Evaluer la justice dans un contexte de décroissance, suivi de « Yamba, le plus lourd fardeau des contribuables de l’histoire des barrages du Japon » (6/6)
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Notre approche de la décroissance économique répond à l’interrogation du juriste japonais bien connu Tadakazu Fukase : « Quel « grand choix politique économique » est-il salutaire pour les juges (japonais), soit l’orientation vers la planification et la nationalisation à la française, soit vers la libre concurrence et la dénationalisation à la japonaise »… »
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Tadakazu Fukase, en 1988, ne nous laisse pas beaucoup de choix. Dans les deux cas nous évoluons dans le système politique de l’économie concurrentielle globale et locale avec ses options historiques libérales ou néolibérales. En 2007 la situation économique et financière japonaise n’a guère évolué. Sinon que l’endettement de l’Etat et des collectivités locales s’est accru d’une prodigieuse façon. Le contexte économique des demandeurs d’indemnisations ou de compensations, des opposants civils aux constructions de barrage, des demandeurs d’annulation des ces projets en justice ou encore des défenseurs des droits de l’homme, de la nature et de la faune devant une quelconque Cour de district, s’il est bien spécifique, s’est aggravé. Ajoutons à cela qu’en un demi-siècle la justice n’est toujours pas en mesure de s’affranchir des orientations politiques et économiques de l’Etat ; des orientations également imposées aux gouvernements préfectoraux et aux collectivités locales (l’interrogation de Tadakazu Fukase, ici, fait foi) ; des orientations favorables, au plan de l’économie, au surdéveloppement industriel et bancaire régional, à la dérégulation économique, au surprofit, à d’anormales concentrations de richesses, à une non redistribution de ces richesses, à l’investissement étranger ou au commerce transnational. Une fragilisation que les durées des procès aux conclusions incertaines et souvent instatisfaisantes ne contrarieront pas.

Nous remarquerons, maintenant, que si l’aspiration populaire antibarrage à la justice est parfaitement légitime et indispensable elle conduit parfois à oublier que régler les questions des droits, des indemnités et des compensations après expropriation-déportation, après que les sites de construction de barrage aient été définitivement arrétés par les pouvoirs publics, ne règle pas celles qui concernent la justice elle-même… Nous évoluons toujours dans l’espace néoliébéral du « laissez-faire », un espace, au delà de la justice fragilisée rendue, qui se refermera sur le plaignant après son procès. Un espace d’hyper-richesse (d’hyper-circulation de capitaux) mais également d’hyper-endettement et en perpétuelle expansion. Un espace qui proscrit au regard des analyses toute éthique dans la gestion des affaires, publiques et privées, dans les perspectives, les prévisions, et tout audit véritable des comptes aussi….

A la question de Tadakazu Fukase nous préférons donc la question : « la justice ne serait-elle pas plus équitablement rendue, plus efficace socialement ou plus juste, dans un contexte de non-endettement public et privé (Etat, collectivités locales, entreprises, ménages) et d’économie de décroissance ? ». Il y a, d’emblée, tout lieu de croire qu’elle serait préférable à la dynamique de l’économie du bien-être matériel ; cette dernière conduisant les particuliers, les entrepreneurs comme l’Etat libéral ou néolibéral, à réduire les droits à la plus grosse somme des utilités (publiques ou économiques) et les pertes à une « simple perte de bien-être », détruisant ainsi jusqu’à leur caractère de nécessité.

