A propos des émeutes, attaques contre des bâtiments publics et contre les flics, de la situation insurrectionnelle et des réactions qu’elle a provoquées
Pour qu’un mélange détonne…

Cela fait maintenant plus de 15 jours que des émeutes secouent de nombreuses villes en France. Il ne s’agit pas pour nous de prendre la parole à la place de quiconque ni même de penser qu’il serait bon que quelques uns des acteurs de ces attaques la prennent ou qu’apparaissent des représentants. Si nous voulons nous pencher sur les attaques qui ont été menées, c’est juste pour énoncer comment ces faits nous parlent.

Si l’on regarde les cibles incendiées, que ce soit des bâtiments de l’Etat, des écoles, des commissariats, ou encore des entreprises semi-étatiques (comme la Poste ou EDF), des bus, des tramway, des métros et autres transports publics ou des entreprises privées, c’est véritablement une guerre ouverte qui est menée. Au delà de chaque cible particulière il s’agit d’attaques massives. Et même si l’éventail est large et sans cesse renouvelé, il s’agit d’attaques ciblées. En effet, c’est de dévastation qu’il s’agit, avec la puissance qui est à l’oeuvre et qui s’en dégage, avec ce que cela comporte de joyeusement spectaculaire. Un commissariat qui brûle, c’est le lieu de travail des flics qui est détruit, avec tout ce que cela contient de menaces mises à exécution, de désorganisation et de démoralisation infligées aux policiers (ils doivent en plus essuyer l’affront de ne pas avoir sû protéger leur base). Cette traînée de poudre, après avoir flambé de manière exponentielle, ne pouvait sans doute pas croître éternellement, mais la contagion a frappé d’autres territoires, comme si le relais circulait, même si certains tentent de coller une lecture concurrentielle sur cette propagation. Même si son avenir est inconnu. Les transports, les bus, métros et tramways sont les lieux mouvants d’un contrôle quotidien (par la montée à l’avant, les contrôleurs, les caméras, et les injonctions omniprésentes aux passagers). Ils participent du quadrillage du territoire. En rapport avec le travail, ils sont un déversoir à prolétaires, ils sont un moment du chemin qui mène au chagrin. Quant aux écoles, il y aurait trop à dire pour que nous en parlions sérieusement, mais l’omniprésence et la multiplicité des formes de contrôle mise en place dans ces établissements, les rapports sociaux imposés par ces lieux suffisent à appeler à la flamme.
Ces incendies, ces affrontements, pleins de vitalité et de puissance nous réjouissent. Nous ne voulons sûrement pas, comme on a pu le voir ces derniers jours (alors que tout le monde enterre bien vite ces émeutes et destructions), expliquer le pourquoi et le comment, essayer de recycler des merdes conceptuelles telles que «les jeunes veulent plus de justice» alors que des tribunaux reçoivent des cocktails molotovs. Chacun essaye de refourguer ses vieux morts et ses saloperies théoriques que ce soit pour dénoncer la «justice coloniale» ou pour en appeler à la «justice sociale» ou à la «justice en banlieue». Et chacun de ressortir des fumisteries sur le racisme et le dit «néo-colonialisme». Nous devons supporter toute la vieille rhétorique post-maoïsante. Nous devons écouter les témoignages de syndicalistes révolutionnaires qui parlent du chemin de croix qu’est pour eux l’engagement politique et qui refusent (quel courage!) ce qu’ils considèrent comme des conneries star académique de voitures brûlées.
Nous devons patienter devant ces tentatives, pas forcément volontaires, d’enserrer ce qui se passe dans des concepts inopérants, faibles et souvent dégueulasses.
A ceux qui réclament plus de justice nous voudrions rappeler que la justice est la machine à produire de la punition, du contrôle des comportements. C’est l’antichambre de la prison, le commandement des matons et des flics, des murs froids et des barreaux. C’est le lieu de traitement de ce qu’ont ramené les petites mains policières, le lieu des aveux et du dépôt, le cirque d’où l’on repart enchaîné et encagé. C’est comparaître entravé, devoir s’expliquer et se justifier sur sa vie. C’est l’impuissance des proches, le lieu des petites misères quotidiennes et des négociations sordides, le lieu des parties civiles et des réquisitoires.

