Nadjaf, Fallujah, Karbala…
Terrorisme ou premières expressions d’une guerre de libération nationale ?

Sunnites et Chiites, quelques éléments pour comprendre la situation en Irak (1) .
Par Claudia Cinnati

La rébellion irakienne contre l’occupation nord-américaine qui s’est développée au cours des dernières semaines est en train de démontrer qu’elle pourrait devenir un véritable cauchemar pour les États-Unis : la confluence possible entre la résistance armée -qui s’est enracinée dans ce que l’on appelle le « triangle sunnite » au centre du pays- et le soulèvement d’un secteur radicalisé de la communauté chiite. En effet, depuis la rébellion anti-coloniale de 1920 contre la Grande-Bretagne, on n’avait pas revu en Irak une telle unification de secteurs sunnites et chiites dans un affrontement contre des troupes impérialistes d’occupation.

L’origine de la division entre Sunnites et Chiites.
Le Chiisme apparaît rapidement dans l’histoire de l’Islam. Il surgit à la suite de la dispute autour de la succession à la tête du califat à la suite de la mort du Prophète Mahomet en 632. Ce qui était alors en jeu, c’était de savoir quel clan dominerait l’empire islamique qui bientôt s’étendrait au Croissant fertile puis jusqu’à l’Afrique du Nord et la Péninsule ibérique. Pour les futurs Sunnites, le successeur devait être choisi au sein de la communauté des croyants. A l’inverse, les futurs Chiites, entendaient le trouver au sein du lignage issu de la famille du Prophète. Contre l’avis d’Ali, gendre de Mahomet, le califat revint aux mains des Omeyyades qui représentaient l’aristocratie tribale de la Mecque. Après quelques années de cette situation confuse, Ali et ses partisans se rebellèrent et assassinèrent le troisième calife, en 656, ce qui donna lieu à la première « guerre civile » islamique. Trahi par ses propres partisans, Ali périt assassiné en 660. Deux décennies plus tard, son fils Hussein fut également défait puis tué lors de la bataille de Karbala. Cela amena à une division définitive de l’Islam entre Sunnites et Chiites.
Le chiisme, qui signifie littéralement le « parti d’Ali », établit par la suite ses propres dynasties, notamment sur le territoire qui est aujourd’hui celui de l’Iran. Bien qu’ils soient une minorité au sein du monde islamique -entre 15 et 20%- les Chiites sont majoritaires en Irak puisqu’ils composent environ 60% de la population arabe du pays, alors que les sunnites, composés d’Arabes et de Kurdes, ne sont que 30% de la population totale. C’est en Irak également que se trouvent les lieux saints du chiisme puisque c’est à Nadjaf que se trouve le tombeau d’Ali et à Karbala que se trouve celui d’Hussein.

Chiites et Sunnites en Irak.
La division entre Chiites et Sunnites se trouve au cœur de la constitution de l’Etat irakien moderne en 1921, avec l’unification des trois anciennes provinces ottomanes occupée par la Grande-Bretagne après la fin de la Première Guerre Mondiale et le démembrement de l’Empire ottoman, les provinces de Bassorah, Bagdad et Mossoul. En 1920 l’Empire britannique dut faire face à un soulèvement anti-colonial qui commença dans les zones Sud, à l’appel des religieux chiites et auquel se joignirent bientôt des secteurs sunnites. Cette rébellion représentaient un sérieux défi lancé à la domination britannique. Ce soulèvement anti-coloniale fut cependant mis en échec après cinq mois de sanglants combats. Afin de « stabiliser » la situation irakienne la Grande-Bretagne prit le parti de mettre à la tête de l’État irakien naissant une monarchie fantoche dirigée par le roi Fayçal, appuyé par les anciens cadres de l’armée ottomane, arabes sunnites dans leur grande majorité, marginalisant de cette manière les Chiites considérés comme potentiellement dangereux.
En 1958, un putsch nationaliste mit fin à la monarchie Hachémite et consolida par la suite le régime dirigé par le parti Baath qui établit un État laïc mais au sein duquel les sunnites maintinrent leur contrôle de l’État et consolidèrent par ce biais les privilèges économiques de leurs élites politiques en approfondissant toujours un peu plus les inégalités entre Sunnites et Chiites.
Après la Révolution iranienne de 1979, Saddam Hussein, arrivé au pouvoir en 1968, craignait que la majorité chiite d’Irak ne suivît l’exemple et cherchât à établir un État théocratique. Bien que pendant la guerre Iran-Irak des années 1980 -au cours de laquelle Saddam reçut l’appui états-unien et des autres puissances « occidentales »- la majorité de l’armée fût composée de Chiites, Hussein continua à craindre que les Chiites pussent se transformer en « cinquième colonne » iranienne au cours du conflit. Après la défaite irakienne de 1991 face aux armées de la coalition lors de la Première Guerre du Golfe, les Chiites se portèrent à la tête d’un soulèvement dans tout le Sud du pays, pensant pouvoir compter sur l’appui nord-américain. Cependant, les États-Unis optèrent pour laisser Saddam Hussein en place et le soulèvement fut brutalement réprimé par la Garde Républicaine irakienne. Cette situation déchaîna une vague de répression sanglante de la part du régime contre des figures importantes de la communauté chiite, notamment contre des religieux. C’est ainsi que furent assassinés certains prestigieux ayatollahs tel que Mohamed al-Sadr, le père de l’actuel leader de la rébellion chiite Muqtada al-Sadr.
Avec la chute de Saddam Hussein en 2003, les religieux chiites ont voulu profiter de la nouvelle conjoncture afin de négocier une place de choix au sein du futur gouvernement irakien, se montrant relativement conciliant à l’égard des troupes d’occupation. Muqtada al-Sadr dirige une aile radicalisée des Chiites irakiens. A la différence de leaders modérés tel que l’ayatollah Ali al-Sistani, al-Sadr s’est opposé dès le début à l’occupation impérialiste et s’est refusé d’intégrer le Conseil de Gouvernement irakien, qu’il a qualifié de marionnette aux mains des États-Unis. Bien qu’il ne jouisse pas d’une grande autorité religieuse, sa légitimité repose surtout sur l’héritage de son père et ses prêches nationalistes qui en appellent à l’ensemble des Irakiens afin d’expulser les troupes impérialistes et établir un État théocratique. Bien qu’il ne dirige qu’un fraction minoritaire, il représente un problème pour l’issue de la transition choisie par les Etats-Unis entendant négocier avec le leaders chiites modérés afin d’établir un gouvernement irakien à partir du 30 juin. A l’origine, la base sociale de al-Sadr se trouve au sein des chiites appauvris et marginalisés des banlieues de Nadjaf et de Bagdad, mais son influence s’est étendue depuis le début de la rébellion contre les troupes de la coalition. La solidarité croissante entre son mouvement et les guérillas sunnites, pris dans le cadre du mécontentement croissant de la population irakienne, est un élément qui indique combien les États-Unis ne sont pas en train d’affronter des « groupes terroristes » mais bien les premières expressions d’une guerre de libération nationale.

