Si fort est l’attrait que Polichinelle exerce sur Giorgio Agamben que, sous sa plume, ce personnage de la commedia dell’arte fut l’objet d’un détournement-retournement ontologique dont le philosophe est coutumier. À dire vrai son Polichinelle ou Divertissement pour les jeunes gens en quatre scènes [1] ne manquait pas de charme, ni même d’allant. En parlant d’égal à égal avec le peintre Tiepolo, mais aussi avec Leibnitz, Polichinelle, devenait, brossé par Agamben, une sorte de métaphore philosophique du même ordre, quoique moins consistante, que celle de l’Ange de Klee réinvestie par Benjamin. D’aucuns critiques bien intentionnés – mais la critique l’est généralement envers Agamben – ont vu, dans cette projection philosophico-poétique, une sorte de joyeux repentir du Vieux Maître en gravités passées et à venir. Il y avait peut-être de cela, une plongée dans la « comédie de la vie » et une recette pour n’y pas tout perdre : l’échappée contre l’esprit de lourdeur, mais aussi le chemin de traverse comme méthode pour survivre au drame de l’histoire. Ou pour parler latin comme Agamben : Ubi fracassorium, ibi fuggitorium (là où il y a une catastrophe, il y a une échappatoire).

À lire (ou relire) aujourd’hui, dans le désordre d’un monde viral, ce subtil Polichinelle, on est en droit de s’interroger sur ce qui a bien pu arriver à Agamben pour qu’il oubliât si vite la méthode qu’il s’était inventée pour introduire un peu de légèreté dans son rapport au monde en réamorçant, à la faveur de cette crise et dans les commentaires qu’il nous en livre, tous les ressorts anciens de son lourd dispositif explicatif. En clair, on est en droit de s’étonner que, par une sorte de retour peu inspiré aux sources de son classique ésotérisme discursif, Agamben ait abandonné si vite son Polichinelle sans en tirer la moindre leçon de modestie pour lui-même.

C’est ainsi qu’au lieu de s’échapper, comme l’eût fait son Polichinelle, des pesanteurs d’un monde enclos dans ses modalités sanitaires, Agamben s’est mis en tête, depuis la fin février [2], de nous instruire à coups de marteau de ses intuitions sur ce moment « supposément » invasif (dirait-il) que nous vivons depuis qu’un coronavirus « de rien du tout » (dirait-il encore) s’est invité dans la danse de notre « vie nue ». Toujours brefs, facilement assimilables, ses textes d’intervention [3] sont à l’évidence conçus pour être rapidement traduits et diffusés. Leur principal relais en langue française est le site Lundi matin, incontournable plateforme des « ingouvernables » dont Agamben demeure la référence par excellence.

On avouera franchement, même au risque de nous attirer les foudres de ses thuriféraires, que ce qui pourtant frappe dans ces brèves agambéennes, c’est, hormis leur caractère ambigu, leur côté répétitif et la grande faiblesse d’analyse qui les caractérise. Comme si Agamben n’avait plus rien à prouver de ce qu’il affirme, ses vérités étant à prendre ou à laisser. Pour notre part, nous laissons… mais non sans nous interroger, au vu de l’adhésion que sa prose suscite dans un certain entre-soi militant, particulièrement en France, sur la confusion que ces actuels commentaires alimentent et, plus encore, sur ce qui, de manière presque caricaturale, nous illustre sur les faiblesses de sa méthodologie.

 

