Become the media !
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Voici, avec son accord, un texte d’Olivier Blondeau publié sous cette forme.
La rencontre entre Internet et le journalisme suscite, en France comme ailleurs, de nombreuses interrogations. Une grande partie des journalistes français -y compris les plus critiques à l’égard des médias de masse- a été, notamment, très marquée par l’affaire Clinton-Lewinsky aux Etats-Unis.
On se rappelle en effet de la publication sur Internet du rapport du procureur Kenneth Star en septembre 1998 avant même que le Congrès n’ait pu en prendre connaissance. Cet épisode est, aujourd’hui encore, souvent cité pour souligner les risques dont sont porteurs les « médias électroniques ». Un journaliste français assez connu, avec qui j’intervenais récemment dans un débat, rappelait cette affaire en disant que les lettres anonymes avaient toujours existé… Balayant d’un revers de la main toute la réflexion portée aujourd’hui par les médias alternatifs, il considérait qu’à ce titre, Internet n’était pas pour lui un phénomène nouveau mais le prolongement d’un processus interrogeant le régime de production de l’information.
Le malaise de la presse face à l’émergence de nouveaux médias
Cette inquiétude est révélatrice d’un malaise profond du monde du journalisme à l’égard d’Internet et des nouveaux médias en général. Au moment déjà de l’apparition du Minitel en France, la presse et les journalistes s’étaient déchaînés contre l’apparition d’un support qui risquait de déstabiliser toute une profession. C’est sur fond de profondes angoisses individuelles que s’érige aujourd’hui le système de défense de la presse.
Si l’on suit les travaux du sociologue Cyril Lemieux, spécialiste de la presse et des médias, on peut se demander si cette crise n’est pas structurelle ? Une crise de ce type avait en effet déjà eu lieu à la fin du XIXe siècle dans le cadre de ce que l’on a appelé la « crise de la modernité organisée ». Ce moment correspond à l’effort de professionnalisation des journalistes face au développement de la presse populaire de l’époque. C’est toujours face à cette poussée sociale d’agents, souvent issus des classes populaires, qui s’arrogent le droit à « devenir leur propre média [1] », comme le montrent notamment les travaux de l’historienne Arlette Farge sur l’espace public populaire au XVIIIe sc [2], qu’apparaît l’argument de vérité comme fondement d’une légitimité professionnelle. En d’autres termes, les journalistes se revendiquent comme des professionnels de la vérité.
On pourrait interpréter l’ensemble des revendications portées par les journalistes, celle de l’éthique, de la validation ou de l’audience comme autant de formes de replis catégoriels face à l’émergence d’agents hétérogènes -individuels ou collectifs- qui anticipent, lorsqu’ils produisent ou diffusent de l’information, les conséquences de leurs actions.
Cette revendication à incarner la vérité est fortement contestée par le philosophe Félix Guattari qui affirme qu’elle relève de l’absurdité la plus totale. Pour lui, la vérité n’existe pas en soi. Elle ne peut être qu’un horizon. Elle est constamment prise dans un aller et retour entre des éléments d’objectivité et des éléments de subjectivité. Elle passe toujours, dit-il, par des détours, des mises en question, par toute une dialectique qui va de la complexité au chaos. Contre cette prétention, Guattari propose de concevoir la profession de journaliste comme une pratique qui consiste à mettre en scène, à créer les conditions d’émergence, non pas d’une information véridique en soi, réifiée et transcendante, mais d’une expression singulière qui aurait la vérité pour horizon. La question que pose ici Guattari, dans le sillage sans doute des travaux de Michel Foucault, est moins celle de la vérité que celle du régime de vérité que sous-tend la pratique journalistique. Le problème de la vérité, dit Foucault, relève moins des choses vraies qu’il y a à découvrir ou à faire accepter que de l’ensemble des règles selon lesquelles on partage le vrai du faux [3].
Dans ces conditions, la question est moins de savoir s’il y avait ou non des armes chimiques en Irak que de s’interroger sur les fondements de ces énoncés, largement diffusés dans la presse écrite et audiovisuelle. Cet énoncé était vrai. Non pas parce que les faits étaient avérés, mais parce qu’il répondait, en tous points, aux règles que se sont donnés les journalistes pour produire de l’information : celle de la validation (puisque le gouvernement et les experts le disent, l’information est crédible) et celle de l’audience (puisque les gens l’acceptent, elle est vraie d’un point de vue démocratique).
Le « tournant vidéo de l’Internet militant » : vers une déstabilisation du régime de vérité des médias traditionnels ?