Concernant la fuite des jeunes à Clichy, tous ceux qui refusent le contrôle, un désir de liberté chevillé au corps, ne peuvent que comprendre ce geste, comme le réflexe vital de se soustraire à la pénible et contraignante suspension de temps qu’est un contrôle de police. C’est peut-être parce qu’ils n’ont pas été tués par des flics (mais par le fait même de vouloir leur échapper) que les pacificateurs qui jouent les durs, les habituels vendeurs de punition et de ressentiment victimaire comme les grand frères du MIB, n’ont pas essayé de faire leur beurre sur cette affaire. Peut être que justement les deux morts ne correspondaient pas assez au statut de victimes, puisque dans ce qui a provoqué leur décès intervient un geste de vitalité.
Il apparaît délirant que ces faits et ceux qui s’en sont suivi, l’embrasement de nombreuses villes, ne soient pas aussi compris comme le refus de la police dans son existence même, dans sa matérialité, et dans l’une de ses pratiques les plus minimales: le contrôle d’identité.

Prenant des formes multiples, deux types de discours sont très présents: vouloir ramener l’ordre et condamner ce qui se passe. Chacun y va de sa petite recette miracle pour, vainement, étouffer ce climat insurrectionnel, soit par une opposition frontale, soit dans un jeu de nuances. Mettre plus de CRS dans les cités ou rétablir la police de proximité, supprimer les allocations familiales, expulser ceux qui ne sont pas français, rétablir un service civil ou encore renforcer la présence des médiateurs, donner des fonds aux associations de quartier, multiplier le nombre de travailleurs sociaux… Chacun d’un peu conséquent sait que le maintien de l’ordre ne se fait pas dans une opposition entre prévention et répression, mais par l’usage de ces deux types de contrôle pour former une tenaille, par la mise en oeuvre complémentaire de ces deux forces d’imposition de l’ordre et de la paix. Il ne suffit pas d’occuper les gens avec toutes sortes d’activités (ou avec un travail dès l’âge de 14 ans), il ne suffit pas que les flics connaissent les jeunes grâce à la présence amicale de leurs patrouilles ou à des activités communes (tournois de foot, découvertes VTT, initiation citoyenne à la sécurité routière…), pour que tout le monde se tienne tranquille, pour que chacun intériorise la contrainte et se fasse flic de soi même et de ses colères, par la peur et la raison.
Avec un entêtement notable, tout le monde s’est opposé à ces événements, le gouvernement et son parti évidemment, le PS bien sûr, les imams locaux puis l’UOIF à travers une fatwa… Les appels au calme sont venus de toutes parts: associations proches des jeunes, partis de gauche, élus locaux, éducateurs… Rien n’y fait, le nombre d’affrontements et d’incendies n’a cessé de croître. En revanche, dans les médias (vecteur principal de colportation des faits dont on parle), il a fallu attendre très longtemps, et encore de manière très poussive et faible, pour que se dise une hostilité de la part des gens, victimes, témoins, badauds et autres interviewés. Pour exemple même la femme de l’homme qui est mort en défendant ses poubelles n’a pu que présenter de lui un portrait peu amène, où, sur fond de photo avec son berger allemand, elle dit à la caméra: «Il voulait que tout soit propre, je lui disait tu es fou, arrête tu va te faire tuer»…

