.

 

.

.

INTRODUCTION

.

La « cause animale » a le vent en poupe. Ce qui s’apparente cependant plus à un intérêt grandissant pour les différents aspects de cette « cause «  qu’à une déferlante ne saurait être négligé en des temps où les réseaux sociaux contribuent grandement à alerter le public en diffusant des images choc provenant des abattoirs et de certains élevages de poulets. L’association L214 utilise en l’occurrence une « communication » qui a fait ses preuves : la spectacularisation de la « souffrance animale » provoquant en retour le rejet indigné de ces modes de contention et d’abattage, des interventions visant à les interdire, voire une prise de conscience plus globale sur la maltraitance animale. En tout état de cause les effets s’en font sentir dans les rayonnages des grandes enseignes de distribution puisqu’elles ont quasiment cessé de s’approvisionner auprès des élevages de poules (pour les oeufs) et de poulets en batterie. Ce qui n’est pas, bénéfice secondaire, sans valoriser leur « image » auprès des consommateurs.

Ce n’est là que l’un des aspects de l’intérêt relevé plus haut. Il en est d’autres, moins spectaculaires, mais non moins significatifs de notre point de vue, qui doivent maintenant être mentionnés. La place de plus en plus grande accordée par les presses écrite et numérique à la « cause animale » (et dans une moindre mesure par la radio et la télévision) s’explique en partie par un accroissement sensible de l’offre éditoriale : les éditeurs publient beaucoup plus qu’auparavant des ouvrages traitant de la « cause animale ». Citons d’autres indices. Cet hiver, dans une librairie parisienne, j’ai constaté non sans surprise que la table dévolue à la philosophie comportait un tiers de livres relevant de la « question animale ». Tout comme dans une bibliothèque, au printemps, où la moitié des ouvrages conseillés par les bibliothécaires se rapportaient à cette même « question ». Le philosophe médiatique Frédéric Lenoir, dont on apprend qu’il serait l’intellectuel français ayant vendu le plus de livres depuis cinq ans, sans être un animaliste pur et dur, est un fervent défenseur de la « cause animale » sur les plateaux de télévision. Parallèlement, pour changer de registre, la consommation de viande diminue. Des restaurants, du moins dans les grandes villes, et à une échelle encore réduite, adaptent désormais leurs cartes des menus en fonction des besoins d’une clientèle végétarienne. Dans un tout autre genre une pétition de décembre 2016 intitulée « Stopper le génocide des rats » (s’en prenant à la politique de dératisation de la ville de Paris) recueillerait six mois plus tard 25 000 signatures. A notre connaissance aucun détenu (ou surveillant) des prisons de la Santé, de Fresnes ou des Baumettes (pour s’en tenir à ces trois établissements) ne l’aurait signée.

Relevons également la création en 2016 d’un Parti Animaliste, dans la lignée du Parti des Animaux fondé aux Pays-Bas depuis plusieurs années (qui compte des élus au parlement néerlandais ainsi qu’un représentant au parlement européen). Le journaliste Aymeric Caron, membre de ce Parti Animaliste, précise dans un article publié au lendemain des élections présidentielles de 2017 (reproduit dans Libération) que « pour la première fois en France, la cause animale s’est invitée dans une élection présidentielle ». Caron cite pour l’illustrer des extraits de déclarations de l’un ou l’autre des candidats en faveur des animaux. Le journaliste retient plus particulièrement celles de Mélenchon, défendant « la réduction des protéines carnées », dénonçant « la cruauté de l’élevage intensif », rappelant « la nécessité de respecter les sensibilités des animaux » (tout en refusant « de condamner la corrida » et « la présence d’animaux dans les cirques »). Le candidat de La France Insoumise allant jusqu’à affirmer dans un entretien « qu’être vegan c’est être révolutionnaire ». On voit que par delà le cas Mélenchon, la « cause animale » représente désormais un enjeu d’importance en période électorale. Pour revenir au Parti Animaliste, celui-ci présentait des candidats dans 150 circonscriptions lors des législatives de juin 2017 (sans que ce vote, resté modeste, ne traduise pour l’instant la place prise par la « cause animale » dans l’opinion publique). Une première étape, donc, dans la perspective de devenir l’élément moteur d’un groupe de pression susceptible d’influer sur les politiques relevant de la « protection animale » et de manière plus décisive en faveur des « droits des animaux ». Mais n’anticipons pas.

J’en viens maintenant, cette exposition faite, aux raisons qui m’ont incité à écrire cet essai critique. A vrai dire « la cause animale » ne m’intéressait pas au premier chef avant que la relation de certains faits, relevant dans une large acception de la « question animale », ne me décide à prendre connaissance de quelques uns des ouvrages pouvant représenter le nec plus ultra d’une bibliothèque animaliste. Parmi ces faits, et cela m’importait assurément, étant que ce type de théorisation animaliste (associé à la défense d’un mode de vie végan) semblait rencontrer un certain écho dans les milieux libertaires. Ce qui n’était pas sans m’étonner et m’interroger. Je fais là abstraction de la nature de mon accord avec certains aspects de la « cause animale », recoupant des préoccupations écologiques que je partage avec de nombreux libertaires et au-delà. Mais j’aurai plus loin l’occasion de préciser que la question n’est pas là (du moins dans les termes où j’entends la poser).