L’arrivée des nouveaux médias -et pas seulement d’Internet mais aussi des radios pirates, des télévisions communautaires, du minitel, de la vidéo, …- constitue, de notre point de vue un élément profondément déstabilisateur pour le journalisme traditionnel, qui repose, une fois encore et dans des proportions jamais égalées, la question de l’existence d’un espace public populaire tel que le définissait Arlette Farge contre Habermas ou, pour être plus précis, d’arènes publiques digitalisées comme le propose Laurence Allard [4]. Ces arènes constitueraient des espaces de configuration narrative (mise en récit) et dramaturgique (mise en scène) de la parole publique, s’articulant les uns aux autres par le réseau. Ces arènes publiques définiraient alors Internet non pas seulement comme un moyen, un outil technique, mais aussi comme un objet d’engagement public. De telles formes, profondément réticulaires, sinon rhizomatiques, d’espaces publics multiples visent à faire émerger les enjeux tant subjectifs que politiques, moins dans des vérités objectives, que dans des trames plus ou moins serrées de pertinence et de vraisemblance [5].
Ces « nouveaux médias » ne s’inscrivent dès lors pas uniquement dans une démarche contre-hégémonique de critique des procédures journalistiques, mais tentent d’en dépasser les contradictions pour produire une nouvelle politique de la vérité. Il s’agit moins, dans les médias alternatifs, de critiquer les contenus idéologiques dont sont porteurs les médias ou d’élaborer une contre-idéologie à prétention, elle aussi, universelle que d’expérimenter de nouveaux circuits de communication, de nouvelles formes de collaboration sociale et de nouveaux modes d’interaction. Il ne s’agit pas de convaincre, de changer la conscience des gens, de « remporter la lutte dans les coeurs et les esprits » comme on pouvait l’entendre jusqu’à présent, mais de créer des coeurs et des esprits neufs capables non seulement de produire, mais aussi de négocier leurs propres régimes de vérité.
C’est à ce titre que les médias alternatifs sur Internet, enchâssés dans un véritable « devenir mineur » sont tout à la fois très inoffensifs pour les journalistes traditionnels (ils font défection) et très dangereux puisqu’ils interrogent les fondements même de la fonction journalistique.
Pour étayer cette hypothèse, prenons l’exemple de ce que j’appelle le « tournant vidéo de l’Internet militant ». Je travaille, depuis bientôt dix, sur le mouvement anti-globalisation et sur les mobilisations politiques sur Internet. On peut aujourd’hui constater un développement exponentiel de la diffusion de vidéos militantes sur Internet. Actuellement, ce corpus de travail se compose d’environ 2000 vidéos françaises, américaines, brésiliennes, argentines, italiennes, tchèques, …La campagne électorale américaine de 2004 a probablement marqué une étape décisive dans ce mouvement de production et de diffusion de vidéos militantes sur Internet même si l’usage de la vidéo, lié à la tradition des télévisions communautaires dans le mouvement anti-globalisation, est attesté depuis ses origines. Nous pouvons citer ici la campagne MoveOn [6] qui, à elle seule, est à l’origine de la production et de la diffusion de plus de 1500 clips contre la réélection de Georges Bush. Au-delà de MoveOn, ces vidéos proviennent pour l’essentiel de groupes d’activistes vidéo comme Indymédia [7] bien sûr, mais aussi de Guerrilla News Network [8], de New Global Vision [9] en Italie ou de Video_base en France pour ne citer que ces quelques exemples. On peut les trouver non seulement sur des sites web d’activistes ou sur des portails spécifiques, mais aussi, et, de plus en plus, sur les réseaux P2P.
L’intérêt du P2P pour les activistes est indéniable : en n’étant pas obligé de stocker des films lourds sur leurs serveurs, ils réalisent des économies indéniables en termes de stockage et de bande passante. Le recours au P2P leur permet par ailleurs d’éviter les déboires du réseau Indymédia dont le serveur a été saisi par la police au mois de septembre 2004. Si les films sont dispersés sur les ordinateurs des utilisateurs et pas sur des serveurs centralisés, il s’avère en effet beaucoup plus problématique, sinon impossible, de les saisir tous et d’arrêter ainsi leur diffusion et leur prolifération.
Autre phénomène intéressant à constater : celui des licences juridiques et du régime de propriété sous lequel ces films sont déposés. Pour l’essentiel d’entre eux, en effet, ces films sont déposés sous une licence de type creative commons [10] ; licence inspirée du mouvement du logiciel libre, qui garantit à la fois la protection des droits d’auteur d’une oeuvre et la liberté de circulation de son contenu culturel. Ces films peuvent donc circuler librement sur le réseau ou dans la réalité, mais peuvent aussi -et c’est là un phénomène très important- être modifiés ou réutilisés à d’autres fins par d’autres activistes vidéos.