Dans ce flots de discours inutiles, l’extrême gauche et certains ultra gauchistes amènent leur flaque de saloperie à ce ruisseau d’étouffement. Chacun y va de son petit cours de morale, de sa petite dénonciation, de son petit conseil avisé, quand ce n’est pas de son prêche sur ce qui est politique et ce qui ne l’est pas, de ce que tout ça veux dire en gauchistement correct, de ce qu’il faut excuser, justifier faiblement… Et chacun de faire le tri éclairé dans le réel pour nous livrer son point de vue sur ce qui est bon et ce qui n’est l’est pas, ce qu’il est correct de brûler et ce qui à respecter. Bref, d’un point de vue complètement extérieur, chacun condamne à sa manière le réel ou le nie (on a pu lire que cette explosion n’était pas violente, ou alors d’une violence insignifante, minuscule, ridicule par rapport aux méchantes violences du capitalisme).
Dans la cacophonie des manifestations fort tardives se sont côtoyés ceux qui comprennent sans excuser mais sont contre l’état d’urgence, ceux qui justifient sans comprendre sauf pour les voitures brûlées, ceux qui dénoncent en excusant mais sont contre Sarkozy.
La question pourrait être de réfléchir sur des cibles que l’on se donnerait, mais décidément pas d’improviser (comme au moment des émeutes de Gênes en 2001) son petit catéchisme pour dire ce qu’il fallait détruire et ce qu’il fallait conserver, et d’émettre jugement sur jugement sur ceux qui s’attaquent à ce qui nous entoure. On aura entendu jusqu’à plus soif les rengaines du type «mais pourquoi ne brûlent-ils pas plutôt le 16 éme arrondissement ou Neuilly» (même dans la bouche d’Eric Raoult), variantes sur le thème «les barricades oui mais ni ici ni maintenant, ailleurs, avant ou après». Il faut apparemment rappeler qu’il n’y a pas de copyright sur le cocktail molotov et que chacun pourrait mettre Neuilly à feu et à sang si cela lui chante.
Ils brûlent les voitures de leurs voisins? Mais, dans les cités comme ailleurs, ce n’est pas Disney Land, tout le monde n’est pas copain, et que ce soit avec le concierge, le voisin-citoyen ou le vigile local il peut exister un peu d’inimitié. Il faut comprendre aussi que brûler une voiture dans ce genre de guerre ouverte, ce n’est pas forcément vouloir emmerder son propriétaire et sa rentabilité potentielle. C’est une guerre de territoire qui se joue. Une guerre qui dispute aux flics, à l’Etat et à ses agents, aux rapports sociaux imposé le capitalisme, du territoire dans des affrontements. Contrairement à une niaiserie passée en boucle, il n’y a rien de suicidaire (est-ce pour les circonstances atténuantes?) dans tout cela. Il n’y a rien de suicidaire à mettre le feu, à tirer ou à jeter des boules de pétanque sur les flics. Il n’y a rien d’autodestructeur à arracher par la force, à la pacification et au contrôle, des zones où le droit et la justice cessent enfin de s’exercer.

C’est inattendu et il n’est jamais trop tard.

Cette guerre nous réjouit, nous parle. Son existence nous appelle à agencer un rapport avec la puissance diffuse qui s’est constituée et densifiée. Parce que nous en avons un besoin impérieux. Parce que nous ne voulons pas être des révolutionnaires de papier. Parce que tous ces feux nous réchauffent le coeur et raniment des perspectives. Parce qu’il faut de l’oxygène et de l’hétérogène bien dosés pour qu’un mélange détonne.

Il nous appartient désormais de ne pas nous satisfaire de gérer – toujours aussi inefficacement – la répression, ni de rabattre la puissance qui est à l’oeuvre et l’enthousiasme que sa vitalité a provoqué chez nous sur des pratiques qui, du moins ces derniers temps, ont prouvé leur stérilité, comme des rassemblements ou des manifs, sans parler des « marches des banlieues et de la politisation » ou autre initiatives du même acabit. Peut être faut-il partir d’ailleurs et se donner les moyens d’inventer des formes d’interventions à la hauteur de la situation.
Fils de la république? – Alors nique ta mère !

—-

Lorsque le feu s’en prend aux métropoles…

Les émeutes qui font flamber les métropoles ont, dans la bouche pleine de cadavres des commentateurs de tous bords, vite abandonné (pour ne pas dire jamais eu) un caractère vivant, exponentiel, autoentretenu, autonome et fondamentalement anti-discursif pour se fondre justement dans des discours, des interprétations, des palabres politico-morales, pour perdre dans les catégories misérables de l’analyse éclairée tout ce qui les subjective et en fait la force. Expliquer, il faut expliquer ce qui se passe. Pour condamner, pour justifier, pour trouver un réceptacle à sa bonne conscience humaniste, pour se rassurer, pour évacuer la peur de ce que l’on est pas en mesure de vivre et d’étreindre.
L’inflation discursive, dont le ressort est toujours au final de désamorcer, neutraliser, canaliser, enterrer, accompagne en général l’inflation des dispositifs du contrôle. Dans la guerre qui est menée, rien d’étonnant donc que l’Etat, le Capital et l’ensemble de leurs composantes mettent en discours le réel pour mieux condamner dans les mots et surtout les prétoires, pour éradiquer, enfermer, reléguer, expulser. Que la gauche en fasse de même pour resservir sa soupe d’alternative gestionnaire à visage humain, ses misérables petites stratégies de pacification de proximité, de gentil contrôle préventif qui viendrait s’opposer on ne sait trop comment au méchant contrôle répressif.
Mais le ressort de la mise en discours, l’hystérie explicative deviennent plus problématiques lorsqu’elles sont censées justifier ce qui s’émeut. Comme si un mouvement qui, de lui-même, ne formalise pas le besoin de justifier ce qu’il entreprend, de revendiquer, de caractériser sa dynamique (alors, révolte politique, émeutes spontanées, étincelle pré-révolutionnaire, insurrection désespérée contre la discrimination néo-coloniale et l’exclusion sociale?) avait besoin des habitués de la rhétorique militante pour le faire après coup et à sa place. «

