Si un lieu commun affirme qu’on peut avoir plusieurs vies, un être humain peut-il pour autant mourir plusieurs fois sans n’être plus qu’un cadavre ambulant, soit littéralement un zombie ? Prenons par exemple le cas du situationniste Raoul Vaneigem, qui s’est rendu célèbre pour avoir, le 15 mai 1968, quitté un Paris déjà en pleine agitation révolutionnaire, pour rejoindre sur la côte méditerranéenne le lieu de ses vacances programmées, non sans avoir apposé sa signature au bas d’une proclamation appelant à l’action immédiate.
C’est certainement ce jour-là qu’il a pour la première fois commencé à se métamorphoser en mort-vivant, pris dans la lutte implacable entre un négatif à l’œuvre, un négatif créateur de mondes qui n’aurait pas peur des ruines pour affirmer sa poésie subversive, et un positif qui se raccroche désespérément à l’ennui et l’esclavage des temps présents.

Après avoir dans un dernier sursaut fait l’apologie de Ravachol, Durutti et Coeurderoy, posant par exemple dans la préface à un recueil de ce dernier paru en 1972 (Pour la révolution, ed. Champ Libre) que « l’organisation spectaculaire incite plus impérativement à la violence que les terroristes du passé », puis avoir proposé en 1974 des thèses importantes sur le sabotage et l’autogestion généralisée, il a petit à petit tranché en faveur de ces congés du négatif qui l’avaient conduit à quitter la capitale pendant le joli
mois de Mai. Sa mue devint toujours plus irréversible à partir des années 80, bien loin d’un sabotage de l’existant qui « encourage partout la liberté et le renforcement des passions, l’harmonisation des désirs et des volontés individuelles », loin de ce jeu subversif qui « habitue à l’autonomie et à la créativité, et sert de base réelle aux relations que les
évolutionnaires souhaitent établir entre eux. » Faute d’avoir su saisir dans toute sa
portée que le positif (de la survie à la vie, dans ses mots à lui) ne pouvait naître que du
négatif dans un même élan – soit que toute hypothèse de libération est liée à une rupture violente avec la société actuelle –, notre zombie a fini par s’en prendre à la plupart des manifestations de désordre qui l’entouraient. Mue après mue, il en est même venu à assimiler le négatif venu d’en bas (rage, révolte, émeutes ou sabotages) à l’oppression ravageuse qui nous surplombe, au nom d’une sécession magique à l’intérieur et à côté du monde de la domination. Comme un Chiapas zapatiste qui aurait pris les armes pour immédiatement renoncer à s’en servir, en finissant par présenter sa propre candidate à l’élection présidentielle mexicaine de 2018. Comme une ZAD de Notre-Dame-des-Landes dont les petits entrepreneurs de la
lutte finiraient par s’approprier les terres occupées en les réintégrant dans le carcan
de l’Etat. Mais procédons par ordre, avec quelques exemples illustrant chacun un épisode de la guerre sociale de ces dernières décennies.

En 1995, Vaneigem fit paraître entre deux articles alimentaires pour l’Encyclopaedia Universalis un petit ouvrage à bon marché destiné à la jeunesse rebelle. Dans son Avertissement aux écoliers et lycéens (ed. Mille et une nuits) qui fut un succès dans les supermarchés du livre, il admonesta son jeune public à ne surtout pas déserter les bancs
de l’école et à encore moins détruire cette dernière, mais à la transformer de l’intérieur avec ses profs et ses parents ! D’une part « parce que le réflexe d’anéantissement
s’inscrit dans la logique de mort d’une société marchande dont la nécessité lucrative épuise
le vivant des êtres et des choses », et d’autre part parce que s’en prendre matériellement
à l’école ne ferait que profiter « aux charognards de l’immobilier, aux idéologues de la
peur et de la sécurité, aux partis de la haine, de l’exclusion, de l’ignorance » (p.14). Et
puisque détruire serait encore participer à la société, selon le refrain stalinien bien
connu sur les vitriers et les assureurs repris ici sans vergogne par notre zombie, pourquoi ne pas aussi du coup défendre les bons juges, ces « magistrats courageux bris[ant] l’impunité que garantissait l’arrogance financière » (p.73), ou encore la convergence
de toutes les cages, vu qu’ « il serait regrettable que l’école cessât de s’inspirer de la
communauté familiale » (p.63) ? Est-il utile de préciser que cet Avertissement sortit un
an à peine après un vaste mouvement émeutier parti des lycées techniques contre une réforme de leur précarité (l’instauration du Contrat d’insertion professionnelle, CIP), qui ut être retirée par le gouvernement sous la pression de la rue, suite aux nombreux pillages, affrontements et incendies ?

Dix ans plus tard, en 2008 pour le quarantième anniversaire de son séjour méditerranéen, Vaneigem apporta une nouvelle pierre à l’enterrement consommé des barricades et du sabotage, en sortant un tract titré Mise au point, dans lequel il ne se priva pas d’en remettre une couche sur la protection des casernes de la domestication généralisée. C’est ainsi qu’il fustigea la « communion d’esprit » entre « l’abruti » qui « brûle une école » et « la brute affairiste qui accroît ses bénéfices en détruisant le bien public. »
Dans ce court texte au raccourci digne d’un ministre de l’Intérieur de gôche, on sent bien que les trois semaines de nuits enflammées d’octobre-novembre 2005 parties de plusieurs banlieues parisiennes auraient pu troubler le sommeil de l’ami d’un bien public qui n’est autre que celui de l’Etat, s’il n’avait pas été depuis longtemps un cadavre réduit à errer parmi les vivants. Un de ceux qui parle de révolution en étant totalement incapable de comprendre « ce qu’il y a de subversif dans l’amour et de positif dans le refus des contraintes. »

