L’extrait de l’article :

La Syrie comprenait avant guerre plusieurs zones discontinues de peuplement kurde le long de la frontière turque : Jazira, Kobane et Afrin, trois « cantons » d’un territoire nommé par certains « Rojava », « l’ouest » en kurde, « Kurdistan occidental » par extension. La population kurde était alors évaluée entre 1,5 et 3 millions de personnes, mais beaucoup d’entre elles, peut-être même la majorité, vivaient à Alep et Damas. Une population discriminée par les Assad mais que l’alliance entre le régime syrien et le PKK (de 1979 à 1998 afin de déstabiliser la Turquie) permettait de maintenir dans le calme. Il faudra attendre 2003 pour que le PKK créé une branche syrienne, le PYD, sans grande implantation. La zone connaîtra en 2004 une importante révolte populaire contre les discriminations.

En 2011 les manifestations hostiles au régime y sont massives, et les considérations communautaires sont, contrairement à 2004, reléguées au second plan. Jouant la carte de la communautarisation le régime accorde en avril la nationalité syrienne à 150 000 Kurdes qui en étaient privés depuis 1962 et libère des militants du PYD emprisonnés. Le parti fait alors son apparition dans le nord de la Syrie, avec notamment le retour d’exil de son dirigeant Salih Muslim Muhammad gracié par Damas7. En juillet, le régime retire militaires et policiers des trois cantons et les redéploie dans le reste du pays où ils participent à la répression. Le parti kurde prend alors possession, sans violence, des localités et bâtiments abandonnées. Dans ces zones, la contestation anti-Assad et pro-démocratique prend aussitôt fin8 et le PYD commence l’application de son programme, le « confédéralisme démocratique »9.

Trois ans plus tard, grâce à la médiatique bataille de Kobane, une partie de l’extrême gauche et des anarchistes français découvre le Rojava. Selon une logique militante déjà vue (Algérie, Nicaragua ou Chiapas), ils y détectent une réelle ou potentielle révolution et se lancent dans un soutien exalté. Ce processus n’est pourtant que la version postmoderne d’un banal mouvement de libération nationale, avec ses inévitables tares, mais visant ici à l’instauration d’une démocratie de type occidental mâtinée de participation citoyenne. Le PYD ne s’y trompe pas et cherche plutôt un soutien social-démocrate (PS, PC ou EELV pour la France). Une de ses particularités aura été de jouer sur la fibre féministe des Occidentaux en mettant systématiquement en avant, pour les journalistes, des femmes combattantes (qui, un œil attentif le remarquera, sont en réalité très rares en première ligne).

Nous ne reviendrons pas ici sur le caractère bien peu libertaire de ce parti et du régime du Rojava, ni sur ce prétendu processus révolutionnaire, les critiques ont été nombreuses10. La mode du Rojava est retombée mais a fait des dégâts en milieu militant11. Il est par exemple malaisé de dénoncer aujourd’hui l’impérialisme américain alors que l’on réclamait hier le soutien de l’OTAN aux YPG… Actuellement, mis à part un projet d’usine de compost bio, les infos provenant du Rojava sont surtout d’ordre militaire ou policier, et si quelques dizaines de maoïstes européens se battent encore dans les rangs des YPG, ils le font aux côtés de centaines de soldats américains des forces spéciales.

Le PYD a savamment profité du conflit syrien pour réaliser ses propres objectifs : réunir les trois cantons jusque-là séparés par des zones de peuplement arabe (parfois sciemment « arabisées » dans les années 1970) ou turkmène. Cela a permis au parti de devenir le partenaire incontournable des puissances impliquées dans le conflit car son projet s’accorde avec leur volonté d’en finir avec le Califat. Après le soutien de Washington, il a trouvé celui de Moscou où il a d’ailleurs ouvert ses premiers bureaux « diplomatiques » (puis à Prague, Berlin, Paris, etc.). Les YPG, qui comptent selon les estimations entre 5 000 et 50 000 combattants ( ! ), sont devenus les fameuses « troupes au sol » qu’aucun pays ne voulait déployer.

Pour convaincre le PYD de participer à la prise de la capitale de l’EI, les États-Unis ont dû promettre d’aider (militairement et diplomatiquement) à la réunification des trois cantons. Un accord a été conclu en octobre 2015 avec la création d’une nouvelle coalition militaire arabo-kurde, les Forces démocratiques syriennes (FDS), au sein desquelles les YPG représentent 75 à 80 % des combattants. Il est en effet plus seyant de soutenir une telle coalition que le parti frère du PKK classé « terroriste » par la « communauté internationale ». La participation de supplétifs arabes et syriaques est d’ailleurs une nécessité pour s’emparer de zone non-kurdes et surtout de Raqqa, dont les 300 000 habitants ne voient pas forcément d’un bon œil l’arrivée de troupes kurdes. Début 2016, l’opération devient urgente car plus au sud c’est l’AAS qui se rapproche de la ville. Les États-Unis ont donc déployé 500 hommes qui participent aux combats aux côtés des YPG-FDS. Vu le poids économique et symbolique de la ville, il n’est pas indifférent qu’elle tombe aux mains de pro-Russes ou des pro-Américains.