Ce qui m’a incité à me colleter avec cette « question animale » part d’un paradoxe. Autant les ouvrages des théoriciens et militants animalistes (plus les témoignages de nature diverse s’y rapportant, ainsi que les revues consacrant des dossiers à la même « question » qui circulent sur le net) sont présents dans les rayons des librairies et bibliothèques, et constituent par conséquent un corpus dont l’importance quantitative ne saurait être discutée, autant les critiques adressées à ce que j’appelle l’animalisme ressortent de la portion congrue. Rares sont les philosophes, anthropologues, sociologues, ou essayistes à s’être livré à ce genre d’exercice. Et je dois reconnaître que ce type d’analyse critique brille par son absence en milieu libertaire, ou dit « radical », ou ultra-gauchiste. Ce qui signifie que la « question animale » serait négligeable, secondaire, accessoire, ou fallacieuse pour tous ceux-ci ? Pourtant des indices de natures diverses, du coté de la « militance », ou depuis des échanges publics et des conversations privées ne l’accréditent pas. Mes amis libertaires se montrent-ils davantage perméables aux thèses animalistes que ceux classés parmi les « radicaux » ou les ultra-gauchistes (puisque certains groupes vegans se disent anarchistes, plus aux États-Unis qu’en France certes) ? Je n’exclus pas que la présence de penseurs classés « à droite » parmi les rares contempteurs de l’animalisme puisse jouer un rôle dissuasif, ou inciter à une certaine prudence, voire annihiler toute velléité critique. Je n’en suis cependant pas vraiment convaincu. L’abattoir comme métaphore de « l’extermination capitaliste » a de quoi séduire, ou du moins impressionner qui vouerait à juste titre le capitalisme aux gémonies (sans revenir sur la formulation, discutable) : d’aucuns ne sont-ils pas tentés de garder par devers eux toute critique, que pourrait par ailleurs leur inspirer les thèses animalistes, devant un tel argument d’autorité ?

Pour prendre de la distance, en l’élargissant à la société toute entière, force est de constater que nous traversons, même s’il faudrait le nuancer, une époque de confusion sur le plan des idées. Ce qui n’est pas sans remettre en cause des certitudes établies, en particulier chez ceux qui avaient pour ambition de transformer ce monde, et qui révisent à la baisse pareille perspective quand ils ne la rejettent pas. Dresser un tel constat de faillite peut induire, pour les mêmes et plus largement pour un fort contingent de « déçus de la politique », le sentiment d’une incapacité structurelle chez l’homme à pouvoir changer sa condition : une incapacité qui serait en quelque sorte consubstantielle à la qualité d’être humain. C’est, entre autres raisons, depuis cette donne déceptive (le ressentiment n’est jamais loin) que l’animalisme prospère. L’animal lui, par définition pourrait-on dire, ne déçoit pas. Il est comme l’infans, un innocent. Comment alors ne pas reporter cette « croyance en l’homme », qui par conséquent ferait long feu, sur l’animal ? En le défendant justement contre le premier.

Cette digression faite, reprenons le fil de notre démonstration. C’est ce hiatus, entre une production éditoriale animaliste prenant presque un caractère pléthorique, plus ses différents relais médiatiques d’un côté, et la rareté des critiques lui étant adressée de l’autre (pour ne rien dire de l’absence de ceux dont je suis le plus proche sur le plan politique), qui m’a incité à investiguer, puis analyser les tenants et aboutissants d’une « cause animale » négligée jusqu’à présent. Si un mot pouvait traduire ce que j’en pensais auparavant, celui de « sectarisme » le dispute à celui d’ » intégrisme ». A ce jour je ne les retire pas vraiment mais, la différence est essentielle, je prends ce qu’ils recoupent terriblement au sérieux. Et puis, surtout dirais-je, la donne a changé. Ceux que l’on pouvait alors taxer de sectaires (ou d’intégristes), et qui étaient minoritaires parmi les amis et défenseurs des animaux, paraissent aujourd’hui en mesure de s’imposer. C’est là un point sur lequel je reviendrai autant de fois qu’il le faudra. Ce qui n’empêche pas que d’autres, acteurs plus modérés de la « cause animale » puissent, sur un plateau de télévision par exemple, défendre de manière plus nuancée cette même « cause ». Je serais tenté en forçant le trait de les traiter « d’idiots utiles ». Tant il est vrai qu’on ne peut pas être animaliste à moitié : soit on finit par le devenir complètement (on verra plus loin qu’elle en est la logique implacable), soit on finit par reconnaître qu’il y a là deux poids deux mesures (et en en tirant les conclusions qui s’imposent).

Quelques précisions, avant de résumer les cinq chapitres de cet essai, sur la terminologie généralement utilisée. A savoir ma préférence pour le terme animalisme (et l’adjectif animaliste) sur ceux d’antispécisme et de véganisme (que je reprendrai cependant lorsque le besoin s’en fera sentir, puisqu’ils renvoient tous deux à des définitions précises). Il me parait davantage traduire l’expression globale de ceux qui entendent sur les plans philosophique, anthropologique, culturel, politique, mettre fin à « l’exploitation animale », avec toutes les conséquences que cela suppose (le corollaire en quelque sorte d’une « libération animale » qui rabattrait toutes les cartes tenues jusqu’à présent). Comme j’aurai l’occasion de le préciser les notions d’antispécisme et de véganisme me semblent plus restrictives. J’ajoute que par souci de ne pas me situer sur le terrain de l’adversaire, de bien me distancier de la terminologie animaliste, j’ai volontairement mis entre guillemet les termes « exploitation animale », « cause animale », « libération animale », « question animale », et même « souffrance animale » et « droits des animaux ». Ce qui peut prêter le flanc à l’accusation d’anthropocentrisme. Pourtant cette manière d’appeler un chat un chat, de bien distinguer ce qui se rapporte à l’homme d’un côté, à l’animal de l’autre, parait préférable à ce flou selon lequel chacun dans cette affaire aurait ses raisons. Certes j’y consens pour principalement dénoncer l’élevage intensif, et à travers lui l’agriculture industrielle et les formes de maltraitance animale que cela induit. Mais même en y ajoutant la chasse (dans des conditions qui restent à préciser), et en émettant des réserves par si par là, je suis pour le reste en désaccord avec la doctrine animaliste. D’ailleurs par commodité je parlerai ici d’élevage intensif et là d’élevage extensif. Ceci dans la mesure où la question de l’élevage n’est pas centrale dans mon propos. Mais, comme Jocelyne Porcher nous y invite, il serait préférable d’évoquer la terminologie « productions animales » en lieu et place de celle d’élevage intensif.