Abandonnons un temps l’interrogation du juriste Tadakazu Fukase en ne perdant pas de vue les résultats peu encourageant de la justice rendue dans notre contexte d’hyper-investissement et paradoxalement de dématérialisation du capital (ère de l’écriture électronique transnationale et de l’hyper-fuite des capitaux), d’hyper-endettement (entreprises privées, Etats, collectivités locales) mais aussi d’endettement constant des ménages. Un hyper-endettement public et privé associé, du reste, par les néocons, les démocrates libéraux et néolibéraux japonais et américains au « prix de la démocratie ». Ne perdons pas de vue encore – puisque nous parlons d’égalité et de justice – l’altération du caractère de nécessité des pertes des particuliers réduites, comme nous venons de le dire, à « ce qui est utile ou non » (aux entreprises, au marché et à l’organisation des institutions). Nous observerons, a contrario, qu’en décroissance (dont nous aborderons les grandes lignes tout au long de l’article) il apparaît clairement que « ce qui est utile » se traduit en premier lieu par la préservation effective du caractère de nécessité des droits et des pertes des personnes. Prenons pour exemple les « biens sociaux premiers – ou les choses que tout homme rationnel est supposé désirer : droits, possibilités offertes à l’individu, revenus, richesse, pouvoir, bases sociales du respect de soi-même – » (1), la décroissance abordera de façon significative leurs effets sur les êtres humains tout en facilitant – et c’est l’une des grandes différences d’avec une économie justifiée non seulement par l’hyper-profit mais aussi par son hyper-endettement – la prise en compte des capabilités, des besoins réels et de l’histoire privée de chacun ; l’information « les biens sociaux premiers », en tant que telle, en tant qu’objet ou fétiche de l’économie capitaliste ne pouvant garantir à elle seule les effets qu’elle propose, l’égalité, la justice, la capacité de chacun à faire ou à être.

L’économie de décroissance basée originellement sur les capabilités nourrit au contraire la défétichisation salutaire de l’information : « ces biens sociaux » ou « objets ». Elle les libère de leur conditionnement culturel, des reflexes conditionnés liés à l’hyper-économie sociale, urbaine et salariale. Une telle « utilité » dans un contexte de décroissance n’est pas bâtie sur les « réactions mentales des personnes » stimulées par l’hyper-production d’informations nécessaires au développement, à la spéculation ou à la globalisation (que nous associons à l’hyper-expansion de l’endettement). Elle est plutôt l’expression des capabilités réelles des personnes. Capabilités à se nourrir, à trouver un toit, à se soigner, à protéger les handicapés, à se déplacer, à participer à la vie sociale des communautés, à micro-commercer, à maîtriser les subtiles réseaux de distribution, à communiquer, à échanger avec les personnes âgées, à éduquer les enfants, à s’informer sur des bases nouvelles et donc à créer, à multi-agir indépendamment du salariat, de la représentation politique et des organisations publiques, à se libérer du conditionnement-cloisonnement territorial, finalement, à auto-organiser du droit, de la justice, à créer du pouvoir autonome et donc à recevoir davantage de droits, de justice et de libertés (2) …
Une justice bâtie dans un tel contexte ne peut être celle, utopique, qui défend l’option du bien-être matériel garanti par l’individu narcissique ayant pris à son compte les contraintes du pouvoir et désormais principe de son propre assujettissement mais l’individu sans ce conditionnement : libéré des contraintes d’une justice incertaine, elle-même prisonnière des reflets ambigus de l’Etat politique ou de la conquête du pouvoir d’Etat, des orientations politiques libre-échangistes, de la croissance, de l’économie du bien-être, du mythe de Sysiphe du plein emploi ou du chômage (l’inquiétude de Tadakazu Fukase nous y conduit), libéré des illusions parfaites de la structure panoptique de la consommation et du marché, libéré des informations fétiches du système.

Il n’est donc pas faux de penser que dans un contexte socioéconomique de décroissance et d’évaluation réaliste, matérialiste, des capabilités de bases de chacun, la justice évoluerait dans un contexte éthique « relais », salutaire. Salutaire à son affranchissement d’une interprétaion du droit par trop instrumentaliste, utilitariste, déontologique. Dans ce dernier cas nous remarquons que « le droit pour le droit » indépendamment des conséquences sociales – plus encore quand le droit favorise l’entreprise -, est extrêmement préjudiciable aux individus. Salutaire donc à son affranchissement de toute économicisation de ses fonctions. Il est à remarquer encore que dans ce contexte l’économie – en tant que « somme des plus grosses utilités » – prime naturellement sur les droits fondamentaux de l’homme – « de petite utilité » -, une tendance qui s’accentue également en Europe, en Chine, en Inde, en Corée-du-Sud, en Russie et aux Etats-Unis depuis plus de vingt ans.
S’il apparaît au regard de la théorie du « non-mouvement » ou du « mouvement immobile » que la justice japonaise « unknown quantity » (surnom également de Shinzo Abé) est un yoga, elle est avant tout un yoga appaisant pour les juges, l’administration, le gouvernement, les partis mais aussi, par le fait, appaisante pour le monde entrepreneurial, bâtiment et construction. En effet, plus les affaires criminelles sont nombreuses – corruption et fraudes – plus puissants sont les consortiums BTP (sub-structures des partis politiques historiques). Retenons que le seul marché japonais de la construction implique quelques 500 000 à 550 000 constructeurs et est estimé à 500 milliards de dollars. Justice-relais ? La justice est bien perméable aux subtiles orientations politiques de l’Etat néollibéral tout comme le sont les instances régionales : gouvernements préfectoraux et collectivités locales ; perméable donc à la culture des droits régionaux aux nouveaux marchés, aux hyper-profits et à l’hyper-endettement. Une irréverssible culture-relais qui nourrit l’épuisement des hommes, des ressources naturelles, de la nature, de la faune.

