réaliste de nouvelles formes politiques. Certes, Hobbes déjà mettait en garde contre la tendance de la multitude à se doter d’organismes politiques irréguliers: «Rien d’autre que des ligues, ou quelquefois de simples regroupements de personnes privées d’une union finalisée vers quelque dessein particulier ou déterminée par les obligations réciproques» (Hobbes 1651). Mais il est évident que la démocratie non représentative fondée sur le general intellect a une portée tout autre: rien d’interstitiel, de marginal, de résiduel; mais plutôt l’appropriation concrète et la ré-articulation du savoir/pouvoir aujourd’hui figé dans les appareils administratifs des Etats.
Parlant de «multitude», on fait face à un problème complexe: on a affaire à un concept sans histoire, sans lexique, alors que le concept de «peuple» est un concept pleinement codifié, pour lequel nous avons des discours appropriés et des nuances de toutes sortes. Il est évident qu’il en est ainsi. J’ai déjà dit que dans la réflexion philosophico-politique du XVIIe, le «peuple» l’a emporté sur la «multitude»: donc le «peuple» a profité d’un lexique adéquat. A propos de la multitude, nous avons à pâtir du manque de codification, de l’absence d’un vocabulaire conceptuel adéquat. Mais c’est là un beau défi pour les philosophes et les sociologues, surtout pour la recherche sur le terrain. Il s’agit de travailler sur des matériaux concrets, de les examiner en détail, mais, en même temps, d’en tirer des catégories théoriques. Un double mouvement, des choses aux mots, des mots aux choses: c’est cela que demande la multitude post-fordiste. Et c’est, je le répète, quelque chose d’attirant.
Il est vrai que «peuple» et «multitude» sont deux catégories qui relèvent davantage de la pensée politique (elles indiquent en fait deux formes d’existence politique alternatives) que de la sociologie. Mais, je pense que la notion de multitude est extrêmement fertile pour comprendre et recenser les modes d’existence du travail dépendant post fordiste, certains de ses comportements qui, à première vue, sont très énigmatiques. Comme je l’expliquerai mieux plus loin, il s’agit vraiment d’une catégorie de la pensée politique, vaincue en son temps dans le champ théorique, qui revient aujourd’hui comme un précieux instrument d’analyse du travail vivant à l’intérieur du post-fordisme. Disons que la multitude est une catégorie amphibie: d’un côté, elle nous parle de la production sociale fondée sur le savoir et le langage, de l’autre de la crise de la forme Etat. Et peut-être qu’entre ces deux choses il y a un lien fort. Dans les années soixante, Carl Schmitt, déjà vieux, a écrit une phrase très amère (pour lui) qui dit en substance: la multitude réapparaît, le peuple est sur son déclin, «L’ère de l’Etat est à son déclin. L’Etat, modèle de l’unité politique, et investi d’un monopole étonnant entre tous, celui de la décision politique, est détrôné» (Carl Schmitt, avant-propos de 1963 à La Notion de politique). Avec un ajout important: ce monopole de la décision n’est vraiment retiré à l’Etat que s’il cesse une fois pour toutes d’être un monopole, que si la multitude fait valoir son caractère centrifuge.
Je voudrais conclure en dissipant, dans la mesure du possible, une équivoque dans laquelle il est facile de tomber. Il peut sembler que la multitude signe la fin de la classe ouvrière. Dans l’univers du «Nombre», il n’y a plus de place pour les cols bleus, tous semblables, qui font corps entre eux, peu sensibles au kaléidoscope des «différences». C’est là une stupidité, chère à ceux qui ont besoin de simplifier les choses et de s’enivrer de phrases à effet (de faire des électrochocs pour babouins, disait un de mes amis). La classe ouvrière ne coïncide pas, ni chez Marx, ni chez qui que ce soit de sérieux, avec certaines habitudes, certains usages, certaines coutumes, etc. La classe ouvrière est un concept théorique, pas une photo-souvenir: il désigne le sujet qui produit de la plus-value absolue et relative. Eh bien la classe ouvrière contemporaine, le travail subordonné vivant, sa coopération cognitivo-linguistique, ont les traits de la multitude plutôt que du peuple. Elle n’a plus, par contre, la vocation «populaire» à l’étatisme. La notion de «multitude» ne disloque pas le concept de classe ouvrière puisque celui-ci n’était pas lié par définition à celui de «peuple». Etre multitude n’empêche pas en effet de produire de la plus-value. Bien sûr, à partir du moment où la classe ouvrière n’a plus le mode d’être du peuple mais celui de la multitude, il y a énormément de choses qui changent: les mentalités, les formes d’organisation et de conflit. Tout se complique. Il serait beaucoup plus simple de se raconter qu’aujourd’hui il y a la multitude et qu’il n’y a plus de classe ouvrière… Mais si on veut simplifier à tout prix, il suffit de se vider une bouteille de rouge.
Du reste, il y a des passages, même dans Marx, où la classe ouvrière perd les apparences du «peuple» et prend celles de la «multitude». Un exemple: pensons aux pages du Capital où Marx analyse la condition de la classe ouvrière aux Etats-Unis (Karl Marx 1867). Il y a là de grandes pages sur l’Ouest américain, sur l’exode, sur l’initiative des individus du «Nombre». Les ouvriers européens, chassés de leurs pays par les épidémies, les pénuries, les crises économiques, vont travailler sur la côte Est des Etats-Unis. Mais attention: ils y restent quelques années, seulement quelques années. Puis ils désertent l’usine, s’avançant vers l’Ouest, vers les terres libres. Le travail salarié, au lieu d’être une condamnation à perpétuité, se présente comme un épisode transitoire. Ne serait-ce que sur vingt ans, les salariés eurent la possibilité de semer le désordre dans les lois d’acier du marché du travail: en abandonnant leur propre condition de départ, ils déterminèrent la relative rareté de la main-d’œuvre et, donc, la hausse des salaires. En décrivant cette situation, Marx dresse un portrait assez vivant d’une classe ouvrière qui est aussi une multitude.

