Il n’y a pas de nouvelle antipsychiatrie !

Dans la revue Vie Sociale et Traitement, historiquement acquise à la cause de la psychothérapie institutionnelle, le philosophe Pierre Dardot fait état dans le numéro n°145 d’une « nouvelle « antipsychiatrie » ». Quelques temps après, le psychiatre Mathieu Bellahsen reprend ce concept sans mettre de guillemets autour du mot « antipsychiatrie ». Il enfonce même le clou en évoquant une « antipsychiatrie covidienne » (1). Le site Lundi matin, dans son chapeau présentant l’interview du même Mathieu Bellahsen, fait état de cette « nouvelle antipsychiatrie » sans que cela ne pose de problème (2).

Le procédé est suffisamment tordu pour qu’on s’y attarde quelque peu. Les rares personnes ayant encore un intérêt pour l’histoire des luttes autonomes ne doivent pas vraiment comprendre pourquoi le mot antipsychiatrie, qui s’inscrivait dans un champ contre-culturel plus large, se range tout à coup du côté des gestionnaires et autres mainteneurs d’ordre. Après un bref rappel généraliste de ce que recouvre « l’antipsychiatrie », il sera question d’expliquer pourquoi l’utilisation de ce concept de « nouvelle antipsychiatrie » nous semble participer d’un confusionnisme déplorable.

 

L’antipsychiatrie : Retour sur un concept maladroit qui donne lieu à un mouvement protéiforme

Le terme antipsychiatrie vient de la tête d’un psychiatre anglais, David Cooper qui, en 1967, sort un livre qui s’appelle « Psychiatrie et anti-psychiatrie » (Éditions du Seuil, 1970, pour la traduction française). Ce livre qui interroge la normalité (« Mais qui sont les hommes normaux ? »), la violence symbolique et la place de la famille autour de la personne désignée comme malade, relate également une expérience de soin communautaire au sein d’un service de soin appelé Pavillon 21.

Mais rapidement ce terme fait partie de ces mots qu’un usage banal et galvaudé a vidé de tout sens spécifique, permettant sa récupération et son détournement tout azimut. Quand bien même son esprit contestataire fonde son identité, l’antipsychiatrie n’est pas une et indivisible et c’est pourquoi nous préférerons parler des antipsychiatries.

Si les origines du mouvement sont communément situées dans cette période d’effervescence politique que sont les années 1960-1970, on peut déjà apercevoir dans l’anti-aliénisme de la seconde moitié du XIXe siècle l’expression même d’une première antipsychiatrie. Ainsi, les critiques de l’enfermement, de la pathoplastie asilaire et de la pseudo-science des aliénistes de l’époque défrayent déjà la chronique un siècle plus tôt.

De nos jours il reste encore de rares collectifs qui assument toujours cette filiation avec les mouvements antipsychiatriques. Si l’historiographie impute aux années 1960, la genèse de ce mouvement, et aux années 1980, la fin, il nous semble important de ne pas réduire sa vitalité et ses manifestations à une simple tendance ou à une tentative d’effraction historique. En effet, marginales parce qu’écrasées par la psychiatrie dominante, les idées subversives portées par ce courant de pensée animent encore celles et ceux se réclamant d’une forme d’autogestion dans les soins et refusant l’administration du vivant.

Si la critique de l’enfermement et de l’oppression sociale reste la pierre angulaire des idées issues des antipsychiatries, on ne peut faire l’économie des critiques portées dans les années 1960 à l’endroit du couple pouvoir/savoir médical. Dans cette perspective, l’objectivation médicale réprime les manifestations symptomatiques de la folie en niant au passage le sujet lui-même. A l’inverse, certains antipsychiatres ont cherché à accompagner les patient-e-s dans leur folie tout en redéfinissant le rapport soignant-e/soigné-e. D’autres ne verront dans celle-ci qu’un mythe et une triviale construction technico-politique. Si ces réflexions occupaient une part importante des psychiatres et des universitaires, c’est au niveau de leurs savoirs expérientiels et du vécu des oppressions que les personnes psychiatrisées apporteront leur contribution par rapport à ces problématiques.

C’est donc à partir de la création de revues, d’œuvres fondatrices, de groupes d’auto-support, de lieu de vie etc., et des efforts d’individus aux statuts et aux approches antagonistes que s’incarnent les antipsychiatries. Cette multitude de modalités d’actions, d’idées et d’expériences seront portées aussi bien par des patient-e-s, des médecins psychiatres, des infirmièrs-ères, des intellectuel-le-s, des proches de patient-e-s, des militant-e-s de tous bords… Pourtant, au-delà de son caractère protéiforme, une certaine convergence idéelle tient ce tout dans un ensemble cohérent. Il s’agit de la défiance à l’égard du pouvoir disciplinaire, qui s’incarne au travers de la figure emblématique du médecin et au travers de l’institution hospitalière, dans son acception socio-normative, ou encore à travers l’État aussi social soit-il.

 

De l’inutilité d’invoquer l’avènement d’une « nouvelle antipsychiatrie ».

Les tenants du concept de « nouvelle antipsychiatrie » semblent dire que les mouvements antipsychiatriques seraient la cause et l’origine des politiques réformistes des années 1960, puis surtout des politiques libérales des années 1980 et enfin des politiques néo-libérales des années 2000.