Un état des lieux prioritairement s’imposait. C’est l’objet du premier chapitre. Les animalistes récusent la différenciation généralement admise entre l’homme et l’animal. Soit d’un point de vue scientifique (en mentionnant le dernier état des recherches dans différents domaines), ou moral (depuis un principe moral d’égale considération : les animaux étant ici comparés aux enfants, aux handicapés mentaux et aux personnes dépendantes). Parallèlement, sous l’angle philosophique, la critique de l’anthropocentrisme recoupe celle d’un « propre de l’homme » incapable de penser « la souffrance animale ». Celle-ci n’ayant de signification que dans la mesure où l’homme en porte la responsabilité. Par ailleurs cette « souffrance animale » peut se trouver érigée en valeur cardinale à l’instar du Christ mourant sur la croix. Ceci pour l’aspect religieux davantage développé dans le troisième chapitre. En second lieu le caractère antispéciste de la « cause animale » la politise par définition. C’est vouloir aligner, depuis une référence à l’esclavage, la « cause animale » sur celles qui entendent lutter contre toutes les formes de discrimination (racisme, sexisme, homophobie).

Le second chapitre part de la constatation de Rousseau pour qui la compassion éprouvée par l’homme à l’égard de l’animal ne pouvait qu’enrichir la nature humaine. Ceci pour indiquer qu’une sensibilité nouvelle envers les animaux, datant des Lumières, n’a pas été ensuite sans influer sur le législateur. La construction des abattoirs au milieu du XIXe siècle découle de l’application de la loi Grammont, la première en terme de « protection de l’animal ». Aujourd’hui certains défenseurs des animaux (cela dépasse le cadre proprement dit de l’animalisme) n’hésitent pas, depuis l’exemple des abattoirs et des élevages de poulets en batterie, à comparer les traitements qu’y subissent les animaux à l’extermination des Juifs durant la Seconde guerre mondiale. Cette insistance à souligner pareille comparaison, qui relève d’un abus sémantique voire de l’obscène, n’étant que le revers d’une médaille dont l’autre face présente toutes les caractéristiques d’un déni : puisque les animalistes s’efforcent de minimiser autant que possible le rôle de l’État nazi en matière de « protection animale ». Je donnerai le détail de cette politique nationale-socialiste en faveur des animaux qui, excepté le caractère racialiste de certaines mesures, ressemble furieusement à l’ébauche d’un programme animaliste. Là s’arrête la comparaison. N’empêche que nous avons comme l’impression, à lire la littérature nazie sur le sujet, d’exhumer ici quelque « secret de famille » que l’on préférerait ignorer.

Une fois rappelé que l’animalisme renvoie à une explication globale du monde (et qu’il en découle que tous les malheurs du monde sont dus à l’exploitation par l’homme de l’animal), le troisième chapitre aborde la question de l’alimentation carnée, l’un des chevaux de bataille des animalistes. On en vient à ce changement de paradigme : jusqu’à la fin du XXe siècle omnivores et végétariens avaient alors cohabité dans un climat de relative tolérance, ce qui n’a plus grande signification aujourd’hui dès lors qu’il importe essentiellement pour les seconds de mettre fin à « l’exploitation animale ». Ce qui signifie qu’un végétarien éthique ne peut qu’être végétalien et adopter un mode de vie vegan. C‘est aussi vouloir mettre la « question animale » en lieu et place de la question sociale. Mais avant d’en déduire les éventuels effets un lien sera préalablement fait avec ce qui apparente l’animalisme à une idéologie du salut. A travers le rejet d’une vie erronée pour embrasser une vie juste et saine, voire le sentiment d’accomplir une mission : l’envers d’une détestation plus ou moins avouée du genre humain, ou de la honte d’être humain.

Le quatrième chapitre anticipe sur ce que pourrait être partiellement ou plus globalement un monde animaliste. D’abord en alignant la « cause animal » sur celles dénonçant les discriminations raciales, sexistes, sexuelles, voire religieuses. D’où la nécessité de constituer un important groupe de pression en capacité d’obliger les gouvernements à légiférer en terme de « droits des animaux ». Ce qui suppose parallèlement la reconnaissance de la notion d’animalophobie (les associations de défense des animaux ayant toute latitude pour poursuivre devant les tribunaux l’institution ou la personne contrevenante). Mais à la différence des mouvements antiracistes, féministes, homosexuels, l’animalisme ne peut se satisfaire d’une reconnaissance en terme de droits, qui en l’occurrence resterait limitée aux devoirs des hommes envers les animaux. Ce qui revient à dire que la fin de « l’exploitation animale » passe obligatoirement par l’adoption par tous d’un mode de vie vegan. Celle projection d’un meilleur des mondes animaliste ne contient-elle pas en germe le risque d’un monde totalitaire encore inédit ? En allant jusqu’au bout de cette logique, à l’aide d’exemples choisis, je tenterai de donner quelque crédit à pareille hypothèse.

Le cinquième chapitre pourrait à lui seul constituer l’ébauche d’un autre projet. C’est reconnaître que le sujet (celui de la symbolique du monde animal) n’est ici traité que dans le cadre défini par cet essai. La question de l’anthropocentrisme sera une fois de plus remise en chantier, ceci dans une acception plus volontiers anthropomorphique (illustrée par des exemples littéraires, cinématographique ou autres). C’est vouloir en quelque sorte défendre la poésie, l’imaginaire et le merveilleux implicitement mis en accusation par l’idéologie animaliste depuis le relevé des représentations animales dans l’art ou la littérature. Il s’agit plus là d’une indication mais à titre d’hypothèse elle vient s’inscrire dans le tableau ébauché durant le précédent chapitre.