Ils

ont raison de se révolter», «

Ils

en ont marre de subir au quotidien la violence de cette société», «

Ils

se sentent exclus de tout », «

Leur

révolte est légitime et on doit la comprendre» etc. Comme si l’incendie appelait à sa rescousse une instance de légitimation qui lui est exogène, pour rendre acceptable et intelligiblece qu’il est, pour fournir à l’insaisissable une continuité politique et pourquoi pas déboucher sur «quelque chose». Mais ce qui se passe est là pour démontrer qu’il n’y a rien sur quoi déboucher.
L’invocation perpétuelle de la légitimité est de surcroît assez étrange. En instituant une zone supérieure de principes universels auxquels on doit se référer pour évaluer la justesse et la pertinence de telle ou telle action, elle constitue une autorité concurrente de celle du domaine de la loi. Mais qui définit ces principes, et au nom de quoi ? Ce qui est définit à travers le prisme juridico-judiciaire comme crime ou délit est réinterprété à la lumière de la légitimitépour retrouver toute sa dignité. Ce qui est légitime n’est pas un crime, n’est pas un délit. Ah bon? Dans ce cas, il conviendrait de rédiger un Code Pénal alternatif, car jusqu’à présent, un crime ou un délit est ce qui est produit comme tel dans les textes de loi et devant les tribunaux, et non pas imaginé dans la tête de chacun en fonction de son petit code de légitimité. Tirer sur les flics, incendier un commissariat sont des délits ou des crimes. Laissons cette évaluation à l’Etat et à la justice. La question n’est pas de recaractériser quoi que ce soit, mais d’en prendre acte et de s’en réjouir.
En opérant une symétrie par rapport à la zone de la légalité, l’invocation de la légitimité procède en fait à un odieux mimétisme avec les catégories de l’Etat et de la justice. Car c’est au nom de la légitimité que sont répandus les discours judiciaristes, que l’on proclame des envies mortifères de punition, que l’on s’improvise procureur en mettant en accusation la police et la «justice coloniale», que l’on fantasme des tribunaux populaires où pourront avoir lieu les procès de la prison ou du capitalisme prédateur etc.

Contourner le réel pour mieux le piétiner. Les discours explicatifs et interprétatifs procèdent trop souvent d’une logique d’extériorité à l’égard de ce qui s’ébranle sous les yeux de ceux qui les formulent. Une extériorité des postures qui vient renforcer le triomphe de la séparation. Mais c’est oublier que chacun fait ce qu’il a à faire. C’est oublier que l’exploitation, le salariat et le chômage, le travail et sa discipline, la précarité des vies et l’isolement des désirs nous enserrent tous dans le même rapport capitaliste. Que l’Etat, ses prisons, ses tribunaux, ses flics, ses législations d’exception, ses écoles, ses assistantes sociales nous mutilent tous. Que le quadrillage du territoire, le contrôle, les déplacements sous surveillance, l’urgence sécuritaire nous placent tous dans le même étau. A partir du moment où nous établissons un même rapport de classe. Peu importe les seuils de pauvreté décrétés par la sociologie et l’Etat, la forme de nos logements, les lieux que nous fréquentons, nos rêves et nos attentes.
Nous sommes la même classe qui se constitue en s’exerçant. Nous réchauffons nos cœurs auprès du même brasier.