Post-média et réagencement d’énonciation
Cette conjonction entre un réseau télématique et un régime de propriété, garantissant à la fois les droits de l’auteur et ceux du spectateur -qui peut même devenir lui-même producteur d’information en réutilisant des séquences déjà diffusées- est d’un certain point de vue inédite et produit des effets particulièrement intéressants du point de vue médiatique
La production, le montage et la diffusion d’un film devenant de moins en moins cher, l’ensemble de la production audiovisuelle mondiale change radicalement de statut : de forme unique imposant un discours à prétention universelle, l’information devient un simple matériau permettant, potentiellement à chacun, de produire son propre agencement d’énonciation. Le spectateur n’est plus alors une victime, simple récepteur des mass medias perçus comme manipulateurs, mais lui-même producteur d’information. Fondateur de la première coopérative de cinéastes underground américains, Jonas Mekas aussi, préfigurait ce mouvement de réappropriation des images, lorsqu’il disait en 1972 : « Je gage que l’entière production hollywoodienne des quatre-vingts dernière années pourra devenir un simple matériau pour de futurs artistes [11] ». Plus proche de nous, mais tout aussi prophétique, Félix Guattari annonçait, grâce à la jonction entre télévision, télématique et informatique, l’avènement d’une nouvelle subjectivité qui s’appuierait sur le réagencement d’images perçues ou reçues ; images puisées dans un nombre infini de banques d’images, de sons ou de données cognitives.
Ces formes de réagencement d’énonciation fondées, non sur la prétention à la vérité mais sur une politique de la subjectivité annonce, toujours selon Guattari, l’avènement d’une ère post-média [12]. Pour lui, la digitalisation de l’« image-télé », couplée à l’émergence de réseaux télématiques de circulation de l’information jouera un rôle prépondérant non seulement dans le remodelage de la mémoire, de l’intelligence, de la sensibilité et des univers perceptifs des sociétés humaines, mais occupera une place prépondérante dans la production de la subjectivité elle-même. Contrairement aux médias traditionnels qui, disait-il « nous font décoller dans un univers mass médiatique proprement délirant », l’usage interactif de ces nouveaux médias, de ces machines d’information, de communication, d’intelligence, d’art et de culture, permettra une réappropriation, tout à la fois individuelle et collective, de la parole sociale, culturelle et politique.
L’exemple le plus évident de ces formes de réagencement d’énonciation, annonciatrices d’une nouvelle politique de la subjectivité et d’un renversement du régime de vérité médiatique, s’illustre dans le recours, quasi systématique dans ces vidéos militantes, au found-footage. Le found-footage est un procédé de langage utilisé depuis longtemps dans le cinéma d’avant-garde : Fernand Léger en avait déjà fait une esquisse de théorisation en 1924 dans ses notes préparatoires pour le Ballet mécanique de 1924.
Ce procédé consiste à sortir des images ou des séquences, à les autonomiser, pour les extraire de leur contexte d’énonciation initial à travers une intervention sur le montage ou sur l’image elle-même. Plusieurs techniques différentes sont mobilisées dans le found-footage :
Celle de l’anamnèse qui consiste à rassembler des images d’une même nature de façon à leur faire signifier, non pas autre chose que ce qu’elles disent, mais exactement ce qu’elles montrent et que l’on ne veut pas voir,
Celle du détournement qui laisse le film d’origine intact et se sert des dialogues pour lui conférer un sens qu’il n’a pas,
Celle de la variation et de l’épuisement qui consiste à se concentrer sur un seul objet filmique en se consacrant à le faire varier, voire à en épuiser les potentialités par l’introduction de paramètres plastiques, qu’ils soient visuels ou sonores.
La rencontre entre Internet et le found footage du cinéma expérimental n’est ni le fruit du hasard ni celui d’une intentionnalité esthétisante. On peut même affirmer, qu’à travers la métaphore du « copier/coller », Internet est en lui-même un ensemble de ressources hypermédia, c’est-à-dire liées entre elles et qui procède déjà par agrégation et réagencement.
Difficile de vous montrer, dans le cadre d’un article, cette production assez foisonnante et réalisées avec beaucoup de virtuosité par les vidéo-activistes autour du found-footage. Soulignons simplement que l’ensemble de la production médiatique et média-activiste est mobilisé dans ces films : des images de charges policières à Seattle en 1999 aux émissions de CNN, en passant par des grandes productions hollywoodiennes, des dessins animés, des films de propagandes ou des publicités.