On laissera en suspens la question de savoir si les animalistes, quoi qu’ils affirment et font accroire, aiment autant les animaux qu’ils le prétendent. En revanche, pour ne pas être obligé d’y revenir, et afin d’éviter tout malentendu, critiquer sans ménagement l’animalisme ne revient pas à dire que l’on détesterait par cela même les animaux, bien au contraire. Cela ne signifie nullement que l’on se désintéresse de leur sort, ni que l’on serait dans l’incapacité d’éprouver de la compassion à leur égard. Mais, différence significative, cela signifie que l’on aime aussi les manger. Cela, même dit de manière abrupte, ne peut être séparé des plaisirs de la table, et de ce que la gastronomie durant des siècles et sur tous les continents a produit pour le mieux à travers toutes les couches de la société. Cet aspect dont l’importance n’échappera à personne, exceptés les ascètes et autres animalistes, ne sera cependant pas développé dans cet essai. Il importait qu’il soit ici mentionné.

1

.

Il y a une différence fondamentale pour qui entend réfléchir sur la « question animale » entre ceux, les animalistes, qui posent comme principe que l’animal, selon des modalités parfois différentes, est l’égal de l’homme (ne serait-ce que d’un point de vue moral), et ceux, les autres, qui ne la reconnaissent pas, ou qui récusent les termes de cette équivalence. C’est ce principe qui détermine tout le reste, l’idéologie animaliste en découle. Bien entendu les animalistes l’expriment sous des formes diverses, plus ou moins catégoriques. Tout comme ils peuvent vouloir différencier les aspects scientifiques et moraux du problème, quitte à conclure à l’inégalité de l’homme et de l’animal dans le premier cas pour davantage insister sur leur égalité dans le second (voire réciproquement). A la question, « qu’est ce qui différencie radicalement l’animal de l’homme ? », Elisabeth de Fontenay répond sans hésiter : « Rien, selon la théorie synthétique de l’évolution (l’évolutionnisme, plus la génétique) ». Ni « la pensée, la langage, la raison, la conscience de soi, la politique, la morale, l’histoire, le travail, la culture, la technique, ou encore le rire, le tabou de l’inceste, le sens du beau et celui de la mort », ne convainquent Elisabeth de Fontenay de cette différence radicale puisqu’elle évoque en substance « une énumération fanfaronne » dès lors, ajoute-elle, que « les travaux de la génétique, ceux de la paléonanthropologie, de la primatologie et de la zoologie auront pulvérisé la plupart de ces flots de certitude ». On ne sait pas bien qui fanfaronne ici.

Étienne Bimbenet a écrit un livre (L’animal que je ne suis plus) qui entend distinguer « savoir que nous provenons de l’animal » de la manière « de se réapproprier ce savoir pour en faire l’objet d’une véritable expérience de la pensée ». Bimbenet cite Joëlle Proust ajoutant à la liste ci-dessus : « L’écriture, l’agriculture, l’activité mathématique, le sport et les jeux de règles conventionnelles, la recherche théorique, l’usage d’outils variés et adaptés, le débat social, la planification concertés, et bien entendu l’existence d’institutions de droit public ». On pourrait remplir des pages et des pages pour compléter cette liste. Cette énumération presque infinie prouve, si besoin était, comme l’indique Bimbenet « que nous avons affaire à une différence radicale – comme un fossé si profond qu’il engloutirait tout ce qu’on y jette. Reste que l’on aimerait sonder cette différence, plutôt que de la laisser à l’arbitraire d‘une conviction ». C’est ce dont je vais m’efforcer de m’employer.

Cependant, pour répondre à Elisabeth de Fontenay, cet « animal que je ne suis plus » ne saurait évidemment nier le schéma évolutionniste qui nous permet de penser l’humanité dans la continuité du règne animal. Mais cela n’autorise pas pour autant à déclarer poreuse et non avenue toute frontière entre l’homme et les autres animaux. Des disciplines scientifiques telles que l’éthologie, puis la paléoanthropologie, et plus récemment la biologie moléculaire nous instruisent certes davantage sur la complexité du monde animal et les différends stades de l’évolution humaine, ainsi que sur l’existence d’un patrimoine génétique commun. Elisabeth de Fontenay et la plupart des animalistes mettent souvent en avant le fait que nous partageons 98 à 98,6 % de notre patrimoine génétique avec les chimpanzés et les bonobos : ce sont surtout ces 1,4 à 2 % qui font la différence. Ces données scientifiques ne permettent pas pour autant d’en conclure à une « transformation radicale de ce que l’on entendait par humanité aux 19e et 20e siècles », comme le prétend Tristan Garcia. C’est aller un peu vite en besogne.

Laissons là Elisabeth de Fontenay parce que cette philosophe n’est pas à proprement parler animaliste. Elle avoue manger de la viande « mais rarement », expliquant cet écart par son absence de tout talent culinaire. Moins trivialement, son refus de reconnaitre dans les termes qui sont les siens toute différence entre l’homme et l’animal serait « constitutif du travail » qu’elle « mène dans le sillage de philosophes » qui l’ont formée, dont Jacques Derrida, consistant « dans la déconstruction de la tradition théologique et métaphysique du propre de l’homme ». Le dernier Derrida s’est il est vrai penché sur « la question de l’animal ». En s’inscrivant en faux contre toute la tradition philosophique (Aristote, Descartes, Kant, Heidegger, Levinas, Lacan) que Derrida récuse ici en s’appuyant sur Jeremy Bentham qui « a proposé il y a deux siècles de changer la forme même de la question de l’animal » : pour le philosophe anglais il ne s’agissait plus « de savoir si l’animal peut penser, raisonner, ou parler, comme on finit en somme de se le demander depuis toujours ». Je reviendrai plus loin sur l’argumentation de Bentham : elle a été reprise par tout le courant animaliste (Derrida compris), au point de devenir l’un de ses invariants.