A l’ouest, en février 2016, les YPG participent à l’offensive lancée par l’AAS et le Hezbollah au nord d’Alep contre plusieurs groupes « rebelles » dont Al-Nosrah afin de couper le stratégique corridor d’Azaz. L’opération est menée avec le soutien de l’aviation russe et l’aval des États-Unis12. Plus au sud, où le prétexte d’unifier les cantons ne peut être invoqué, les YPG aident à plusieurs reprises les troupes d’Assad à parachever l’encerclement des quartiers « rebelles » d’Alep où vivent encore 200 000 habitants.

La collaboration entre les YPG et l’AAS n’est pas surprenante car la relation ambiguë entre l’administration de Damas et celle du Rojava remonte on l’a vu à 2011. Certains membres de l’opposition syrienne extérieure, y compris d’autres organisations kurdes, considérent même tout bonnement le PYD comme un représentant du régime d’Assad. Ce qui caractérise le rapport YPG/AAS depuis le début de la guerre c’est avant tout une coexistence pacifique profitable à leurs agendas respectifs. Mais tout comme l’alliance passée entre Afez el Assad et le PKK, celle entre Bachar el Assad et le PYD reste de circonstance et pourrait être brutalement rompue (d’autant qu’une partie des groupes rebelles sunnites qui ont rallié les FDS sont opposés à Assad). On le voit bien à Hasakeh et Qamishli, deux enclaves loyalistes au cœur du Rojava où checkpoints et combattants des deux camps se côtoient et où, depuis 2011 plusieurs accrochages ont eu lieu13. Les YPG auraient les moyens de s’en emparer mais la présence du régime sert leurs intérêts, l’aéroport de Qamishli assurant par exemple une liaison aérienne régulière entre le Rojava et le reste de la Syrie, permettant ainsi aux classes moyennes de la région (Kurdes et Arabes) de se rendre à Damas puis en zone loyaliste pour affaires, études, soins médicaux ou autres14. La conquête de ces deux villes par les YPG n’aura donc lieu qu’à la toute fin du conflit.

On ne sait plus trop aujourd’hui s’il faut encore parler du « Rojava » puisque à l’administration des trois cantons par le le PYD, a succédé en mars une simple « Région du Nord de la Syrie » autonome, aux contours flous et extensibles. Il s’agit d’apaiser les populations arabes ou chrétiennes pour qui l’hégémonie du PYD devient irritante (certaines localités arabes, comme Tell Abyad, ayant mal supporté leur rattachement à l’administration du canton de Kobane)15. Ce qui se profile c’est la création d’une région (de fait) autonome dans le nord de la Syrie, le long de la frontière turque, politiquement dominée par le PYD mais sous la protection militaire des États-Unis. Ces derniers ont sans doute promis à leur allié turc que cette région ne porterait pas le nom de… « Kurdistan ».

NOTES:

7Christophe Ayad, « Les Kurdes syriens profitent de la guerre pour faire avancer leurs revendications », Le Monde, 25 septembre 2012,

8Dans ces zones ainsi que dans le quartier kurde d’Alep, le PYD aurait lui-même réprimé les manifestants, information récemment confirmée dans Adam Baczko, Gilles Dorronsoro, Arthur Quesnay, Syrie. Anatomie d’une guerre civile, CNRS éditions, 2016, p. 87.

9Même les partisans les plus convaincus du PYD doivent reconnaître qu’il s’agit là d’une « injonction par le haut » et « pas le fruit d’un élan populaire spontané ». Cf. Mathieu Léonard, « Le Kurdistan, nouvelle utopie », Le Crieur, n° 4, juin 2016, p. 130-134.

10On lira entre autres « « J’ai vu le futur, et ça fonctionne. » – Questions critiques pour les partisans de la révolution au Rojava », mai 2015.

11Lire la Lettre à des amis « rojavistes », TKGV, mai 2016.

12Quelques jours avant l’offensive, le 31 janvier 2016, l’envoyé spécial du président Barack Obama, Brett Mc Gurk, visitait Kobane et rencontrait les responsables du PYD et des YPG.

13Dernier en date en mars 2016 : des heurts entre policiers kurdes et miliciens pro-Assad à un checkpoint dégénèrent en trois jours de combats, temps nécessaire pour que la tension redescende et que les officiers de chaque camp reprennent le contrôle de leurs troupes. L’arrivée d’officiers supérieurs, notamment russes, permet d’aboutir à un cessez-le-feu dans la ville et d’ouvrir des négociations sur l’échange de prisonniers et le retour aux positions antérieures.

14Michel Korinman (dir.), Daech. Menace sur les civilisations, L’Esprit du Temps, 2015, p. 280-281.

15Wladimir van Wilgenburg, « Les Kurdes syriens cherchent à prendre Raqqa en s’alliant à une nouvelle force arabe », Middle East Eye, octobre 2015.

 

LA SOURCE D’ORIGINE : https://ddt21.noblogs.org/?page_id=1030