L’émergence du cortège de tête comme sujet n’a pas simplement concerné les participants aux cortèges de tête des quelques villes où il était pratiqué. Il est devenu une forme d’identification, que l’on en soit ou que l’on soit contre. Cette existence a renforcé la division entre cortège « radical » et cortège « syndical » dans des villes où il était difficile d’assumer l’opposition tant l’ambiance n’était pas à l’affirmation du « rien à foutre ».

À Toulouse, notamment, le premier organe de répression du mouvement autonome a été la section du NPA, secondée par les militants du PCF et leurs drapeaux français. Les flics sont arrivés après. Ce phénomène a consolidé le deuxième mouvement mécanique, un renforcement identitaire oppositionnel, sans consensus politique et sans stratégie commune. Malgré tout, ce sujet a été maintenu et les problématiques inhérentes à la spécialisation de l’« apparat radical » ont consommé beaucoup d’énergie.

L’existence pour soi du milieu radical, sorte de sujet autonomisé en autofocus, a montré à plus d’un titre les limites du slogan de notre sponsor préféré « fond la forme ». La communauté virtuelle du milieu autonome a déterminé les formes de lutte qu’« il faut » appliquer pour faire comme « les copines et les copains »1. À chaque rassemblement où une manifestation sauvage se lançait, on pouvait parier qu’il y aurait une dizaine d’articles-témoignages à paraître sur les médias libres ou automédias pour dire « ici aussi ».

Les envolées lyriques enrobant parfois les maigres faits « de guerre » ne pouvaient être issues que d’une personne sous ecsta, ou bien d’un idéaliste qui pensait que sa belle histoire en appellerait d’autres. Mais le tout sans autres propos politiques que le bien-être ensemble, l’être-au-monde radical, face à l’hostilité du monde extérieur. Sans oublier le prêt d’attentions douteuses à chaque personne dont l’auteur croisait le regard, à croire qu’il convertissait les gens à sa subjectivité radicale d’un clin d’oeil.

Une toupie qui tourne dans le vide?

Bref, une formulation postpolitique affligeante des constats et des perspectives de lutte contre ou sans la loi Travail. L’autocongratulation augmentait à mesure que l’existence d’une telle fraction dans le mouvement s’amenuisait. On voyait se cristalliser des modes opératoires dans le seul souci de les reproduire, un peu bêtement, sans stratégie. L’autonomisation de l’« autonomie » apparaissait alors comme une toupie qui tourne dans le vide. Un terreau fertile pour l’apparition des idéologies par et pour la défaite.

À partir de cette conception identitaire du « nous » oppositionnel sans plus aucune opposition matérielle (le mouvement est fini, les syndicats sont partis, les keufs font la circulation), nous avons pu constater les phénomènes classiques de division. Sont apparues des catégories qui, pourtant, ne semblaient pas être les plus à même d’expliquer notre impuissance dans le mouvement, à savoir les questions liées au genre et à l’origine géographique des personnes, au sein de certains comités ou assemblées. Le VRP cherchait de « nouvelles luttes », à partir de sa position de spécialiste.

Rien n’a pu émerger de ces séances d’autocritique essentialiste, si ce n’est l’abandon de toute tentative d’organisation commune autour des différentes propositions sorties tout droit des tiroirs de l’Université, entre l’encadrement « intersectionnel » de nos projets subversifs et la réification des « races » comme nouveau paradigme émancipateur… Étonnamment, et c’est tout à fait caractéristique des modalités de pensée qui circulent au sein du milieu, le rapport social capitaliste, le fondement de l’existence contemporaine des classes, des genres, des idéologies identitaires, des divisions structurelles internes au prolétariat n’était plus qu’appréhendé sous l’angle d’une discrimination2, qu’il fallait tout autant conjurer.