Restons avec Derrida pour aborder cette question de la différenciation (ou pas) sous le rapport, plus particulier, personnel dirais-je, que Derrida entretient avec l’animal, un chat en l’occurrence, le sien. Il part de l’exemple où ce chat le regarde, lui Derrida, quand le philosophe dans sa salle de bain est nu. Un regard qui le rend honteux, surtout honteux d’avoir honte : « Honte de quoi, et devant qui ? Honte d’être nu comme une bête ». Le regard de l’animal donnerait à voir « la limite abyssale de l’humain ». On a compris que Derrida, comme il le dira explicitement plus loin, tient à souligner ce qu’on ne verrait pas habituellement, qu’un animal pouvait nous regarder et s’adresser à nous « depuis une origine tout autre ». C’est d’ailleurs l’attitude courante des philosophes, ajoute Derrida : cette dénégation envers les animaux « institue le propre de l’homme, le rapport à soi d’une humanité d’abord soucieuse et jalouse de son propos ».

Ce que Derrida exprime, à partir de l’exemple de son chat, n’a rien de bien singulier ni d’extraordinaire. Comme lui nous projetons tous, plus ou moins certes, nos sentiments voire nos fantasmes sur un animal, dans la mesure où une « communication » s’établirait entre lui et nous. A titre personnel, également, l’année peut-être où Derrida prononçait la conférence qui donnera plus tard naissance au livre que je viens de mentionner, Cet animal que donc je suis, je traversai la place d’un bourg de l’est de la France occupé par le chapiteau d’un cirque. Un peu à l’écart je découvris un lion en cage. Des chiens, à distance raisonnable, aboyaient dans sa direction de manière hystérique : le lion semblant indifférent à tout ce tapage. Comme je m’approchai de la cage le lion releva la tête. Nos regards se croisèrent. Un peu plus tard, relatant cette rencontre, je dirai : « j’ai été troublé par ce regard, profondément humain ». Pourtant, ayant vécu de nombreuses années en compagnie de chats, je n’avais jamais ressenti quelque chose d’équivalent. Moi aussi, comme Derrida, je projetais sur ce lion quelque chose de mon sentiment dans pareille situation (la personnalité de l’animal en cage, les chiens aboyant, l’indifférence du lion, son regard tourné vers le mien).

J’ai au moins ce point commun avec Derrida : tous deux nous aimons les félins. A la différence, depuis l’anecdote que je viens de rapporter, que j’en reste là, sans épiloguer outre mesure sur cette « humanité de l’animal », ou prétendue telle. Derrida a toute légitimité d’instruire le procès du « propre de l’homme » depuis l’attitude courante des philosophes envers l’animal (ou les animaux). Mais j’incline à penser que sa longue péroraison sur le chat dans la salle-de-bain, qui n’est pas sans séduction, ne convainc que les convaincus (disciples et consort). D’ailleurs Derrida évoque au détour d’une phrase, sans trop s’y attarder, le chat quémandant sa pitance du moment. Cela préoccupe davantage le chat que de découvrir son maître nu. Si l’on pouvait faire parler l’animal ne répondrait-il pas : « Rien à foutre que tu sois à poil ! Occupe toi plutôt de ma gamelle, je commence par avoir les crocs ! ». N’est-on pas tenté de déconstruire la déconstruction du « propre de l’homme » à travers pareil exemple ? Pour résumer, le propos de Derrida nous renseigne davantage sur ce que le philosophe peut projeter sur un animal (depuis le sentiment d’être nu devant un chat qui soit-disant l’observerait) : il y a plus là matière à psychanalyser qu’à philosopher.

La question philosophique du « propre de l’homme », que Derrida et ses disciples entendent ici déconstruire depuis notre rapport à l’animal, recoupe en grande partie celle de l’anthropocentrisme (ou se trouve incluse dans cette dernière). Celui-ci, selon d’autres interlocuteurs, dans le large panel des expressions critiques, serait moins associé à Aristote et Descartes qu’à la révolution industrielle du XIXe siècle : l’exploitation illimitée de la nature et du monde animal traduisant plus la toute puissance de l’homme que dans n’importe quelle période antérieure. Le rejet de l’anthropocentrisme, selon les animalistes, a pris encore plus d’importance dans le dernier quart du XXe siècle avec l’apparition d’une critique antispéciste. L’un des effets de ce rejet apparait à travers la volonté chez de nombreux défenseurs des animaux de renchérir parallèlement sur l’intelligence de l’animal. Pareil écueil a bien été perçu par la philosophe animaliste Florence Burgat qui dans La cause des animaux, depuis l’importance que d’aucuns accordent à cette intelligence, estime que ceux-ci font « fausse route » dès lors que cette intelligence se trouve rapportée à celle des humains. Pour Burgat : « L’erreur la plus commune et la plus grossière consiste en effet à déduire l’animal de l’humain, à l’évaluer à partir d’une grille qui ne lui convient pourtant pas ». Cependant, quand dans son dernier livre (L’humanité carnivore) Florence Burgat prolonge ce propos depuis l’exemple du chat de Derrida (elle indique que « ce qu’ils appellent « animal » pouvait les regarder et s’adresser à eux depuis (…) un régime tout autre », nous avons comme l’impression, compte tenu de qui a été dit plus haut, que le serpent se mord la queue. Comme quoi il parait difficile de sortir du cercle vicié de l’anti-anthropocentrisme. Ce n’est pas la mention d’une « valeur anthropogénique, conférée par l’humain, mais non relative à l’utilité de ce dernier », selon une autre animaliste, Corine Pelluchon, qui permettrait de s’en extraire.