La décroissance, au contraire, (qui n’ignore rien de l’entropie, de l’instabilité et du désordre, qui n’ignore rien des illusions évolutionnistes ou constructivistes) s’oppose, quant à elle, à cet épuisement, au rejet de l’enfance et de l’enfantement, au rejet des personnes âgées, malades ou handicapées. A l’opposé, la conquête perpétuelle des nouveaux marchés conçoit plus qu’un non-droit à la justice, à la protection civile, au bien être public, à la santé publique, à l’abondance : un non-droit à la vie.

Force, donc, est de constater que les libertés garanties par la justice dans un contexte économique libéral ou néolibéral ne peuvent fondamentalement se refleter dans les capabilités de chacun à faire ou à être. Evaluer la justice, les droits, les libertés, en économie de décroissance, invite au contraire à une réflexion constante sur le caractère de nécessité de la capacité de chacun à accomplir les actes fondamentaux. Une telle évaluation remet durablement en question les critères de la richesse et de la pauvreté conçus dans une optique de développement, de croissance économique (PIB et taux de croissance à l’appui) et d’assujettissement. Elle contribue à balayer les notions de « justice, de droit et d’économie pour les pauvres » (les plaignants en justice sont rangés au nombre des pauvres) et à déjouer les dérives stratégiques économiques alternatives (libérales ou néolibérales ) calées, précisément, sur les « capabilités de bases ».

Une telle dérive stratégique est, par exemple, parfaitement lisible dans les projets de développement de la Banque Asiatique de Développement (BAD) présidée par le gouvernement japonais (actionnaire majoritaire devant les Etats-Unis) et l’un des nombreux pourvoyeurs de barrages en Asie-Pacifique. La BAD hisse, en effet, au rang des besoins du marché global « la masse des pauvres » sans « conscience civile » mais « dotée de besoins et de potentialités économiques réels ». Le « pauvre » véritable « chaînon manquant » dans le processus capitaliste s’éveillerait ainsi à ses aptitudes civiles fondamentales par une contribution significative au développement régional, au libre-échange, à la globalisation, au droit. Une contribution assimilée par les pormoteurs néolibéraux à un acte moral ayant quasiment la valeur d’une décision équitable en justice.

Par le détail « l’homme civil » de la BAD serait celui qui désormais serait « apte à lire, à écrire, à étudier, à téléphoner, à s’abonner au net, à consommer de l’information, du droit – et à défendre ses droits, ses libertés -, à s’endetter, à projeter, à procréer, à générer des conditions favorables aux crédits de la microfinance et aux investissements régionaux, à commercer pour ses besoins », à céer de la justice, celle du marché global en fait. « Le pauvre » est aujourd’hui catégorisé « civil partner » sur la base des innombrables projets de collaboration bancaire de la BAD mais aussi du FMI et de la Banque Mondiale. Il sera demain « business partner » à part égale avec les constructeurs de barrages, les constructeurs d’égalité, les constructeurs de modes de vie et de justice, sur la base encore de la croissance économique, du développement, de la dérégulation, de la globalisation des services mais aussi de l’hyper-endettement des Etats, des collectivités locales, des entrepreneurs et des ménages. La BAD (organisation étatique bancaire mondiale) a recensé pour ce magistral devoir d’ingérence démocratique 1,6 milliards de « civil partners » ne parvennant pas à « gagner » plus de 2 dollars par jour pour vivre et 620 millions plus de 1 dollar (3) …