En réalité, rien de ce qu’on y lit n’est à la hauteur d’une situation qui, parce qu’elle est aussi imprévisible qu’insaisissable, devrait nuancer l’argumentaire de celui qui, depuis le Janicule, la commente en contre mais dogmatiquement, sans avancer le moindre argument rationnel pour étayer les thèses qui sont les siennes et qui, elles-mêmes, n’ont rien de nouveau. C’est un peu comme s’il n’importait au philosophe que de s’auto-congratuler pour avoir acquis ab initio la conviction que l’ « urgence non fondée » qui conduisit au confinement des populations, servirait de facto de blanc-seing au système pour élargir le périmètre de l’« état d’exception » mis en place à l’occasion de la lutte anti-terroriste. Mais il y a pire encore : cette manière, suffisante, de forcer une réalité contradictoire pour la faire entrer dans le cadre établi d’une pensée close – le dispositif d’Agamben – se révèle parfaitement inopérante pour la saisir dans toute sa complexité. Nous passerons sur le pathétique qu’il y a à dégainer des vérités de foi auto-légitimantes infiniment ressassées à partir d’une réalité qui, plus que le machiavélisme de ceux qui l’alimentent et le « dirigent », atteste surtout de l’extrême vulnérabilité d’un système globalement incapable de « gérer » une crise sanitaire d’ampleur sans bloquer les rouages de l’économie et, ce faisant, sans paralyser le mouvement infini du capital et de sa reproduction, qui fait sa seule raison d’être. C’est même cela qui fait événement, traumatique certes (car les morts sont nombreux, surtout chez les fragiles), mais également drolatique. Car qui eût pensé que la globalisation aurait pu nous offrir – d’elle-même, par elle-même et d’un même coup – une telle démonstration grandeur nature de ses capacités ravageuses, de ses infinies nuisances et de ses contradictions multiples ? Désormais, chacun sait qu’avec ou sans état d’exception ce Système-Monde de l’accumulation peut aussi être menacé par nos contagions de colère virales.

En choisissant sa foi contre la raison, Agamben tire sa philosophie vers une métaphysique sans prise possible sur le réel de la nouveauté que nous vivons. S’il a très vite dérapé et qu’il ne cesse depuis de sombrer dans la spirale de ses illuminations, il le doit précisément à cette suffisance qui lui a permis de se convaincre très tôt, sans la moindre preuve et à partir d’extrapolations dont il est coutumier, que ce Covid-19 ne représentait aucun danger sanitaire réel – une grosse grippe ! –, mais offrait surtout l’occasion rêvée de contrôler les populations et de restreindre les libertés publiques. Depuis, surjouant la vision supérieure de l’oracle, il s’enferre. Sa parole est, à ses propres yeux, si précieuse que rien de ce qu’on lui rétorque, y compris sur le banc de touche de son arrière-garde, ne le fait vaciller.

Lorsque personne ne dit que le coronavirus serait le pire virus que l’histoire a connu, il convoque « le passé des épidémies les plus graves » pour assurer sans rire que « personne n’avait imaginé déclarer pour autant un état d’urgence comme celui qui nous interdit tout, et même de nous déplacer » [4]. Admirable cécité de l’idéologue quand, convaincu d’avoir raison, tout lui sert, y compris les comparaisons les plus hasardeuses, pour défendre l’indéfendable ! Si ce présent, le nôtre, est suffisamment détestable, non pour s’en déconfiner et le destituer par retrait, mais pour le combattre jusqu’à faire craquer l’édifice branlant sur lequel il repose, le passé, celui qui rend aveugle le très nostalgique promeneur du Janicule, ne saurait être exempté de ses infamies au point d’oublier que la lutte contre les grandes épidémies de peste du Moyen Âge connut son lot de cordons sanitaires, de ghettoïsations, de déportations des populations, de lieux d’enfermement et autres délicatesses de l’ancien temps. De la même manière, ou d’une autre, plus grave sans doute, le relativisme historique d’Agamben opère pour ce qu’il vaut – rien – quand, pour de déraisonnables raisons, il établit des comparaisons suspectes comme celle qui lui fait dire que l’actuel traçage des populations « dépasse de loin toutes les formes de contrôle exercées sous des régimes totalitaires tels que le fascisme ou le nazisme » [5]. Mais d’où parle-t-il Agamben pour avancer de telles sottises avec une arrogance si tranquille ? Quelle analogie peut-on sérieusement établir entre deux époques si radicalement différentes au vu des moyens de contrôle, notamment technologiques et informatiques, dont disposent désormais les États ? Aucune, bien sûr. Et, corollairement, quel intérêt peut-il y avoir à la formuler ainsi hormis celui de charger la mule conceptuelle de ses vaseuses lubies en jouant sur une formule de Carl Schmitt, le Kronjurist d’Hitler et principal théoricien nazi de « l’état d’exception », pour nous convaincre que celui-ci serait désormais devenu « la condition normale » de nos existences ? En passant, Agamben exonère les totalitarismes d’antan et, plus grave encore, gomme, dans une perspective clairement négationniste, l’intrinsèque spécificité du nazisme. On le savait relativiste et heideggérien, ce qui représente déjà deux tares majeures à nos yeux ; on le savait également foucaldien au point de réduire la politique moderne à une « biopolitique » ; on le savait encore réductionniste au point d’avoir bâti sa théorie de la « vie nue » – qui n’est rien d’autre que la survie diminuée par le Capital, le seul état d’exception permanent que nous connaissons – sur un absurde parallélisme anhistorique, et tout aussi négationniste, entre les formes postmodernes de la gestion étatiques de l’exploitation et les camps d’extermination nazis ; on le sait désormais assez perché sur son Janicule pour théoriser, sans la moindre nuance ou retenue, « l’invention d’une épidémie » produite par une de ces « conspirations pour ainsi dire objectives » [6] qui tirerait les ficelles de nos vies et dont le but ultime tendrait in fine à créer une situation de panique si généralisée que, par elles-mêmes, les populations exigeraient des politiques de traçage perfectionné. Rien de plus, mais rien de moins : un stratagème d’État à l’œuvre.