On ne parle plus de révolution, on parle d’un ici et maintenant gestionnaire, censé intervenir sur les rapports de distribution pour faire de ce monde un monde meilleur, en légiférant, en conditionnant. Nos « révolutionnaires » sont des travailleurs sociaux. Le « milieu autonome », un fourre-tout utile. Les plus radicaux viendront proposer l’établissement de contre-mondes permanents pour s’extraire des rapports sociaux en vigueur dans nos sociétés et pouvoir lancer l’assaut. Cette nouvelle formule de l’alternativisme se retrouve un peu partout : ZAD, occupation des places, cortège de tête, etc. La cohérence du tout résiderait dans une manière d’être ensemble, donc la constitution de communautés du dehors, aptes à déconstruire « un rapport au monde ».

Nous n’y voyons pas d’inconvénient. Sauf peut-être pour la lutte des classes, mais bon, ça, c’est a priori secondaire, ou plutôt tertiaire si on les écoute. Pourtant, au vu des derniers développements de la vieille taupe, il n’y a aucune raison de se figer dans des certitudes et de se réfugier dans des contre-mondes aptes à recevoir nos désirs « anormaux ». De la crise de représentation de la politique classique à la crise de la représentation politique au sein des mouvements de contestation, tout semble aller dans le sens d’un développement des luttes autour du salaire, de la vie chère, des violences policières et de leur auto-organisation.

Auto-organisation et pratiques de défense.

Auto-organisation ne veut pas dire absence de discours politiques, et c’est ici que des perspectives se dessinent. Le cortège de tête a mis en avant une évidence prolétarienne : la police est un dispositif ennemi. À partir de cette hostilité déclarée, une série de pratiques sont devenues des habitudes, et ce sont ces habitudes qu’il ne faut pas perdre car elles sont peut-être le fondement d’une nouvelle forme d’action, basée sur l’autodéfense. Ces pratiques doivent se répandre en dehors des contre-mondes éphémères tels que les cortèges de tête, qui ne semblent pas en mesure de se départir des limites qu’ils ont pointées lors du mouvement dernier.

S’ancrer dans la réalité, au lieu de se persuader par des mots et une vie de communauté qu’on a réussi à s’en extraire. S’affirmer comme une stratégie politique révolutionnaire à partir de l’auto-organisation des exploités qui ont bien décidé de ne plus l’être. Et pour cela, il ne s’agit ni uniquement du sens du vent ni uniquement de notre3 intervention, mais d’un entre-deux encore trop vide d’expérience. Nous abordions en début de texte les problématiques de territorialité et de temporalité du mouvement. Sans pratiques de solidarité immédiate, sans lieux pour s’organiser, sans bousculement radical de notre quotidienneté prolétarienne, sans remise en question de cette même quotidienneté et des catégories qui l’organisent, nous sommes morts.

Pourtant, tout dans le Capital, de la répression à nos galères personnelles, invite à une sorte d’instabilité structurelle qui promet une demande d’énergie considérable pour produire, maintenir et réinventer les structures de solidarité immédiate, des logements aux mandats de prison en passant par les caisses de grève. Mais là où réside la force de ces stratégies d’auto-organisation, c’est dans le fait qu’elles sont open sources, réappropriables. Notre priorité, c’est de les répandre dans les luttes, et de faire des émules.

Et voilà la fin de cette première série. Nous publierons d’autres bonnes feuilles de ce livre, que vous pouvez aussi vous procurer en librairie.

 

 

 

1Certains ne définissaient le « milieu autonome » que par la forme des activités et pratiques partagées, avec un refus du propos politique se revendiquant d’un anti-intellectualisme version bêta. N’importe quelle start-up peut aujourd’hui s’en réclamer. Nous avons même entendu dire : « L’autonomie, c’est définir soi-même son individualité. » Ish, ish !

2« Mais pourquoi ne sont-ils pas allés à Nuit Debout ? » Nous ne savons pas.

3Nous utilisons le « nous » comme un « nous » léger et lâche. S’y reconnaît qui veut.