L’économie globale, libérale ou néolibérale, du « non-choix » pour les juges (et les plaignants) du professeur Tadakazu Fukase (université d’Hokkaïdo) conduit de toute évidence à une « justice et à des droits renouvelés pour les riches »… En quoi cette remarque est-elle fondée ? Bien souvent les plaignants au Japon (et partout où la défense de droits garantis est payante) doivent financer leur défense au delà de leurs moyens pour des indemnités généralement ridicules. Ce fut particulièrement sensible dans le cas de la défense des lépreux japonais déportés et internés de force, des infimes indemnisations qui leur seront allouées par l’Etat après un jugement rendu par le tribunal de Kumamoto en 2001 (pdf), et c’est encore très sensible dans les affaires d’expropriation de petits propriétaires pour la construction d’un barrage et dans celles encore des demandes d’indemnités-compensations qu’ils perçevront ou non.

L’injustice est, toutefois, plus grande si l’on considère le temps nécessaire à la réalisation de ces projets de construction. Le temps, ici, est celui de l’agonie des moyens économiques de défense des plaignants. Il joue toujours, au regard des faits (la jurisprudence, les plaidoiries et la littérature des luttes antibarrage abondent en ce sens), en faveur de l’Etat-yogi (absence de mouvements en faveur des exclus et des plaignants) et des constructeurs-soldats (business partners) moteurs de l’économie de marché (grosse utilité) et du développement. C’est encore particulièrement sensible dans le cas de la construction du barrage de Yamba de la préfecture de Gumma (voir notre dossier « Yamba » ci-dessous). Un projet public dont la conception remonte à 1952 !… Ici, les plaignants des comités civils de défense ont appris en plus d’un demi-siècle de croissance accélérée que le mot justice ne signifiait pas justice, ou encore gratuité, assistance, ou encore démocratie, sécurité, protection ou même égalité… Beaucoup accepteront de lutter pour des droits légitimes à perte ou s’endetteront très lourdement sans garantie de réussite.

Il est clair, encore, au regard de l’histoire des luttes antibarrage, des expropriations et des indemnisations (ou des non indemnisations), de la jurisprudence, que les droits (lisibles dans les politiques publiques de réinsertion des expropriés) garantis par la justice aux déportés après des années de procès et de défense payante se traduisent toujours en terme d’objets ou de fétiches de l’économie capitaliste, de biens sociaux sans aucune valeur : indemnités sous évaluées, compensations indépendantes des besoins réels, constructions d’édifices sociaux, médicaux et éducatifs « high tech » inadaptés, constructions d’espaces habitables imposés et encore une fois inadaptés, traçages de routes inadaptés, dégagements d’aires dans les montagnes et les forêts, perçages de tunnels et constructions de ponts inadaptés… Auxquels s’ajoutent les parements traditionnels de l’économie du bien-être : surconstruction de centres de tourisme ou de plaisir, de bassins nautiques, d’aqualands géants et d’altiports de plaisance, suréquipement en salles de spectacle, suréquipements sportifs déserts tout au long de l’année pour l’entrainement et la haute compétition (baseball, golf, etc…), infltation de jardins et de parcs de détente artificiels, épidémie de centres commerciaux et de parkings géants, de salles de jeux et de lunaparcs, suréquipement en eau, électricité, éclairage public, téléphonie, radiotélédiffusion, sécurité, service auto, signalisation routière, etc…

Il n’y a généralement aucune relation intime entre les biens sociaux idéologiquement conçus pour les masses et proposés par les pouvoirs et les personnes dépossédées. Les différences qui existent entre les fins ou les objectifs de chacun ne sont jamais prises en considération. Autrement dit, la justice réservée ou non aux expropriés-déportés (en situation de désaffiliation sociale et de détresse soit 40 à 80 millions de personnes dans le monde selon la Commission Mondiale des Barrages) dans le contexte d’hyper-endettement des Etats, des collectivités locales, des entreprises et de pauvreté-précarité des ménages ne peut se traduire en terme de capabilités de base pour les personnes lésées. Cette justice « sociale » est quasiment sans valeur au sens où nous l’entendons. Un très bon indice : les biens sociaux proposés par la justice et l’Etat, les indemnisations, les compensations – les ressources nouvelles – ne parviennent pas à se convertir en libertés effectives, en modes de vie adaptés ou en accomplissements individuels. La vie, après des années de lutte, de défense des droits et des libertés prétendus légitimes, après même que justice soit rendue, est simplement un enfer.