deuxième journée : Travail, action, intellect

J’ai cherché à illustrer dans ce qui précède le mode d’être de la multitude à partir de la dialectique crainte/protection. Je voudrais maintenant discuter de la répartition classique de l’expérience humaine en trois domaines fondamentaux: le travail (poiésis), l’action politique (praxis), l’intellect (ou vie de l’esprit). L’objectif est toujours le même: articuler et approfondir la notion de multitude.
Comme on s’en souvient, «multitude» est une catégorie centrale de la pensée politique: on y fait appel ici pour expliquer certains traits saillants du mode de production post-fordiste. A condition d’entendre par «mode de production» non seulement une configuration économique particulière, mais aussi un ensemble composite de formes de vie, une constellation sociale, anthropologique, éthique («éthique», et non pas «morale», attention: ce dont il s’agit, ce sont les habitudes, les us et coutumes, pas le devoir être). Je voudrais soutenir que la multitude contemporaine a comme toile de fond la crise de la subdivision de l’expérience humaine en travail, action (politique) et intellect. La multitude s’affirme comme un mode d’être important là où il y a juxtaposition, ou au moins hybridation entre des domaines qui, jusqu’à récemment, pendant la période fordiste encore, semblaient nettement distincts et séparés.
Travail, action, intellect: suivant une tradition qui remonte à Aristote et qui a été réintroduite avec une efficacité toute particulière et avec passion par Hannah Arendt (Arendt 1958), cette tripartition semblait claire, réaliste, presque impossible à remettre en question. Elle a pris solidement racine dans le sens commun: il ne s’agit donc pas d’une affaire uniquement philosophique, mais d’un schéma largement partagé. Un exemple autobiographique. Quand j’ai commencé à m’occuper de politique, dans les années 60, je pensais que cette subdivision était évidente; elle me paraissait aussi irréfutable qu’une perception tactile ou visuelle. Il n’était pas nécessaire d’avoir lu l’Ethique à Nicomaque d’Aristote pour savoir que travail, action politique et réflexion intellectuelle constituaient trois sphères régies par des principes et des critères radicalement hétérogènes. Evidemment, l’hétérogénéité n’excluait pas l’intersection: la réflexion intellectuelle pouvait s’appliquer à la politique; à son tour, l’action politique se nourrissait souvent et volontiers de thèmes relevant du domaine de la production, etc. Mais aussi nombreuses que fussent les intersections, travail, intelligence et politique restaient essentiellement distincts. Pour des raisons structurelles.
Le travail est un échange organique avec la nature, production de nouveaux objets, processus que l’on peut répéter et prévoir. L’intellect pur est de nature solitaire et invisible: la méditation du penseur échappe au regard d’autrui; la réflexion théorique met le monde des apparences en sourdine. Contrairement au travail, l’action politique intervient sur les relations sociales, pas sur des matériaux de la nature; elle a à voir avec le possible et l’imprévu; elle n’encombre pas d’objets ultérieurs le contexte où elle opère, mais elle modifie ce contexte même. Contrairement à l’intellect, l’action politique est publique, assignée à l’extériorité, à la contingence, au bruissement du «Nombre»; elle comporte, pour employer les termes de Hannah Arendt, l’«exposition aux yeux des autres» (Arendt 1958, chapitre V, «L’action»). On peut arriver à comprendre le concept d’action politique par opposition aux deux autres sphères.
Cette vieille tripartition, faisant encore partie intégrante du sens commun de la génération qui a fait ses débuts sur la scène publique dans les années soixante, est exactement ce qui a aujourd’hui disparu. Les frontières entre activité intellectuelle pure, action politique et travail se sont dissoutes. Je soutiendrai, en particulier, que le travail que l’on appelle post-fordiste a absorbé en lui-même bien des caractéristiques typiques de l’action politique. C’est cette fusion entre politique et travail qui constitue un trait physiognomonique de la multitude contemporaine.

