Quitter les Champs, tenir Paris

« … c’est notre vocation au travers de l’Histoire d’ouvrir ainsi des chemins jamais explorés pour nous-mêmes et pour le monde. » Emmanuel Macron, 10 décembre 2018

Nous sommes à un tournant. En passant à l’offensive, le mouvement des « gilets jaunes », d’abord revendicatif et limité dans ses pratiques à des actions de blocage en province, est parvenu à prendre au dépourvu l’ensemble des forces de la domination. D’une contestation contre la fiscalité injuste, c’est la totalité du pouvoir qui s’est trouvée mise en cause. Le mouvement est ainsi monté en puissance pour culminer lors de la journée du 1er décembre à Paris, rejointe désormais par la plupart des grandes métropoles jusqu’à faire tache d’huile au-delà des frontières. Depuis quelques jours, tout est mis en œuvre pour imposer un retour à l’ordre, révision du dispositif policier, division médiatique entre bons gilets jaunes et mauvais casseurs, larmoyant discours télévisuel d’un président à la dérive, et maintenant opportun acte « terroriste » légitimant le renforcement des mesures sécuritaires. Après la panique initiale, le parti de la conservation se réorganise dans ce qui se profile déjà comme une union sacrée.

La force du mouvement résidait jusque-là dans son unité, dans la détestation unanime du chef de l’État, dans son absence de structuration, dans la façon dont il transcende les catégories politiques existantes et se garde des récupérations politiciennes, dans sa défiance vis-à-vis des médias dominants. Le joyeux désordre qui l’a rendu si imprévisible et si insaisissable pour tous ceux qui voulaient le réduire, lui dicter ses raisons, l’analyser de l’extérieur semble aujourd’hui toucher ses limites. La détermination ne paraît pas vouloir faiblir, mais les propositions d’actions et de pratiques à mener commencent à se figer dans un certain systématisme velléitaire si l’on s’en tient aux appels lancés à un acte V. Or la journée parisienne du 8 décembre a préfiguré une sorte d’enlisement susceptible de conduire, s’il se répète, à un découragement et à un épuisement devant le risque de montée à Paris dans une configuration prévisible sans mettre à profit les forces en présence pour une perspective ambitieuse. Si toute la force de ce mouvement tient aussi à ce que personne ne peut prétendre l’orienter ni encore moins le diriger, il paraît nécessaire aujourd’hui d’anticiper les mesures prises pour le contenir et éteindre sa vivacité.

Une nouvelle journée de manifestation se prépare à Paris pour le 15 décembre. On sait désormais, suivant ce qui s’est produit samedi dernier, que l’État met en place un verrouillage policier en anticipant les lieux où seront présents les manifestants – toujours au même endroit, les Champs-Élysées et leurs abords. On sait aussi que les manifestants seront une nouvelle fois refoulés dans les quartiers périphériques, éparpillés sans savoir où se rabattre, sinon interpellés préventivement. Il n’est pas question ici de présumer de ce que sera la journée de samedi ni des élans spontanés et de la part d’imprévu qu’elle contiendra, dont le bouleversement, on l’espère, du quotidien consumériste des Parisiens déboussolés. Pour autant, il nous paraît nécessaire de prévoir une situation similaire et, si elle se produit, de frapper, à ce moment-là, là où l’État ne nous attend pas.

Pour combler ce manque, et relativement à un mouvement qui refuse toute forme de représentation et dont les perspectives les plus intéressantes, en matière d’organisation, semblent consister dans la possibilité et la nécessité d’expérimenter des formes de démocratie directe, il nous paraît opportun d’envisager d’assurer une permanence, une continuité à Paris par le biais d’occupations qui pourraient faire office de QG (logistique, base arrière, accueil des provinciaux, poursuivre la rencontre commencée dans les rues) et de lieux de débat collectif sur le mode « assemblée populaire » tel qu’il commence de s’en formuler l’idée de Commercy à la zone portuaire de Saint-Nazaire. Les récurrentes dénonciations d’usurpation de la souveraineté populaire par l’État et les exigences d’une démocratie véritable impliquent, il nous semble, de la pratiquer concrètement et non plus sur les seuls réseaux sociaux, face aux leçons de démocratie données par le pouvoir en place et face à la dérive autoritaire qu’il brandit comme une menace.

Là où la police nous attend, là où le gouvernement compte sur l’usure et sur une ritualisation de la mobilisation, il nous faut inventer des initiatives qui les surprennent et qui permettent de poursuivre l’offensive telle qu’elle s’est ouverte depuis le 1er décembre. Cela sans interrompre les phases émeutières, mais pour répondre aux inévitables temps morts et expectatives de fin de journée. Approfondir le désordre pour avancer. Conjuguer une approche stratégique de la journée du 15 avec la possibilité d’une auto-organisation horizontale du mouvement qui puisse s’appuyer sur une proposition concrète de lieux à occuper, à conquérir. Il ne s’agit pas de viser des lieux de pouvoir, inaccessibles et téléphonés, mais des lieux atypiques, inattendus (instituts culturels, hôtels de luxe, bâtiments vides en rénovation…) susceptibles de contenir des centaines de gens, de disposer donc de grands espaces, et d’être néanmoins défendus.

C’est une proposition que nous lançons pour que tous se l’approprient, et dont les implications pratiques sont nombreuses et délicates, en matière de confidentialité, de communication, de diffusion la plus massive possible. Suivant les échos qu’elle aura, suivant les complicités éventuelles et bienvenues d’employés de tels lieux, la première disposition consistera à communiquer avant la journée du 15 des points de ralliement correspondant aux zones de repli observées lors des samedis précédents à l’issue de la répression, pour une fois sur ces lieux partir vers les endroits à occuper repérés en amont par quelques éclaireurs.

À vos cartes, stratèges ! À votre imagination, gilets jaunes !

Quelques partisans de l’irréversible associés, pour l’occasion, à une poignée d’opposants au retour à la normale

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