En face, les vieilles dichotomies sont resservies à chaque fois, pour à tous prix constituer, face à ce que tout un chacun ne veut pas ou plus incarner, un «nous», une ligne de conduite, une communauté d’appartenance solvable. Sans même s’appesantir sur la césure entre immigrés animés du désir de s’intégrer et mauvais étrangers (tant pis d’ailleurs s’il sont français…) dont l’incompatibilité avec les mœurs de la République n’a d’égal que le goût du chaos, il y a l’opposition classique et multiséculaire entre bons et mauvais pauvres, méritants et non méritants : travailleurs, chômeurs et même bourgeois (bohème ou pas) tous ensemble unis dans une unanime identification aux bons prolos qui galèrent tous les matins pour aller suer au turbin et gagner difficilement de quoi nourrir leur gentille famille authentiquement ouvrière, et qui en guise de récompense se font cramer leur caisse par des petits agités sans scrupules. Pleurnichons à l’infini sur un travail de merde et un salaire de misère, comme s’il ne restait que ça à quoi se raccrocher, comme si l’amour de l’usine ne permettait plus d’apprécierquelques jours de chômage forcé…
Vient ensuite la dissociation consubstantielle aux – déjà anciennes – naissance et croissance du mouvement ouvrier, entre: d’un côté, la classe ouvrière, classe du travail consciente d’elle-même, dressée fière de sa condition dans la lutte pour le salaire et l’emploi, raisonnable dans ces revendications légitimes, ancrée dans le compromis syndical ou dans la perspective révolutionnaire, au coeur du rude combat quotidien pour l’égalité économico-sociale et l’émancipation de toutes-et-tous ; de l’autre: le sous-prolétariat infantile et incontrôlé dont les modes d’action primitifs ne vivent que le temps d’une flambée sans lendemains, dont la vocation est d’être récupérée par la bourgeoisie et dont le principal effet est de venir graisser la machine répressive qui s’abattra sur la classe ouvrière en lutte…

Quid

de la violence? D’un côté une violence révolutionnaire salvatrice, saine et juste car destinée à faire rendre gorge à l’odieux exploiteur. Une violence qui surtout vient en son temps, respectant le timing du Grand soir et le protocole de la théorie du prolétariat. De l’autre une violence archaïque, absurde, qui frappe à l’aveugle, et de toutes façons inutile car non-accoucheuse de l’Histoire. Comme si la question était d’opérer sans cesse des discernements (aucune violence prolétarienne n’est «propre», ni inscrite dans l’agenda de la lutte des classes, et tant mieux), et de reléguer dans les limbes de la Révolution à venir l’absolue nécessité de la confrontation: il s’agit plutôt de cerner là où se situe l’antagonisme de classe sans lui accorder de bon ou de mauvais points, et de faire croître l’implosion qui mine la société, ici et maintenant.
Postures irréconciliables? Sans doute. En effet, comment un brave travailleur syndicaliste, convaincu des vertus de la négociation salariale, et son camarade adepte de l’une des chapelles gauchistes, tous deux engagés de tout leur être dans la défense bec et ongle du Service Public peuvent-ils se solidariser avec des jeunes prolétaires qui crament justement des commissariats, des écoles, des postes, des prisons (non? tant pis), des centres d’impôts, des bus ? Sortons des obscénités sociologiques, des analyses politiques, et plaçons nous du seul point de vue qui vaille le coup: celui de la classe.
Si l’explosion joyeusement incontrôlée a eu lieu, et si elle est appelée à se poursuivre, c’est justement à cause de longues décennies de défilés syndicaux et gauchistes pacifiés, mornes cortèges d’un enterrement perpétuel de la combativité de classe, avec parfois mais trop rarement des irruptions de fièvre. Des décennies de négociations collectives, de collaboration sociale, de journées nationales d’action perlées et inoffensives, de campagnes électorales et référendaires, de grèves ponctuelles et bornées à tel secteur d’activité, de mobilisations citoyennes… Les incendiaires savent très bien les impasses des canaux traditionnels de la revendication politico-sociale, des modalités des luttes dans lesquelles leurs parents se sont engagés et ont perdu.
En ce sens, l’incendie s’affirme aussi comme une insurrection interne au prolétariat, et peut-être contre une certaine

praxis

du prolétariat, intégrée aux rouages du capital et assurant sa reproduction. L’incendie est une prise en acte de l’inutilité et de la tristesse des luttes revendicatives actuelles, syndicales, gauchistes, citoyennes, altercapitalistes.
Et c’est la conscience de cette inutilité et de cette tristesse, qui, si elle peut un jour conduire à la déréliction et à l’abattement, peut se métaboliser le jour d’après en une pratique subversive et venir happer dans une même force de frappe ceux qui d’habitude se tournent le dos: lorsque les prolétaires s’affrontent aux flics et menacent de faire sauter leur usine, lorsque la sauvagerie ouvrière déchire le compromis syndical, lorsque les machines du cauchemar industriel et du contrôle sont sabotées, lorsque une prison ou un centre de rétention implose grâce à une évasion collective, à chaque fois que la monotonie d’un défilé bêlant se brise en même temps que les vitrines, lorsque le feu s’en prend aux métropoles.

Décembre 2005

Les Indigestes de la république