Cette « différence radicale » entre l’homme et l’animal ne s’exerce pas uniquement dans le même sens, celui disons des « prérogatives du premier ». Ce qui porte le nom « d’instinct animal » illustre la capacité qu’ont les animaux de faire face, de répondre à des situations envers lesquelles les hommes sont démunis ou désarmés. Entre maints exemple citons celui du tsunami de décembre 2004 : les animaux, juste avant le raz-de-marée, avaient en grande majorité rejoint les hauteurs les préservant d’une mort n’ayant pas épargné 250 000 êtres humains. Mais l’argumentation, que l’on pourrait tirer ici de la supériorité de l’animal en la mettant en balance avec tout ce a été précédemment dit en faveur de l’homme, n’est pas reprise comme telle par le principal théoricien de « la cause animale », Peter Singer (auteur du livre considéré comme une « bible animaliste » dans les pays anglo-saxons, La libération animale), qui admet l’existence de différenciations significatives entre « les hommes et les autres animaux ». Là où Singer argumente dans le sens d’une égalité entre les uns et les autres se rapporte au fait « que le principe moral d’égale considération des intérêts s’applique à eux (les animaux) comme il s’applique aux humains ». L’argument parait recevable. Pourtant lorsque Singer l’illustre ensuite à travers « la façon dont nous traitons les jeunes enfants » ou les êtres humains « étant dans l’incapacité de comprendre » la comparaison devient spécieuse : l’enfance n’est qu’un moment de la vie d’un être humain et la déraison mentale ne peut être considérée comme définitive. Cette argumentation se trouve également reprise par Corine Pelluchon dans son Manifeste animaliste (publié en 2016), l’ouvrage le plus synthétique écrit sur « la question animale ». Elle cible plus précisément « les vieillards déments » et « les individus handicapés » pour – depuis ce qu’elle appelle « le modèle de l’agentivité dépendante » (« un individu peut être déclaré autonome même s’il est déclaré incompétent en raison de ses défauts cognitifs ») – appliquer ce modèle aux animaux. Cette formulation, déjà discutable, élargie aux animaux relève de l’absurdité. Pelluchon a beau affirmer que les droits des animaux, qu’elle évoque ensuite dans le droit fil de sa démonstration, ne sont pas anthropocentriques mais anthropogéniques sa comparaison en terme de « modèle de  l’agentivité dépendante » tombe dans le travers relevé par sa collègue Burgat..

Peter Singer d’abord, puis Jacques Derrida, Florence Burgat, Corine Pelluchon et les autres ont recours à un argument décisif pour mettre en équivalence ce principe d’égalité, malmené jusqu’à présent : la souffrance animale. Jeremy Bentham, le premier, à l’adresse de Kant (lequel affirmait en 1780, « les animaux ne sont pas conscients d’eux-mêmes et n’existent qu’à fin de moyens pour une fin. Cette fin est l’homme »), lui répondit : « La question n’est pas peuvent-ils raisonner ? ni peuvent-ils parler ? mais peuvent-ils souffrir ? ». Ce qui ne veut pas pour autant dire que Kant niait la souffrance animale puisqu’il estimait que « nous pouvons juger le coeur d’un homme par son comportement envers les animaux ». Ce qui relativise quand même la portée de l’argument. Singer y revient plusieurs fois dans La libération animale. Selon lui, cette « capacité de souffrir » est celle « qui donne à un être le droit à l’égalité de considération ». Précisons que Bentham évoque uniquement « la souffrance de l’animal », sans accoler comme le fait Singer la « capacité de souffrir » à celle « d’éprouver du plaisir ». Si l’on peut s’entendre sur ce qu’est la « souffrance animale » il parait difficile de s’accorder sur ce que signifie « éprouver du plaisir » pour les animaux. D’ailleurs Singer ne conserve que la seule souffrance pour répéter d’une page à l’autre combien elle est imputable aux êtres humains. Et le fait d’éprouver du plaisir, alors, pourrait-on à contrario l’expliquer par la bienveillance humaine ? Il y a quelque chose qui ne tourne pas rond dans ce raisonnement.

Derrida lui, toujours depuis Bentham, insiste plus sur le verbe « pouvoir » associé à « souffrir » pour avancer que « pouvoir souffrir n’est plus un pouvoir, c’est une possibilité sans pouvoir ». Où se logerait, à le lire, « la façon la plus radicale de penser la finitude que nous partageons avec les animaux ». Je ne suis pas certain de bien comprendre pareil enchainement. Relevons que pour Peter Singer, comme pour Derrida, la « souffrance animale » s’est accentuée au fil des siècles : le premier indique : « nous infligeons probablement plus de souffrances aux animaux qu’à toute époque antérieure de l’histoire », et le second nous certifie que les conditions actuelles de l’exploitation animale auraient été jugées monstrueuses par les « hommes du passé ». Quels hommes ? Pas ceux qui dans la Rome impériale assistaient au spectacle des jeux du cirque. Pour ne citer qu’un seul exemple 5000 animaux périrent en une seule journée lors de la consécration du Colisée par Titus. Au XIXe siècle, encore, l’historien Théodore Zeldin rapporte qu’on « faisait danser les dindes sur des plaques chauffées à blanc, on visait à coups de cailloux des pigeons enfermés de telle sorte que la tête émerge et serve de cible », etc, etc. Pareils cruautés à travers les siècles d’un côté, et conditions d’élevage et d’abattage de notre monde contemporain de l’autre, supportent pourtant difficilement la comparaison C’est bien aux secondes que nos deux philosophes entendent se référer. Les formes extrêmes de cruauté des Anciens à l’égard des animaux paraissent faire l’objet d’un déni chez ceux pour qui l’horreur des horreurs doit être recherchée du côté des abattoirs et des élevages de poulets en batterie. On ne comparera pas davantage ce qui ressort de la finalité d’un certain type d’élevage intensif, avec ce déchainement de passions sadiques jadis illustré par les jeux du cirque (que seule la corrida aujourd’hui prolonge, toute proportion gardée). Mais un rappel parait toujours bienvenu pour remettre cette « horreur absolue » dans de plus justes proportions.

Pareille « souffrance » induit qu’en retour on ne puisse éprouver que compassion et pitié envers les animaux maltraités, non sans s’interroger sur les causes d’une telle « souffrance ». Derrida va jusqu’à parler de « guerre » dans cet ordre d’idée : une guerre à l’égard de laquelle, en raison de nos devoirs, de nos obligations, de nos responsabilités, « nul ne saurait se soustraire ». Florence Burgat renchérit en évoquant elle « une guerre partout livrée, une guerre dont aucun terme n’est envisagé, une guerre où tous les coups sont permis, de sorte que cet état de guerre est une condition, non un état d’exception ». Devant un tel tableau quelle importance encore accorder aux guerres sanglantes dont l’actualité de notre monde nous donne chaque jour le détail par rapport à celle, jamais nommée, que les hommes mènent en permanence contre le règne animal ? Un ton en dessous Corine Pelluchon affirme d’abord que la « pitié suppose que j’appréhende l’autre comme vivant, et non en fonction de son appartenance à une espèce », pour ensuite emboîter le pas de Derrida : « Cette guerre doit nous interroger sur la place de la pitié dans la justice ». Dans les jeux de rôles de nos animalistes l’animal devient la victime exemplaire et l’homme le bourreau.

