En mars 2016, lors du mouvement social contre la loi travail, un manifestant a été blessé à la tête par un policier.

Ce jour-là, pour finir la manif, environ 200 personnes retournaient en cortège vers les facultés. À motte-rouge, arrêt de tram proche du commissariat central, M. s’est arrêté sur le bord de la route pour donner du serum physiologique à deux manifestant·es. Il s’est retrouvé isolé du cortège, au milieu d’une charge de la compagnie départemantale d’intervention (CDI). Un policier casqué et masqué, l’a frappé sur le crâne avec sa matraque puis poussé au sol. Il a ensuite été emmené au CHU sous escorte, puis directement en garde-à-vue après avoir été suturé à la tête (7 points). Banal usage de la violence par la police. Ce qui est moins banal, c’est que le mardi 23 janvier 2024, ce porteur de matraque était jugé au tribunal pour ces faits.

On s’est rendu·es au tribunal pour accompagner notre camarade et parce qu’on a pas tous les jours l’occasion de voir un keuf à la barre [1].

À notre arrivée dans ce sinistre bâtiment, on trouve le keuf en un regard; venu avec sa femme et trois soutiens, évidemment des collègues  qui semblent aussi être des représentants syndicaux [2]. On ne les reconnait pas à proprement parlé, puisqu’ils exercent cagoulés et en tenu de robocops, mais on les devine. Les classiques sales gueules, blancs, cheveux coupés ras, barbes taillées, épaules larges, jeans évasés et baskets de ville. Le bal des salutations confirme nos observations. Chaque flic affecté au service de garde du tribunal vient échanger des poignées de mains chaleureuses avec les quatre comparses. Ils sont là comme à la maison. D’ailleurs, on note un premier traitement de faveur dans les pratiques du tribunal – le rôle ne mentionne pas le chef d’inculpation pour cette affaire, ce qui évite d’afficher la circonstance dite aggravante de la qualité de « dépositaire de l’autorité publique ».

Cet acceuil familier et complaisant n’est pas surprenant. Les flics remplissent les tribunaux qui à leur tour remplissent les prisons: le buisness de la répression, c’est leur gagne-pain commun !

Dès le rappel des faits par la juge, l’opprobre est jetée méthodiquement, à la fois sur le mouvement social d’alors et sur le plaignant. On reconnaît la stratégie habituelle de la machine étatique: lorsqu’un de ses agents est mis en cause, même vidéos à l’appui, il s’agit de discréditer la victime voire de la criminaliser, afin de justifier la violence. La juge entame donc l’interrogatoire du flic en disant: « le tribunal sait très bien les conditions inadmissibles dans lesquelles vous exercez, et les provocations dont vous êtes victimes. »

Il est mentionné que la vidéo provient d’une manifestante réfugiée chez elle, la juge de souligner alors « parce qu’il ne restait que les casseurs ». M. a été reconnu par le chef de la BAC qui l’a signalé au talkie. Du fait qu’il porte un mégaphone, il est désigné comme meneur de la manif. Ce dernier le qualifie de dangereux puisqu’il se souvient l’avoir déjà arrêté pour un collage d’affiche, pour lequel M. n’a pas été condamné.

Appelé à la barre, le matraqueur, un dénommé Christophe Fouquet, 50 ans, trouve une tribune pour nous faire part de son expérience longue de 10 ans dans la CDI. C’est l’occasion d’un exposé de sa vie, son œuvre. Tout y passe : 2006, les élections de 2007, le mattage des festivités du 31/12 dans les quartiers … Pas grand chose à voir avec le dossier, mais ce blabla semble captiver les magistrates, puisque, fait remarquable et inhabituel, elles l’écoutent sans lui couper la parole, ni le rappeler aux faits. Il a ainsi pu tenir le micro pendant 40  minutes assomantes, soit 1/3 du temps de l’audience.

La litanie de l’accusé, qui prend des airs de ouin-ouin syndical, se poursuit en se focalisant sur 2016 : « ca a été un tournant dans le maintien de l’ordre, en intensité, on s’en était jamais pris à nous comme çà ». L’accusé se plaint d’avoir couvert des manifs tous les jours, pendant des mois, avec des fin de service tardifs. Au passage, l’auditoire a le droit à un catalogue réjouissant : jet  de projectiles, acide, boulons, disques de freins, raquettes, feu de poubelles, voitures retournées, individus très mobiles, et individus qui donnent des ordres au mégaphones.

Si on est plus habitué·es à voir des flics parties civiles, il faut dire que les rôles n’étaient inversés que sur le papier: les magistrates, autant celle du siège que celle du parquet ne s’y trompent pas. Elles savent très bien de quel côté sont les intérêts qu’elles défendent.