Ils veulent nous faire croire que les décideur/euse-s politiques se seraient inspiré-e-s de manière univoque de l’antipsychiatrie pour promouvoir la mise en place des politiques gestionnaires actuelles et la destruction programmée de l’hôpital public. Faire la généalogie des politiques néolibérales en psychiatrie en partant des antipsychiatries nous semble complètement exagéré et relever d’un certain fantasme pour ne pas dire d’une certaine malhonnêteté.

Le postulat de départ de cette campagne de disqualification des antipsychiatries, et consacré par cette formule de « nouvelle antipsychiatrie », repose sur l’idée que toutes choses se valent dans le courant des critiques institutionnelles. On retrouve là la confusion libérale-libertaire portée par quelques figures médiatiques pathétiques. Il est pourtant évident que l’anti-institutionnalisme des années 1960 portés par les espaces antipsychiatriques n’a rien à voir avec l’illusoire anti-institutionnalisme néo-libéral actuel. Que le système récupère tout, y compris ce qu’il y a de plus antagoniste à lui, est notoire. Mais il faut savoir ne pas tomber dans un confusionnisme malheureux.

Contrairement à l’anti-institutionnalisme défendu par les antipsychiatries qui procède d’une critique politique des appareils idéologiques d’État et des institutions dites bourgeoises, l’idéologie néolibérale n’est pas contre l’institution psychiatrique, mais cherche seulement à en modifier son mandat avec l’apport de nouvelles pratiques et technologies (les neurosciences, le contrôle et la gestion de données, l’autonomie du patient, etc.,). L’État et l’économie de marché, main dans la main, visent à transformer l’intervention psychiatrique pour revenir à des modalités pragmatiques, gestionnaires et sécuritaires dans le traitement de la maladie mentale. En aucun cas, il est question de remettre en cause les institutions disciplinaires, contrairement à ce que pouvaient revendiquer les antipsychiatries. En effet, même si l’intervention psychiatrique actuelle repose davantage sur la réparation, la réadaptation et sur la construction d’un lien social à travers un maillage institutionnel diffus permis par la sectorisation, elle ne cherche pas pour les individus les plus « hermétiques » aux nouvelles techniques qu’elle a su mobiliser d’autres alternatives que la ségrégation sociale et l’enfermement. C’est pourquoi les prisons, à l’instar des Unités pour Malades Difficiles, ou des Unités d’Hospitalisation Spécialement Aménagées ne cessent de se remplir de personnes malades. Au final, ce qui est en jeu ce n’est pas tant la mise à mal de l’hôpital public mais bel et bien la destruction d’une manière de concevoir le soin psychique ou d’appréhender la maladie mentale dans un milieu social donné.

Que les antipsychiatries aient été mises sur le banc de l’histoire des luttes, dévoyées par le système psychiatrique dominant pour mieux les vider de leur substance est une chose. Néanmoins, on ne peut pas leur faire porter la responsabilité de ce qui arrive aujourd’hui à la psychiatrie publique. Tout simplement parce qu’il n’y a rien à transposer historiquement et théoriquement entre deux visions antagonistes. Pourquoi vouloir rapprocher une conception du soin basée sur l’autonomie, l’entraide et l’autogestion avec celle consacrée par le marché, l’ordre public et le scientisme ?

Pour illustrer ce glissement sémantique, on pourrait prendre pour exemple l’écologie politique et les luttes anticarcérales des années 1970. Est-ce que les politiques écologiques actuelles mises en place par l’État relèvent d’une « nouvelle écologie » ou simplement de ce qu’on appelle le « green washing » ou encore le capitalisme vert ? Est-ce que le placement sous surveillance électronique relève-t-il d’une « nouvelle lutte anticarcérale », ou plutôt, d’une reformulation post-disciplinaire et néo-libérale de la gestion des problèmes de la déviance ? Dans ces deux cas de figure, on voit bien que la nature critique et subversive des luttes originelles, qu’elles soient écologistes ou anticarcérales, ne peuvent trouver de traduction satisfaisante dans les politiques néo-libérales actuelles.

L’idée d’une « nouvelle antipsychiatrie » amène tout simplement de la confusion, en jetant au passage le discrédit sur les antipsychiatries d’autrefois. Elle ne rend pas grâce à un mouvement qui s’est historiquement illustré dans la mise en place d’alternatives à la psychiatrie autoritaire et dominante de l’époque. Il y aurait bien d’autres appellations qui selon nous correspondraient davantage pour définir le virage néo-libéral que connaît la psychiatrie publique. On pourrait très bien parler de virage « pro-psychiatrique » ou encore de psychiatrie « néo-orthodoxe », dans le sens où l’hégémonie grandissante des neurosciences vient réinscrire la médecine dans le traitement exclusif de la maladie mentale, au détriment d’autres approches plus analytiques ou sociales.

Enfin, le travail de sape dont ont fait preuve les tenants de la réforme en psychiatrie, et ce depuis les années 1980, pour neutraliser les idées antipsychiatriques ont largement contribué à son invisibilisation et à sa marginalisation. Il nous semble donc très malvenu de surenchérir avec des articulations théoriques surannées et des pirouettes historisantes car toujours l’esprit des antipsychiatries s’incarnera, dans les marges qui nous sont chères comme au centre des mainteneurs d’ordre qui refont l’histoire…

Collectif l’entonnoir. Caen, Juin 2020

lentonnoir@riseup.net

(1) https://blogs.mediapart.fr/mathieu-bellahsen/blog/290320/psychiatrie-confinee-et-nouvelle-anti-psychiatrie-covidienne

(2) https://lundi.am/La-psychiatrie-confinee