Ce que Derrida appelle « la dénégation organisée de cette torture » doit certes être mise sur le compte des aspects les plus souvent relevés de cette « souffrance animale », mais plus encore dans des situations où l’on ne saurait selon toute vraisemblance la prendre comme telle puisqu’elle s’élargit même à la pêche à la ligne : le paisible pêcheur, moderne Monsieur Jourdain, fait de la torture sans le savoir lorsqu’il décroche sa victime de l’hameçon pour la jeter dans son panier-épuisette. C’est l’occasion de rappeler que pour nos animalistes la « souffrance animale » n’a de signification, devient un concept, que si l’homme en porte la responsabilité. Elle existe pourtant dans la nature mais cela ne compte pas. Ou alors, comme dirait Tartuffe, cachez moi cette souffrance-là que je ne saurais voir ! A ce sujet Francis Wolff s’interroge ainsi : « Comment faire de la douleur animale le seul mal absolu, alors même qu’elle est souvent à l’état naturel un avertissement utile à la préservation de la vie de l’individu ou de l’espèce ». Cette douleur ainsi sublimée, celle du dauphin captif, du renard pris au piège, du homard bouilli, vaut bien celle de l’enfant mourant de faim ou du prisonnier politique torturé.

Ce qui se trouve ici rapporté peut, j’imagine, paraître excessif. Cet excès ainsi que les outrances relevées plus haut chez nos animalistes étant la conséquence, du moins en partie, d’une prise de conscience agissant telle une révélation, celle-ci précédant la conversion. J’en veux pour preuve quelques éléments biographiques relevés ici où là en milieu animaliste. Corine Pelluchon le traduit à sa manière quand, évoquant « l’intensité de la souffrance animale » révélée, elle ajoute : « dès lors que cette vérité pénètre la conscience, l’air devient irrespirable. Un silence se fait tout autour de soi : il abrite à la fois la solitude, la honte et la certitude que plus jamais il ne sera possible de vivre comme avant ». Avant, comme le commun des mortels, nos futurs animalistes vivaient dans l’erreur. Une fois la vérité du monde révélée, celle de la « cause animale », il leur faut franchir un palier, un cap indispensable pour vivre dans la pleine conscience de ce qu’implique une telle révélation, y compris la douleur de le savoir et d’y être confronté en permanence. Avec Pelluchon (« En prenant sur soi la souffrance des animaux on éprouve une blessure immense, qui ne se referme jamais, et qui, d’une certaine manière, est plus vive à mesure que les années passent ») cette conversion prend un caractère christique. D’ailleurs, d’un penseur animaliste à un autre on pourrait évoquer quelque « christianisme de contrebande ». Les animalistes érigent en valeur cardinale la « souffrance animale » comme les chrétiens, toute proportion gardée, le firent à travers la métaphore de Jésus crucifié. Ce ne sont pas les péchés des hommes que Corine Pelluchon dans sa conclusion entend racheter, mais nos âmes : « En rendant justice aux animaux c’est notre âme que nous sauvons ». Plus haut elle précisait : « Il est impossible de prendre la mesure de la souffrance des animaux sans en souffrir, parce que leur vie est un enfer, que cet enfer est l’oeuvre de l’espèce humaine et qu’il montre tout le mal dont nous sommes capables ». On l’a compris : les animalistes sont forcément du côté du bien, les autres étant dans le camp du mal. Mais après tout, il est toujours possible de se « sauver », et notre âme avec, en embrassant la « cause animaliste », le seule susceptible de nous rende à ce qui n’a pas de nom, ou qu’il faudrait inventer (le mot « humanité » s’avérant trop anthropocentrique).

Certes un Derrida n’entend pas se situer sur ce terrain-là, plus religieux que véritablement philosophique. Cependant, les mêmes causes produisant les mêmes effets, il n’hésite pas à parler de « génocide » pour évoquer la disparition de certaines espèces animales. C’est vouloir comparer ce qui n’est pas comparable. On relève que Derrida entend associer les conditions de cette disparition et la politique d’extermination des nazis, voire des Turcs avant eux. Il y a là plus qu’un abus. Du point de vue de la définition du génocide, tout d’abord : le mot qui date 1944 se rapporte à « la destruction méthodique d’un groupe ethnique, et par extension de l’extermination d’un groupe en peu de temps » (tel le génocide arménien). Ici la destruction des espèces animales n’a pas de caractère univoque (contrairement au génocide), et s’explique principalement, depuis des prélèvements sur la faune sauvage, pour des raisons économiques (la peau, les cornes ou tout autre partie de l’animal susceptible d’être transformée en objet manufacturé). Elle n’a pas donc le caractère de « destruction méthodique » du génocide. D’ailleurs les États, sous la pression des associations de défense des animaux, répriment de plus en plus les actes de braconnage et les trafics qui en résultent. Ensuite les animaux ne constituent nullement « un groupe ethnique, racial ou religieux ». On regrette de devoir le rappeler. Enfin cette utilisation abusive tend à relativiser la notion même de génocide. Elle pourrait être reprise par des personnes moins bien intentionnées que Derrida pour alors prendre une tournure révisionniste.