Anti-impérialisme et Islam politique (2) .
Par Claudia Cinatti.

La rébellion dirigée par al-Sadr contre les troupes d’occupation ou bien l’appui populaire dont jouit le Hamas parmi les Palestiniens de la bande de Gaza dans leur lutte contre l’oppression de l’État d’Israël montre une fois de plus que ce que l’on appelle depuis plus de vingt ans « l’Islam politique » est une des voies de canalisation de l’antiaméricanisme profond des masses arabes et musulmanes derrière une stratégie réactionnaire visant à établir des États théocratique basés sur le Coran.
L’explosion de l’Islam militant remonte aux deux dernières décennies, et son premier point d’inflexion est la révolution iranienne de 1979. Ses racines plongent dans l’échec qu’a représenté pour le monde arabe le nationalisme bourgeois panarabiste et la soumission des élites gouvernantes à l’impérialisme américain.
L’Islam rejette bien évidemment et combat le marxisme qui lui met l’accent sur la division en classes antagonistes de la société et la nécessité de l’unification de la classe ouvrière afin de mettre fin au règne des exploiteurs locaux alliés aux impérialistes. En fait, derrière l’illusion que représente la « Communauté des Croyants », l’islamisme garantit surtout la domination des bourgeoisies de la région -ou de certaines de ses fractions- malgré son discours radical, et parfois même « anti-impérialiste ».
C’est ce qu’a montré très clairement la Révolution iranienne au cours de laquelle le mouvement ouvrier -notamment les travailleurs du pétrole organisés en conseils, ou shuras- a joué un rôle central dans la chute du Shah Reza Pahlevi. Cependant, notamment en raison de la politique de collaboration du PC iranien, leTudeh, c’est les religieux, derrière l’ayatollah Khomeyni, qui ont dirigé le processus, ce qui abouti à l’établissement d’une théocratie réactionnaire qui réprima toute la gauche et garantit la domination de la bourgeoisie locale.
A l’autre extrême se trouve l’exemple de la monarchie saoudienne qui a également recours à l’Islam, ce qui ne l’empêche pas d’être le principal allié des États-Unis dans la région. Au cours des années 1980, la monarchie saoudienne finança le « Djihad afghan », notamment pour faire contrepoids par rapport à l’impact que représentait la révolution iranienne. Les djihadistes étrangers avaient pour tâche de lutter contre l’URSS et de libérer l’Afghanistan des « infidèles » et des « impies ». Ils étaient notamment dirigés à l’époque par un certain Ousama Ben Laden, représentant d’une puissante fraction de la bourgeoisie saoudienne. Les États-Unis soutenait et finançaient ceux qu’ils appelaient les « combattants de la liberté », profitant de l’anticommunisme profond et du caractère réactionnaire des mouvements de résistance afghans. C’est notamment de ces mouvements que surgirent postérieurement les Talibans et le réseau Al Qaeda, qui d’alliés se transformèrent en ennemi numéro 1 des Etats-Unis et du « monde Occidental ».
Les tentatives successives pour en finir avec l’oppression impérialiste au Moyen-Orient et dans le monde arabe ont toujours butté, -et buttent encore- contre les limites imposées par les directions nationalistes et/ou religieuses -appuyés dans les deux cas au cours des décennies passées par les PC staliniens de masse de ces pays-. La tâche politique consistant à en finir avec le sous-développement et la misère hérités du colonialisme doit être défendue et portée par les masses arabes de manière indépendante des bourgeoisies archi-réactionnaires de la région, ce qui peut se réaliser seulement sous la direction de la classe ouvrière arabe et musulmane. Le prolétariat international, et notamment les travailleurs et la jeunesse des pays centraux, doit faire sien ce combat, car il s’agit d’une fraction de la lutte contre la barbarie capitaliste. A nouveau, la consigne lancée il y a prés d’un siècle par l’Internationale Communiste de Lénine et Trotsky garde toute son actualité :
« Prolétaires et Peuples Opprimés du monde entier, Unissez-vous ! »

1. CINATTI Claudia, « Sunitas y Chiitas, algunos elementos para entender la situación en Irak », in La Verdad Obrera n°137, Buenos Aires, 15/04/04. La Verdad Obrera est le journal du Parti des Travailleurs pour le Socialisme (PTS) d’Argentine, membre de la Fraction Trotkyste-Stratégie Internationale.
2. CINATTI Claudia, « Antiimperialismo e Islam político », in La Verdad Obrera n°134.