1. Juxtaposition de poiésis et praxis

Le travail contemporain a introjecté nombre de caractères qui auparavant distinguaient l’expérience de la politique. La poiésis a inclus en elle-même de nombreux aspects de la praxis. C’est là le premier aspect de l’hybridation plus générale dont je voudrais traiter.
Qu’on y prenne garde: même Hannah Arendt dénonce avec insistance la fin de la séparation entre travail et politique (là où, par «politique», on ne veut pas désigner la vie de la section d’un parti, mais l’expérience génériquement humaine de commencer quelque chose de nouveau, une relation intime avec la contingence et l’imprévu, l’exposition aux yeux des autres). La politique, selon Arendt, a commencé à imiter le travail. A son avis, la politique du XXe siècle est devenue une sorte de fabrication de nouveaux objets: l’Etat, le parti, l’histoire, etc. Je prétends que les choses se sont passées à l’inverse de ce que semble croire Arendt: ce n’est pas la politique qui s’est conformée au travail, mais c’est le travail qui a pris les connotations traditionnelles de l’action politique. Mon argumentation est opposée et symétrique par rapport à celle de Arendt. Je prétends que dans le travail contemporain on retrouve «l’exposition aux yeux des autres», la relation avec la présence d’autrui, le commencement de processus inédits, la familiarité constitutive avec la contingence, l’imprévu, le possible. Je prétends que le travail post-fordiste, le travail producteur de plus-value, le travail subordonné, fait intervenir des qualités et des exigences qui, selon une tradition séculaire, appartenaient plutôt à l’action politique.
Une incise. Cela explique, il me semble, la crise de la politique, le mépris qui entoure aujourd’hui la pratique de la politique, le discrédit que connaît l’action. En fait, l’action politique apparaît fatalement comme une duplication superflue de l’expérience du travail, puisque cette dernière, fût-ce de manière déformée et despotique, a subsumé en elle-même les caractères structuraux de la première. Le domaine de la politique au sens strict décalque des procédures et des styles qui caractérisent déjà le temps de travail, mais attention, il les décalque en en offrant une version plus pauvre, plus grossière, plus simpliste. La politique offre un réseau de communication et un contenu de connaissance plus pauvres que ceux que l’on expérimente dans le processus de production actuel. Moins complexe que le travail et pourtant trop semblable à lui, l’action politique apparaît donc comme quelque chose de peu désirable.
L’inclusion dans la production contemporaine de certains traits structuraux de la praxis politique aide à comprendre pourquoi la multitude post-fordiste est, aujourd’hui, une multitude dépolitisée. Il y a déjà trop de politique dans le travail salarié (en tant que travail salarié) pour que la politique comme telle puisse jouir encore d’une dignité autonome.

2. De la virtuosité. D’Aristote à Glenn Gould

La subsomption dans le processus de travail, de ce qui auparavant garantissait à l’action publique sa physionomie particulière peut être clarifiée à l’aide d’une catégorie vétuste mais très efficace: la virtuosité.
Si l’on s’en tient pour le moment à l’acception ordinaire, j’entends par virtuosité les capacités particulières d’un artiste-interprète. Est virtuose, par exemple, le pianiste qui nous offre une exécution mémorable de Schubert, ou le danseur expérimenté, ou l’orateur convaincant, ou le professeur jamais ennuyeux, ou le prêtre faisant un sermon suggestif. Considérons attentivement ce qui distingue l’activité des virtuoses, c’est -à-dire des artistes-interprètes. En premier lieu, leur activité est de celles qui trouvent leur propre accomplissement (ou leur propre fin) en elles-mêmes, sans s’objectiver dans une œuvre pérenne, sans se déposer dans un «produit fini», ou dans un objet qui survive à l’exécution. En second lieu, c’est une activité qui exige la présence des autres, qui existe seulement en présence d’un public.