Singer, Pelluchon et consort entendent politiser la « cause animale ». D’où un parallèle fait entre le projet de « libérer » les animaux et la libération passée ou présente de certaines catégories d’êtres humains (les Noirs, les femmes, les homosexuels). L’esclavage se trouve particulièrement mis à contribution. Corine Pelluchon s’y réfère comme « antécédent qui fournit à la fois des repères stratégiques et des encouragements », et l’illustre en se livrant à une comparaison malencontreuse, pour ne pas dire déplacée, entre les « marchés aux esclaves » et les « marchés eux bestiaux ». L’esclavage a d’abord été remis en cause par les esclaves eux-mêmes qui, en se révoltant, témoignaient à la fois du caractère inique de l’esclavage et de la possibilité pour eux d’y mettre un terme. C’est absurde de tenir le même langage avec les animaux. Certes des animalistes prétendent que les animaux résistent à leur exploitation. Mais comment cette « résistance » se manifeste-t-elle ? Quelle forme prend-elle ? Sous celle d’un « droit à poursuivre sa vie » objecte Florence Burgat. C’est elle qui le formule et non l’animal. Citons également, après l’esclavage, l’existence de groupes féministes actifs aux USA qui, dans les perspectives ouvertes par l’ouvrage Sexual Politics of Meat, entendent lier la cause féministe à celle des animaux : associant ainsi « nourriture carnée » et « oppression masculine ». Sophie Tissot, qui commente cet ouvrage de Carol J. Adams (La politique sexuelle de la viande, publié en France en 2016), écrit dans un article du même titre que « l’argument principal du livre repose sur la consommation de viande comme sur le contrôle du corps des femmes ». Elle ajoute : « La masculinité se construit sur le régime carné, symbole et garantie de l’oppression patriarcale, dont la viande vient tous les jours asseoir la légitimité ». Alors que faire de ces femmes, pourtant la majorité, qui persistent à consommer de la viande ? Doit on les traiter comme des renégates ou considérer qu’elles sont doublement aliénées (par la domination masculine et le substitut de cette dernière, la viande) ? Une féministe qui mangerait de la viande ne trahit-elle pas pour Adams la cause des femmes ?

Pour Corine Pelluchon les animaux sont des « sujets politiques ». Ce qu’elle explique par « des intérêts à défendre, des préférences individuelles » et « la faculté de communiquer même si la plupart du temps leurs conditions de vie ne leur permettent pas ». Où donc placer le curseur qui en terme de « conditions de vie » permettrait à l’animal de « communiquer » ou pas ? Cela concerne-t-il les animaux domestiques ? La mention de « la plupart du temps » laisserait supposer que pour beaucoup cette faculté serait absente. On en exceptera le chat de Derrida. Mais l’on constate que la « communication » de cet animal-là, qui là selon toute vraisemblance entend alerter son maître sur son ventre vide, n’est pas prise comme je l’ai souligné pour ce qu’elle est. Ce qui signifie qu’un animal même en capacité de « communiquer » n’est pas toujours compris par ceux qui en ont la charge. Alors le « sujet politique », franchement, dans tout ça ! Plus sérieusement, pour en revenir à cette politisation, la « cause animale » entrerait en résonance avec celles qui s’inscrivent « dans l’histoire de la lutte contre toute forme de discrimination contre l’esclavage, le racisme, le sexisme, contre l’exploitation des humains par d’autres humains et des nations par d’autres nations, ils ne séparent pas la défense des animaux de la défense des droits humains ». Formulé ainsi, comment ne pas adhérer à ce programme ? D’ailleurs plus en amont Pelluchon incriminait « un système économique (…) fondé sur le profit » et « nos habitudes de consommation » tout en insistant sur la dimension écologique de ces combats. Je reviendrai plus loin sur ce qu’il faut penser de cet affichage, ou de telles déclaration d’intention.

J’en viens maintenant au noyau dur de la pensée animaliste : la « cause animale » prime sur toutes les autres et les englobe en quelque sorte. C’est le fil rouge de La libération animale de Peter Singer (selon lequel cette « cause » serait ou sera au coeur des revendications politiques du XXIe siècle) et des théories animalistes les plus conséquentes. J’ai précisé, dans la partie introductive, pourquoi je préférais la formulation animalisme à celle d’antispécisme (ou à celle de véganisme). Cependant il me parait difficile de poursuivre cette démonstration sans aborder ce que recouvre la notion d’antispécisme (la dénonciation du « spécisme » par conséquent). Une question que Corine Pelluchon résume ainsi : Les animalistes sont anti-spécistes et leurs convictions les conduisent au véganisme ». Ce qui mériterait d’être un poil corrigé car des différences peuvent apparaître entre anti-spécistes et végans. Le néologisme de « spécisme » a été créé en 1970 par Richard Richard Ryder, un psychologue anglais, puis repris par Peter Singer qui l’a popularisé. Ce dernier le définit comme « un préjugé ou une attitude de parti pris en faveur des intérêts des membres de sa propre espèce et à l’encontre des intérêts des membres des autres espèces ». Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, le commentant dans sa préface à La libération animale, indique que la formulation « Les humains d’abord ! «  n’est pas tant spéciste que anthropocentrique ou humaniste ». Elle est surtout ridicule et polémique puisque l’association avec le slogan lepéniste « Les français d’abord ! » vient naturellement à l’esprit du lecteur. Toute comparaison de ce type est infondée et ne mérite que le mépris. Jeangène Vilmer ajoute que « le spécisme sert autant à discriminer entre les humains et les autres animaux qu’entre les animaux entre eux ». Si la discrimination se rapporte en second lieu à la mention d’animaux dévorant d’autres animaux, comment y remédier alors ? Le lion, l’aigle, le requin et le boa seraient en droit de protester.

Corine Pelluchon reprend la notion de « préjugé spéciste » pour avancer qu’il « justifie l’exploitation et la maltraitance animale ». Pour elle « rien ne justifie le spécisme, surtout depuis la diffusion de la théorie de l’évolution de Darwin » et les découvertes scientifiques qui en découlent. L’antispécisme, donc, pour en revenir à Singer, consiste à « éliminer les pratiques spécistes «  de la vie de chacun, et à s’y opposer conséquemment. Dans cette conception antispéciste l’animal se trouve au coeur des questions qui se posen