C’est avec toute cette assise, que le keuf est invité à justifier la blessure infligée à la partie civile. Il décrit une situation de tension légèrement fantasmée, où le commissariat pourrait être pris pour cible et où il faut aller « sauver la bac » dira-t-il. La CDI est alors en charge dynamique, « en train de nettoyer les côtés [de la rue] » dira-t-il encore (on note l’héritage sarkoziste dans la formule) et reçoit l’ordre Halte 713, ce qui signifie qu’ils doivent se stopper net. C’est là qu’il remarque M. qui a reculé devant une entrée de garage. Il a les mains dans les poches. Fouquet explique alors qu’à l’école de police, on apprend à ne pas laisser des « individus » avec les mains dans les poches. Il dit se sentir en danger. Il aurait demandé de dégager à « l’individu » acculé à la porte de garage, ordre que ni la victime, ni le collègue à 50 cm du flic n’ont entendu, rapporte l’enquêteur IGPN; « c’est le collègue qui avait ses bouchons d’oreilles » se défendra très sérieusement le keuf. Toujours est-il qu’entre l’arrivée du flic et le coup porté, 4 secondes se sont écoulées.

Quand c’est au tour de la partie civile de témoigner à la barre, le ton devient tout de suite plus suspicieux. Les doutes pleuvent sur ses intentions: pourquoi être là, pourquoi ne pas quitter les lieux, pourquoi avoir des piles dans son sac et sont-elles vraiment pour le mégaphone? Le qualificatif « d’individu dangereux » résonne avec autant de gravité que l’ambiance est hostile. Les juges remettent la victime à la place qu’elles lui préfèrent: celle d’accusé. D’ailleurs la juge finira par s’agacer d’un geste malheureux de la partie civile à la barre: « Ici c’est comme dans la police, on n’a pas les mains dans les poches ». Mais comme avec les flics, ici aussi il faut le deviner.

« Heureusement qu’il y a le parquet » dixit l’avocat du keuf

Quand la proc commence son réquisitoire, on se dit que l’avocat de la défense – donc du keuf, pour une fois – peut aller boire un café ou faire une sieste. Son discours s’adresse sans subtilité aux syndicalistes présents dans l’auditoire. Elle commence par rappeler sa loyauté envers l’institution policière, que tribunaux et police sont du même bord et s’excuse par avance de ce qu’elle va dire en accusant le prévenu. Elle s’étend, à son tour, longuement sur le maintien de l’ordre difficile durant cette période, mais aussi ce jour-là, ainsi que sur les violences dont les flics ont été la cible. Elle met en avant le rôle forcément actif de M. dans la manif puisqu’il portait le mégaphone. Elle pose ensuite que le cadre légal a été respecté puisque les sommations avaient été énoncées.

Face aux faits ACABlants prouvés par la vidéo, elle admet tout de même qu’au moment de la charge M. n’est manifestement pas aggressif , et qu’il n’exprime aucun refus de partir. L’infraction de violence est donc établie. Elle demande, « compte tenu des éléments de circonstances difficiles des violences, de la personnalité du prévenu, et de son casier vierge », 4 mois de sursis simple avec dispense d’inscription au casier.

Se retouver au tribunal avec le statut de victime, c’est être acteur d’une situation où des faits de violences policières subis font l’objet d’un début de reconnaissance et d’une forme de visibilité.

Or, dans le théatre judiciaire, il s’agit de déterminer si les coups de matraque assénés sur le crâne de M. l’ont été dans le cadre de la loi ou non. Le policier sera jugé coupable, si les juges décident qu’il n’a pas respecté la loi, ou comme ils disent, commis des violences en dehors de l’usage légitime de la force. L’argumentaire du keuf tend donc à démontrer que son action était régulière et proportionnée. Régulière, car il est intervenu dans le cadre de sa mission et des ordres qu’il avait reçu. Et proportionné, si ce coup répondait à son objectif, ici, protéger la bac et le commissariat. Pour contredire sa défense, il est accrobatique de ne pas tomber dans une complainte selon laquelle ce policier a outrepassé ses pouvoirs, que s’il a blessé M. ce n’est pas parce qu’il aurait mal fait son travail, mais bien parce que cette violence est le travail de la police . L’avocat de la partie civile se lance dans cet exercice en soulignant l’esprit d’impunité qui règne dans la police. Soulignant même que ce dossier, qu’il qualifie d’emblématique du traitement judiciaire des violences systémiques dans la police, est utilisé comme support à l’école d’avocat pour illustrer le dysfonctionnement de la justice : c’est donc un cas d’école. Puis, il démontre le ridicule de la terrible menace qu’aurait représenté M. si on en croit l’audience. Il souligne que M. n’avait pas la possibilité de fuire, il s’était mis sur les cotés pour laisser passer la charge, et non en s’y opposant « en mode Tian’anmen ». Quand Fouquet s’approche de lui pour le faire partir, il lui laisse 4 secondes avant de taper. L’avocat se voit obligé de rappeler à ce dernier qu’on peut parler avant de taper. « Pourquoi ne pas lui avoir demandé de retirer ses mains des poches ? – C’est logique, et puis j’ai pas le temps de faire 50 phrases. – Vous avez le temps de donner deux coups quand même. »