Mais qu’on ne s’y trompe pas, la question s’étend bien au-delà de celle de l’école, chez Vaneigem. En septembre 2010, alors que se déroulait dans son pays natal depuis quelques années une lutte contre la construction du nouveau centre de rétention de Steenokkerzeel (Bruxelles), il sortit sa petite contribution sous le titre Ni frontières ni papiers. Commençant par citer Albert Libertad pour préciser à qui elle s’adressait, le zombie tenait à dénoncer la « défense désespérée, voire suicidaire » du « combat pour les sans-papiers », et même tant qu’on y était à fustiger une « réponse agressive du même type que l’intervention policière », une « même violence » que celle de l’Etat, qui aurait prétendument été présente au sein de cette lutte spécifique contre une structure du pouvoir ! Une fois de plus, il mettait au même plan attaques auto-organisées d’en bas contre la domination et violence institutionnelle d’en haut contre les indésirables. Les sabotages
incendiaires de différents rouages de la machine à expulser au même plan que les rafles, tabassages, enfermement, déportations et parfois assassinat (comme celui de Sémira Adamu) de sans-papiers. Non content de tenter de désamorcer la lutte diffuse en cours et d’essayer de dissuader les révoltés d’y participer, il mit également en avant une contre-proposition : « propager la désobéissance civile ». Derrière ce mot d’ordre visant à « suppléer aux carences d’un Etat, de plus en plus éloigné des revendications des citoyens », Vaneigem proposait rien moins que l’instauration de « territoires libérés de l’emprise de la marchandise et du profit » permettant par exemple aux « Tziganes » pourchassés de « développer leurs ressources artisanales et musicales » ! Si si, assez de cette offensive créatrice contre les structures et les hommes du pouvoir, vivent les îlots alternatifs de bonheur pour exploiter des ressources injustement dédaignées par un Etat carencé. Au fait, quel « anonyme belge » a composé ce couplet d’une poésie pratique à laquelle beaucoup n’entendaient pas renoncer, même contre un plat de lentilles bios agrémenté de violons : « Brûlez, repaires de curés, / Nids de marchands, de policiers / Au vent qui sème la tempête / Se récoltent les jours de fête » ?

En 2018, pour le cinquantième anniversaire de son séjour méditerranéen, le cadavre continue manifestement de bouger, et la rentrée littéraire vient de porter sur un coin de table ces Réflexions sur l’autogestion de la vie quotidienne, titrées Contribution à l’émergence de territoires libérés de l’emprise étatique et marchande. Mais qu’attendre de plus d’un intellectuel que les vers de la pacification n’en finissent pas de ronger ? D’un zombie qui n’aspire qu’à neutraliser les flammes d’une guerre sociale en acte, en nous proposant de les étouffer dans les parcs à thème plus ou moins exotiques de la politique ? Dans ses ultimes réflexions, Vaneigem n’a pas de mots assez durs contre un capitalisme bien sûr « financier » et gangrené par « la spéculation boursière », ou contre un Etat qui bien entendu s’oppose à son « peuple » et n’affecte plus assez d’argent « au bien public », tandis que le « prolétariat » a été réduit à l’état de « lumpenprolétariat » et de plèbe après avoir perdu sa fabuleuse conscience de classe. Si ces platitudes fruit du croisement entre le pire marxisme du passé et le meilleur du citoyennisme populiste d’aujourd’hui peuvent faire sourire, c’est –devinez quoi– au « mouvement dit des casseurs » de ces dernières années que
le zombie réserve évidemment ses mots les plus doux. « Hurler son mépris et sa haine
du flic » devient ainsi « un soulagement malsain » (p.156), exprimer de la violence en manifestation revient à « se soulager de [ses] frustrations comme d’une colique »
(p.110), la « révolte passionnelle » n’est qu’une « agressivité mortifère » à dépasser (id.), tandis que « briser une vitrine, bouter le feu à une banque ou à un commissariat »
devient « un défoulement où tourne court et se dissipe une énergie dont aurait besoin l’occupation de zones où puisse naître et s’expérimenter une société nouvelle » (id.).
Vous avez bien lu : non pas bouter le feu aux banques et aux comicos tout en occupant des zones où… ; non pas brûler des banques et des comicos pour mieux arracher du temps et de l’espace à la domination afin d’ouvrir des possibles sans périmètre ni mesure ; mais bien ne pas détruire ce qui relève pourtant du minimum, afin de consacrer toute son énergie… à l’édification de ZADs, puisque c’est à elles que Vaneigem se réfère tout au long de son bouquin (en plus des idylliques Chiapas et Rojava).
Mais ce n’est pas tout, puisque ce chef d’œuvre de confusion réussit également le tour de force de proposer que sortent des futures assemblées autogérées « un mandataire » faisant
office de policier-enquêteur, vu que « parmi les motivations du policier, on ne peut exclure
(…) une passion pivotale et bienvenue : la curiosité, le désir de percer le mystère des êtres et des choses » (pp.158-159). Plusieurs décennies de pensée critique pour en arriver
à la ZAD et à la curiosité policière, ça valait bien le coup d’être viré de l’Internationale
Situationniste !

Pour notre part, nous nous arrêterons là. Comme d’autres individus, nous avons bien trop de choses réelles à démolir passionnément pour ne pas dissiper davantage d’énergie sur un testament politique. Fût-il même celui d’un revenant au regard vitreux.

Dans Avis de Tempêtes, n° 11, novembre 2018