Au « non-choix » de l’économie capitaliste (avec ou sans entreprises nationalisées) du juriste Tadakazu Fukase nous proposons une économie de décroissance. Il y a tout lieu de croire que cette dernière permette aux personnes a-priori sans moyens de parvenir à ce qu’elles peuvent réellement faire ou être. Cette économie ne relève pas d’un système technique, ou d’un procédé collectiviste égalitaire imposé et présumé moral, ou encore d’un néoruralisme réglé sur l’élitisme social et culturel, la propriété privée et le profit. Cette économie a définitivement rompu avec les standards comportementaux autoritaires, alimentaires, sanitaires, socioéducatifs, culturels, nécessaires à l’hyper-économie imposée par les partis et les élus aux classes moyennes comme les bases d’un mode de vie idéal ; transformant, en fait, les régions et les cités en « réservoirs » de main-d’oeuvre. L’économie de décroissance n’est pas dissociable des capabilitiés et propose une réflexion sur les pertes réelles et, par conséquence, sur les besoins relatifs, ici décroissants, en services, marchandises, travail, monnaie des personnes. Cette économie n’est pas originelle mais bien tangeante à l’économie de masse. Elle est culturellement libérée, par contre, de son conditionnement de masse (ceci n’est pas contradictoire avec la proposition précédente). Non capitaliste elle se définit dans un champ qui s’oppose également au micro-crédit bancaire, à la micro-finance institutionnalisée ou entrepreneuriale, nouvelles sources d’endettement et sutout de dépendance. Ceci ne s’oppose pas à l’organisation microéconomique, au transport individuel ou à la distribution ; l’effondrement du microcrédit bancaire rural au Japon à conduit, avec la privatisation des postes et des chemins de fer, la fermeture des bureaux et des stations éloignés, à la stérilisation du monde rural, à la dépendance d’avec le Crédit coopératif agricole – politique et conservateur (hyper-structure capitaliste « JA », voir notre entretien avec l’historien Shigeru Kobayashi) – et les pôles d’hyper-concentration administrative, de richesses et de population en zone urbaine. Nous pensons, du reste, que l’expansion du micro-crédit bancaire en Inde ou en Asie derrière notamment les programmes de la « pro-poor sustainable economic growth » de la BAD, du « Millenium Development Goals », des substructures du FMI, des Nations-Unies ou de la Banque Mondiale, conduira à terme à plus de pertes, à plus de souffrance et donc à moins de justice. Les objectifs de ces programmes néohumanitaires (ONGs en avant) qui se veulent justes, éthiques et adaptés, se révèleront un jour prochain comme n’étant pas les indicateurs de fiabilité morale tant espérés par l’expansion des marchés, le néolibéralisme et ses acteurs.

La décroissance est donc également un positionnement éthique rigoureux basé non seulement sur les pertes et leur nature mais sur les souffrances et leurs causes. Elle est, à ce titre, « salutaire », pour reprendre l’expression de Tadakazu Fukase, à la défense des droits, des libertés et à l’accueil solidaire de toutes les catégories de plaignants, de dépossédés, de pauvres ou d’exclus. Elle est par le fait une démarche alternative.

Par le fait qu’elle appréhende l’entropie (4) comme une donnée de fait irrémédiable – contre laquelle aucun mur de barrage ne peut rien ni aucun microcrédit bancaire – elle est extrêmement salutaire aux jugements, aux juges dans leur majorité et aux institutions. La philosophie sociale de la décroissance reconnaît, par ailleurs, outre le rôle stabilisant des « green dams » (5), celui de ‘l’instabilité naturelle’ et du ‘désorde’, ce que le conditionnement comportemental lié à l’ordre et à la croissance économique craint et redoute. C’est aussi une base de travail pour appréhender autrement et correctement le rôle de la micro-économie, de la micro-agriculture naturelle et du coopérativisme, l’enjeu social de l’écoulement de la micro-production et de la micro-distribution, des réseaux horizontaux autogérés libérés des contraintes de la gestion managériale, des escroqueries au microcrédit bancaire, de l’endettement, mais aussi pour mieux comprendre le bénévolat, le don, le partage, la non-violence, la patience, la confiance, la transmission alternative des savoirs et de l’expérience, la répétition inlassable et indispensable.

