Le constat est fait depuis quelques années par certains militants, l’antisémitisme est un non-sujet à gauche? [1]. Un bref retour en arrière historique permet de comprendre en partie les enjeux de ce combat. Alors que le mouvement ouvrier naissant au XIXe siècle a pu être imprégné d’antisémitisme, l’affaire Dreyfus marque un tournant en rangeant pour la première fois massivement l’antisémitisme dans le camp des ennemis à combattre [2].

 

La droite, le parti de l’inégalité sociale, mais aussi raciale, est un camp politique évident pour ceux qui prônent la haine de l’autre. Mais pour les militantes et militants de gauche, l’antisémitisme moderne a pu et continue d’être une tentation? : comme l’expression manichéenne d’un mécontentement contre les changements apportés par la modernité capitaliste, mais aussi comme la personnalisation de processus sociaux abstraits (le capital, la finance).

 

Ces vingt dernières années, ­notre camp a plusieurs fois raté l’occasion de prendre la place qui aurait dû être la sienne. Qui, à l’extrême gauche, s’est ému lors de l’incendie de la synagogue de Trappes en octobre 2000? ? Qui a manifesté à la suite des attentats à Toulouse en 2012? ? Ou lorsque des magasins tenus par des Juifs et Juives ont été vandalisés à Sarcelles, en 2014, en marge de manifestations pour Gaza? ? La ­liste des agressions, profanations, destructions de biens, assassinats qui méritaient une réponse forte pourrait être longuement étayée.

 

On trouve beaucoup dans nos rangs de personnes qui refusent de hurler avec les loups que sont les éditorialistes et politicards de droite, lorsque l’antisémitisme s’exprime en actes et en paroles. Ainsi, la priorité est donnée à la lutte contre l’instrumentalisation de l’antisémitisme plutôt que contre l’antisémitisme lui-même. Il s’agit pourtant de faire les choses dans l’ordre. La possibilité de cette instrumentalisation par les réactionnaires a été rendue possible par l’abandon de la lutte contre l’antisémitisme par une large part du mouvement progressiste et révolutionnaire depuis deux décennies.

 

 

Ne pas hurler avec les loups

 

 

Il ne s’agit pas de donner des bons ou des mauvais points en disant d’un tel qu’il est antisémite, mais plutôt de voir que les mouvements anticapitalistes peuvent être perméables à des explications du monde qui tendent vers l’antisémitisme. Certains exemples sont clairs, comme cette fois en 2017 où le socialiste Gérard Filoche a partagé (avant de rapidement le retirer) un montage montrant trois personnes juives au-dessus d’un Macron portant un brassard nazi où le dollar remplace la croix gammée, lui-même au-dessus d’un globe terrestre, le tout sur fond de drapeaux américains et israéliens.

 

 

D’autres exemples créent le débat, comme lorsque Mélenchon écrit qu’il refuse les « ?génuflexions? » devant « ?les oukases arrogants des communautaristes du Crif? ». Volontairement ou non, il fait ici appel à l’image de Juifs puissants, arrogants, capables d’établir des décrets devant lesquels il faudrait se mettre à genoux. En plein dans les pires clichés antisémites. Certes, on peut arguer que le Crif ne représente que lui-même, mais alors pourquoi faire appel à cet odieux imaginaire en parlant d’une organisation communautaire juive? ?

 

 

De même, il sera difficile pour des personnes juives de se sentir acceptées et à l’aise dans les cercles militants tant qu’une majorité de ceux-ci fermera les yeux sur les slogans, textes et symboles à tendance antisémite apparaissant régulièrement dans les mouvements de solidarité avec la Palestine en France. On pense au combat que la Ligue des droits de l’homme a dû mener, bien seule, en 2014, contre les leaders du comité BDS-34 qui avaient partagé des contenus négationnistes [3].

 

 

Difficile de faire entendre une voix intransigeante lorsque les partis, syndicats et collectifs sont au mieux silencieux et au pire soutiennent les confusionnistes et négationnistes dans leurs rangs, parfois même épaulés par des militants juifs mettant en avant de façon indécente leur histoire familiale tragique pour faire pencher la balance. À faire pâlir l’amie de Nadine Morano.

Aujourd’hui encore, on trouve dans les rangs de l’extrême gauche des militantes et militants pour relayer les écrits –?font-ils autre chose? ??– du Parti des indigènes de la République. Ce mouvement maintient en ligne sur son site une interview hallucinante de Jacob Cohen prétendant que des milliers de Juives et Juifs dans le monde sont des agents cachés du Mossad? ; mais aussi un odieux communiqué attendant que la police se prononce pour juger si l’antisémitisme est un motif du meurtre d’Ilan Halimi ou encore un communiqué de soutien à Kémi Séba pour des propos sur Auschwitz, entre ­autres textes expliquant le privilège d’être juif en France.

 

 

Dans ce sombre tableau, il n’est pas question que d’auto-flagellation. De nombreuses militantes et militants de gauche ont toujours su garder le cap, être présents physiquement pour s’affronter aux antisémites et les dégager de nos rues, de nos manifs et de certains espaces virtuels. Mais notre camp politique manque aujourd’hui de formation, et même d’analyses et de définitions permettant de se saisir du sujet de l’antisémitisme dans toute sa complexité, et donc de proposer une critique du capitalisme sans ambiguïté.

 

 

Dans cette période où les repères politiques sont fragilisés, écoutons les voix juives exaspérées par l’antisémi­tisme [4] et accompagnons-les. La dynamique proposée par le Réseau d’Action contre l’Antisémitisme et tous les Racismes (RAAR, voir encadré) est à suivre pour aller dans le sens d’une prise en compte de ces enjeux à leur juste hauteur.

 

 

Eli (UCL Lille) et Manu (UCL Pantin)

[1] Camilla Brenni, Memphis Krickeberg, Léa Nicolas-Teboul & Zacharias Zoubir , « ?Le non-sujet de l’antisémitisme à gauche? », Vacarme, hiver 2019.

[2« ?Janvier 1898? : Une première victoire sur les antisémites dans l’affaire Dreyfus? », Alternative libertaire, janvier 2008.

[3] « ?A propos des poursuites intentées par la LDH contre deux militants de BDS-34? » sur Ldh-france.org.

[4] « ?Tout ce que j’aurais aimé ne jamais savoir sur l’antisémitisme au sein du Labour? » sur Golema.net.