Le jour du procès, environ 20 personnes sont présentes au tribunal pour manifester leur soutien à M.; aussi certain·es contribuent à des publications médiatiques. Ça peut donc être l’occasion de dénoncer les violences systémiques de la police et de faire entendre un discours abolitionniste de la police et du système pénal.Si l’on souhaite obtenir quoique ce soit de la procédure, cet enjeux est  disqualifiant: l’institution est susceptible, s’en afficher ouvertement ennemi risque de la braquer. Il est aussi contradictoire avec l’argumentaire juridique décrit ci-dessus, visant la condamnation du policier et l’espoir de tirer des thunes de ses poches.

Le rendu aura lieu le jeudi 1er février. Vu le récit de ce procès, on se doute que la clémence sera de mise.

En 2024, si ces faits paraissent toujours aussi abusés, les changements opérés depuis 2016 dans le maintien de l’ordre sont conséquents: le traitement des Gilets Jaunes et les Mutilé·es pour l’exemple ont vu se banaliser la violence policière en manifestation. On l’observe invariablement, quand un agent de police est mis en cause pour des violences policières, son corp de métier est une carte d’immunité. Pour exemple ce mois janvier 2024 toujours, les policiers ayant agressé Théo Luhaka ont été condamnés à 12 et 3 mois de sursis: ces peines sont bien en deçà de celles que les magistrat·es distribuent à la chaîne.

L’affaire de M. est évidemment d’une moindre gravité de par les violences dénoncées et l’endurance qu’a nécessité le combat judiciaire: cependant, comme dans les combats menés par les comités Vérité & Justice ou par toute autre personne qui cherche à faire reconnaitre un crime d’État, dans les procès de ces violences et à l’inverse de ce qui est écrit dans le code pénal, la « qualité » de dépositaire de l’autorité publique est une circonstance atténuante, voire privilégiante !

[1] audience correctionnelle simplifiée, à juge unique, contentieux des conduites en état d’ivresse, les audiences muscadet
[2] on imagine du syndicat SGP Police FO.

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Les faits se sont déroulés le 24 mars 2016, soit près de 8 ans avant le procès. L’avocat de la partie civile a rappelé que si une cinquantaine de plaintes ont été déposées contre la police à Nantes depuis, celle-ci est la seule à avoir abouti à ce jour. Voici le déroulé de la procédure dans les grandes lignes: le jour des faits, une vidéo est postée à la suite de la manif; l’IGPN est saisie le lendemain (du fait que c’est une vidéo explicite: un policier frappe un manifestant qui tombe au sol) et vient enquêter la semaine suivante à Nantes. La victime est convoquée et entendue au comico. L’enquêteur fait aussi un PV racontant qu’un syndicaliste (identifié) de SGP Police FO lui a mis un coup de pression, disant que cette enquête est inadmissible et que les collègues ont eu raison d’arracher l’appel à témoin placardé par l’IGPN dans le quartier. Le keuf de l’IGPN consulte les hiérarchies policières pour savoir quelles équipes étaient sur le terrain ce jour-là. Ensuite,l’IGPN a remis son rapport au procureur… qui a classé sans suite, puisqu’il serait impossible de savoir qui a frappé M. d’après l’enquête. C’est alors que la victime s’est constituée partie civile et a produit une saisine auprès du juge d’instruction: ce dernier a finalement demandé quels étaient les membres des forces de l’ordre constituant les équipes en activité le jour de la manif, et c’est alors que le flic a « décidé » de s’auto-dénoncer auprès du juge, afin d’éviter à ses collègues d’être interrogés les un·es après les autres. Il a argumenté lors du procès de ne pas l’avoir fait plus tôt parce qu’ « en entendant qu’il y avait une enquête avec ma hiérarchie, on a convenu que ce n’était pas la peine de se manifester, surtout que l’affaire avait été classée » – faute de pouvoir identifier l’auteur des coups – .

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