Cette économie repose donc sur une philosophie sociale de la communication, de l’information, de la participation, dont la trame historique est ou se veut le reflet des capabilités de base de chacun. Une philosophie sociale, nous le voyons bien dans l’histoire réaliste des procès, sans laquelle l’homme, la nature et la faune, ne peuvent disposer que de droits « sans utilité » ou de « petite utilité », restreints ou illusoires. Elle est également salutaire aux plaignants et aux juges du fait de son extrême décloisonnement social, culturel, économique et territorial tout comme le sont, du reste, par nature, les crimes et les délits assimilés à des « degrés de désordre » que la société « stabilisée » ne cherche pas à comprendre, ou encore condamne sans miséricorde : « la prison ou la corde ! ». La justice, telle qu’elle est, a été conçue dans un contexte politique, économique (de bien-être) et social de masse où le droit est appréhendé de façon utilitariste et instrumentaliste. Le droit y est utilisé pour des buts indépendants des droits et parait au final sans valeur en lui-même. Nous naissons dans ce contexte illusoire. Du fait de cette naissance les deux mondes (décroissance et croissance) ne peuvent, en droit comme en fait, que coexister, l’un tangeant à l’autre.

Concluons sur deux exemples d’autogestion associative en réseau ; les communautés de plaignants antibarrage et de défenseurs de droits de la nature. Ces dernières apparaîssent parfaitement autonomes et décloisonnées économiquement, juridiquement, socialement, psychologiquement et territorialement. Elles sont à la fois dispersées, non homogènes et très proches à la fois, semblables à une diaspora. Proches, par la crise socioécononomique et culturelle identitaire irrémédiable dont elles sont issues, toutes sont animées d’une même critique (non partisanne dans l’ensemble) de l’économie de marché, du développement, du productivisme industriel ou du profit bancaire. Ces communautés, groupes, collectifs, associations, comités sont naturellement acquis à cette philosophie sociale opérative et à son mode économique alternatif également opérateur : « acteurs éveillés (entendons libres de tout conditionnement) plutôt que victimes ». Ces groupes évoluent dans l’espace où les « deux mondes » coexistent tout en étant parfaitement conscients que le capitalisme et le néolibéralisme, l’Etat politique, les « églises politiques » (catholiques ou chrétiennes, bouddhistes, néobouddhistes, confucéennes, taoistes ou encore musulmanes), leurs droits et leur justice sans efficace social, sont présentés dès l’enfance avec un caractère de nécessité scientifique propre aux lois naturelles comme la gravitation ou la thermodynamique. La décroissance, au contraire, sans forcer le shéma des lois universelles puisqu’elle vit en étroite symbiose avec l’homme, ses souffrances et ses pertes, ses capabilités de base et ses besoins décroissants, la nature, la faune, les ressources et les saisons, se présente plutôt comme un choix politique économique adulte, discriminant, attentif, sensible, intime et non comme un « grand choix planifié par l’Etat ». Elle n’est pas, non plus, un nouveau « mode de vie originel ».

La décroissance au Japon est bien, à ce titre, une critique éthique de l’économie du bien-être des communautés urbaines (grandes ou petites) et de l’hyper-centralisation de tous les moyens, de tous les potentiels, de tous les dispositifs sécuritaires (stratégie globale de l’OTAN en Asie et dans le monde, développement du renseignement civil et civilisation progressive des forces militaires d’occupation) au coeur desquels évoluent magistrats, justice, élus, fonctionnaires. Ces derniers sont bien les supports-relais des orientations subtiles de l’Etat néolibéral, de l’organisation consubstantielle, intellectuelle et juridique, du commerce régional, national et mondial, de la dérégulation économique, de l’hyper-spéculation actionnariale ou encore de l’hyper-endettement. En ce sens l’économie de la décroissance, celle du choix – de l’hérésie (hairesis) -, ce que chacun peut réellement faire ou être, est salutaire aux juges (japonais) et à la justice. (Christian Pose, Ibaraki/Japon)

*Compte tenu de la longueur du document, en sept parties, je vous conseille, si vous le voulez bien, de poursuivre la lecture de « Yamba, le plus lourd fardeau des contribuables de l’histoire des barrages du Japon » (6/6) sur http://linked222.free.fr/cp/links/japan/yamba.html