Habité de ses pontifiantes certitudes, le philosophe prête finalement peu d’attention aux conditions mêmes d’un confinement qui, s’il confine théoriquement tout le monde, ne confine pas chacun de ses sujets dans les mêmes conditions de confinement. On peut même voir dans ce non-dit répété la principale faiblesse du dispositif interprétatif de « l’ingouvernable » Agamben : aucune considération sur la temporalité du Capital – celle qui décide en dernière instance, sous le contrôle policier de l’État, du confinement et du déconfinement des populations – ; aucune référence à celles et ceux qui, mal logés, mal dotés, mal nés, subissent cette temporalité sans possibilité quelconque de s’y soustraire ; aucune allusion au fait que, condamnés à mourir au champ d’honneur du travail parce que nécessaires à la reproduction du capital, ces condamnés à la survie diminuée, soit à la vie ordinaire des pauvres, cette abstraite « vie nue » du marmoréen du Janicule, préféreraient, et de loin, être confinés dans les mêmes conditions qu’Agamben ; aucune mise en rapport entre la crise que nous vivons et l’absolue paupérisation des services de santé programmée depuis des décennies par l’ultra-libéralisme meurtrier. Rien de tout cela dans la prose feuilletonnée de l’oracle Agamben qu’aucune contingence ne saurait perturber. Comme si, rallié à ses propres lacunes et illusions sur cette « petite bourgeoisie planétaire » qu’il a instituée classe mondialement mondialisée dans La Communauté qui vient, l’aruspice de l’état d’exception en marche avait définitivement désencombré sa perspective destituante de toute analyse des contradictions au sein du peuple.

Les considérations, interprétations, mises au point et éclaircissements d’Agamben sur cette période pourtant riche en questionnements divers et variés s’arriment toujours à des formulations vagues dont on ne retire rien d’utilisable dans une perspective émancipatrice. Il en est ainsi, par exemple, quand il nous dit ne pas s’étonner « qu’on évoque la guerre à propos de ce virus », mais à la condition de se convaincre que cette « guerre » serait « civile » et sans autre ennemi que celui qui serait « à l’intérieur de nous » [7]. Cette propension maniaque à l’ontologisation n’apporte rien d’autre qu’un surcroît d’obscur dans un monde opaque. Comme si, prisonnier de sa propre logique héritée de sa longue fréquentation d’Heidegger et sous influence de l’impensée postmoderne, Agamben était désormais constitutivement incapable de sortir du vide phénoménologique dans lequel il s’est immergé. Quand il s’agirait d’éclairer, d’affiner, d’argumenter, de se confronter au réel d’une crise autrement plus vaste que ne le laisse supposer sa seule dimension sanitaire, il ne peut, mystifié lui-même par son culte du négatif, que développer à l’envi une attitude strictement contemplative qui n’envisage aucune issue possible, autre qu’imaginaire – et encore ! –, à ce système où l’exception d’État faisant état d’exception serait devenue la seule règle intangible et méthodiquement construite d’un Pouvoir aux cent visages faisant monde qu’il ne s’agirait plus désormais de transformer, mais seulement d’interpréter.

