Considérations. 2. Le silence suspendu

Auparavant (Considérations. 1. De l’abstention), j’ai prévenu d’emblée toute confusion entre absence, abstention, voire abstinence, précisant par-là ma disposition à créer quelques situations bien plus complètes que le glissement de bulletin en fente, et j’ai réfuté la fausse posture (imposture donc) que tiennent les parleurs du libéralisme économique et qui consiste en une forclusion de leur propre discours avec quelques antilogismes éloquents s’échappant parfois au moment de la douloureuse conclusion d’une phrase trop longue, comme par exemple l’admirable contribution à la dialectique des modes de production et des formes de propriété par l’agent spécial N. Sarkozy : « 

on ne peut pas faire n’importe quoi avec l’homme qui n’est pas une marchandise comme les autres

 » (réunion publique, Saint-Etienne, 9 nov. 2006). Sans le vouloir vraiment, cet homme-là a fait un saut, ayant glissé enfin de l’annoncé à l’énoncé, subrepticement, et au travers de l’idéologie révélée, a déposé sa métaphysique. Et, typique, cet effort théorique s’extirpe naturellement d’une considération morale (

on ne peut pas faire n’importe quoi

). C’est une profession de foi. On devine le dieu.

Auparavant donc, j’ai posé deux points d’ancrage pour marquer ce qu’était, à mon sens, la

résistance

. Résistance au rite du vote, et à l’idéologie dissimulée du capitalisme. Je devrais même écrire, pour compléter : à la dissimulation idéologique du capitalisme. J’ai donc fait un pont entre Melville et Debord : une

subtilité niaise

, d’après un commentaire, anonyme, qui me gratifie de l’appellation comique « bartelbo-philosauphe », et qui voit en moi une espèce de narcissique qui se la joue. L’argumentaire de l’inconnu étant plus que bref, peut-être en voie de très lente formulation, il se rabat sur mes sources, à savoir les citations de Sarkozy et Parisot, pourtant très connues, dont il semble douter. N’importe quel moteur de recherche le contentera à ce sujet, même si je m’interroge sur la nature de quoi il m’accuse, ou ce qu’il récuse, ce qu’il réfute, ou me reproche. Mais quoi ? Devrais-je renoncer à ma lecture critique de la société sous prétexte que je suis (trop) chargé de références philosophiques et littéraires, à m’exprimer contre quoi que ce soit parce que j’use d’un vocabulaire de rigueur ou d’une rhétorique identifiable politiquement mais qui, irrémédiablement, m’éloignerait du principe de réalité ? Je ne demande jamais l’avis de mon beau miroir et n’y vérifie pas si j’ai l’éclat adéquat, je préfère entendre ou lire l’avis d’un être de chair et d’esprit, surtout si celui-ci alimente au mieux son point de vue, tout opposé qu’il soit au mien, et avec les embarras phraséologiques qui lui sont propres…

La critique est devenue suspecte, surtout quant elle est formulée en tant que refus de la neutralité et du consensus, en tant que prise de position donc, et surtout quand elle est appliquée, dans le même temps, aux situations créées et présentes de sa propre vie, sans scission notoire entre le dire et le faire (mais oui, môssieur, je n’ai jamais rien fait d’autre que toujours choisir). Car en effet, la critique formelle, puis pratique, n’a de tenue et de sens complets que dans l’exercice quotidien, entre prendre et renoncer, entre oui et non, faire et fuir. Elle commence là où je l’énonce, à mes pieds et à portée de mes mains, puisqu’il est nécessaire de considérer toutes choses depuis la perspective intangible de soi-même. On ne parle pas aussi bien du monde qu’en parlant de soi-même et avec les actes qu’on inscrit tout autour de soi. Pareillement, je considère que dès lors qu’est admis pour soi un ensemble cohérent d’idées, de concepts, et même de styles, il s’agit d’exécuter le mouvement de cet ensemble, concrètement, en permanence. Dépassement et réalisation dans la vie quotidienne ne sont pas choses aisées et l’exercice de la liberté, particulièrement quand celui-ci constitue une résistance, n’est pas l’art le plus tranquille si l’on veut efficacement distribuer les éléments de la perturbation là où un ordre total voudrait y jouer à notre place. La suspicion est là quand je commence à vivre tel que je dis la vie, et non suivant un flux général de consignes et de prescriptions (donc de proscriptions) émises par quelques directoires politiques et économiques qui, sans relâche, veulent asseoir partout l’empire de la servitude, faire taire ceux encore

tissés de l’étoffe dont sont faits les rêves

et récuser l’éventuelle réalisation de la philosophie.

La poésie revenue à la vie aura bien son temps, la nostalgie de ce qui fut sera bientôt mélancolie, et tout sera redevenu possible puisque nous n’aurons plus rien à perdre, ni même à gagner.

Par ailleurs, vraiment ailleurs, pour équilibrer le panorama critique, il devient utile d’affirmer dès à présent qu’on peut faire imitation de propos à l’endroit de ceux enclins dans le déclin au sens des réponses habilitées, qui furent un temps, presque lointain aujourd’hui, inspirées de Marx (et concessionnaires) puis expirées par le drôle de spectacle. Certains en feraient même une prière, nombre de ces fantômes sans le savoir traînent quelques choses qu’ils auraient voulu perdre, comme pris à revers complet par le mouvement de l’Histoire. L’Histoire qu’ils veulent s’expliquer ; et dont ils veulent s’expliquer : avec cette bonne dose de morale socialiste qui les rend subsidiaires aux yeux d’une cohorte à leur gauche constituée en grande partie il est vrai de foutriquets bien trop positifs. Ils ne peuvent plus rien dire de la marchandise, ils l’ont refoulée et la consomme volontiers, sans parcimonie aucune, comme de l’eau fraîche dans le repentir de ce qu’ils n’ont pas fait ; les peintres comprendront.

Avec leurs écrans participatifs, leurs tables rondes, et quelques portes ouvertes, des congrès volontiers, un fort homme par ici madame, un colloque pour la promiscuité, avec tous ces mélanges fusionnés, ils véhiculent d’abord ce qu’ils prétendent combattre. Ils sont à l’ouest, ce n’est rien de l’écrire, mais plus loin encore c’est l’océan, où ils se perdront. Ils parlent beaucoup, certains même savent écrire, romanciers polis ou rédacteurs de séance, éditorialistes actionnaires et réactionnaires universitaires, chroniqueurs pas tentés -et pour cause-, des chansonniers aussi, qui pleurent la nature. Si l’on passe encore un peu plus à gauche, attention à la marche, se trouvent des rêveurs d’autonomie parfaitement collants ou bien encore des isolants en

situation

d’être

débordés

. Je trouve que tout ce merdier général est, malgré tout, bien foutu. Faut-il le foutre davantage, et profond ? C’est fini de louvoyer, de frayer avec soi-même sans la vie occupée.

Johann Lefebvre