C’est ainsi qu’Agamben décline à la semaine, sur Quodlibet, ses variations sur la catastrophe en cours sans jamais puiser au fonds des nombreuses résistances et solidarités humaines qui, de partout et de nulle part, dessinent les contours d’un contre-monde de la conscience combattante. Quand rien ne lui échappe, quitte à les inventer, des mécanismes supposés qui feraient des scientifiques et des médecins un corps unifié s’émancipant de « tout scrupule d’ordre moral » [8] pour asseoir son infini pouvoir sur la société entière ; quand il nous habille Didier Raoult – « peut-être le plus grand virologue français » (tout est dans le « peut-être »…) – en dissident de cet ordre auquel il appartient au même titre que ses pairs ; quand il critique les mesures de confinement au prétexte que le nombre des victimes du Covid-19 serait faible sans même envisager qu’il puisse l’être – très relativement – précisément grâce à ces mesures ; quand il pérore sur l’organisation d’une panique générale, qu’il n’hésite pas lui-même à affabuler pour les besoins de sa cause, alors que tout atteste au contraire d’une certaine retenue dans ses manifestations ; quand il induit de ses effets forgés, ou pour le moins supposés, que, de cette panique inexistante, seule peut naître une servitude volontaire augmentée et une adhésion consolidée à l’ordre du monde politico-économico-scientifique qui vient, alors que, de partout, et notamment en France, ce qui se profile relève de l’exact contraire : une accentuation de la défiance, une fracture élargie dans le consensus, un désir de faire tomber les masques. Dans tous les cas, Agamben se met de lui-même en marge de tout principe-espérance. Il est le scribe approximatif d’un naufrage qui lui permet de conforter sa fausse image d’opposant radical à l’ordre et à la logique de ce monde de l’infini désastre. Et ça lui va. Il ne veut rien d’autre. Le Janicule, c’est sa ZAD. Laissons-là lui et passons à autre chose. Il y a beaucoup à lire.

 

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  •   Il fut un temps où, visant d’autres commentateurs des nuisances de ce monde, Guy Debord mit, à juste titre, en garde contre toute « entreprise littéraire » spécialisée dans la « répétition circulaire du blâme généralisé », en précisant que « le travail de la critique révolutionnaire n’est assurément pas d’amener les gens à croire que la révolution deviendrait impossible » [9].

 

  •   Il avait assurément raison, par anticipation, contre Agamben le Matamore.

 

 

Notes                       :

[1] Édité chez Macula en 2017, dans une traduction de l’italien de Martin Rueff.

[2] Le premier de ces textes, publié dans Il Manifesto du 26 février, « Coronavirus et état d’exception », fut repris sur notre site accompagné de ce sobre commentaire : « Partant des contradictions de la parole experte, il dénonce cette tendance croissante des pouvoirs à utiliser l’état d’exception comme “paradigme normal de gouvernement”. » Ce n’était qu’un début…

[3] Ses diverses interventions sont archivées, en italien, sur son blog, hébergé par Quodlibet, son éditeur.

[4] Texte mis en ligne sur Quodlibet, traduit et posté par les soins de L’Obs

[5] Texte donné au très trumpien journal italien La verità, le 22 avril dernier.

[6] Entretien donné au Monde le 24 mars dernier.

[7] « Éclaircissements », texte du 17 mars traduit et posté par les soins de L’Obs.

[8] « Nouvelles réflexions », texte traduit et mis en ligne sur Lundi matin.

[9] Jean-François Martos, Correspondance avec Guy Debord, Le fin mot de l’Histoire, 1998

 

 

 

 

 

 

http://acontretemps.org/spip.php?article781