Le « médiascape » militant : un devenir commun des luttes à l’échelon mondial ?
Lorsque l’on pratique avec assiduité ces vidéos, on s’aperçoit très vite que ces films ne se renferment pas sur eux-mêmes dans une conception étroite de la subjectivité mais sont autant de dispositifs machiniques autorisant une maîtrise « des agencements collectifs de subjectivité ». Il n’y a pas, comme l’affirment beaucoup d’analystes politiques, d’éclatement, de dispersion des luttes mais au contraire une tension vers ce que l’on pourrait appeler un « devenir-commun », comme le disent Toni Negri et Michael Hardt, c’est-à-dire une « forme politique » qui réussisse à concilier à la fois la dimension individuelle ou minoritaire et la dimension collective [13]. Du devenir minoritaire au devenir commun en quelque sorte ou des médias communautaires aux médias alternatifs.
Pour beaucoup d’entre-elles, en effet, ces vidéos se citent, se renvoient constamment les unes aux autres. Telle séquence, filmée par Indymédia-Argentine dans les rues de Buenos-Aires, que l’on peut télécharge sur le site de la fédération anarchiste de Tchécoslovaquie, se retrouve dans le film The Fourth World Wardu collectif de vidéastes américain Big Noise Tactical. Ce film, initialement réalisé en anglais, est traduit en français grâce à un procédé technique très simple par Indymédia-Marseille … C’est ainsi que certaines séquences font ont fait, à de maintes reprises, le tour du monde : celle montrant l’assassinat de l’activiste italien Carlos Giulliani à Gênes, celle d’un activiste entartant une journaliste de Fox News, celle d’un groupe de manifestants réussissant à passer un cordon de policiers dans les rues de San-Francisco, pour ne citer que ces exemples les plus connus.
Le concept de « médiascape », développé par Arjun Appadurai, est, de mon point de vue, le plus opérationnel pour rendre compte de ce phénomène [14]. Analysant l’expérience migratoire et la prolifération de groupe déterritorialisés et diasporiques, Appadurai montre que ce double phénomène, que recouvre à la fois la globalisation des flux migratoires et le développement des médias électroniques, rend possible aujourd’hui de nouveaux déploiements de l’imaginaire qui vont à l’encontre d’une conception substantialiste de la culture et de la politique. Les flux, de personnes ou d’information, sont pour lui une des dimensions qui caractérise le monde contemporain, déstabilisant l’isomorphisme traditionnel entre peuple, territoire et souveraineté. Cette notion de médiascape recouvre à la fois la production et la dissémination de l’information par des moyens électroniques et les images du monde créées par ces médias. Le plus important, affirme Appadurai, est que les médiascapes fournissent – en particulier sous leurs formes audio-visuelles- à des spectateurs disséminés sur toute la planète de larges et complexes répertoires d’images et de récits. Quelle que soit la manière dont ils sont produits, ces médiascapes tendent à être des miroirs fondés sur l’image ou le récit de fragments de réalité permettant d’échapper à (et surtout de resignifier) la sur-stimulation informationnelle inhérente au capitalisme globalisé. Ils offrent à ceux qui les perçoivent et les transforment, dans ce bricolage de l’imaginaire collectif, une série d’éléments (personnages, actions et formes textuelles) d’où peuvent être tiré des scénarios de vies imaginées et/ou de luttes collectives à l’échelon global. Ces scénarios imaginaires, visiblement désagrégés et épars, permettent de reconstituer le récit de l’Autre et d’imaginer un autre possible. Le médiascape militant se substitue aujourd’hui aux figures isomorphiques de l’engagement, devenues anachroniques et ne résistant pas à l’éclatement des cadres sociaux, politiques et culturels traditionnels. L’imagination politique devient dès lors un flux ininterrompu de formes expressives complexes qui, se jouant des catégories ou représentation politiques traditionnelles, conçoit le récit, l’image, la dramaturgie, comme un simple matériau primaire, -un stock shoot pour reprendre une expression venue du cinéma- permettant d’interroger et de construire ses propres représentations, conçues non plus comme héritage mais comme pratique sociale authentiquement expressive.
Une diaspora en devenir ?
On peut, dans ces conditions, parler de véritables « diasporas de publics » qui tendent à resignifier la perception qu’elles ont du monde dans un contexte de globalisation.
L’horizon de la pratique militante, inscrite dans une dynamique culturelle de déterritorialisation et de flux transnationaux, n’est plus seulement l’adhésion, la manifestation de rue et la distribution de tract, mais aussi la performance (l’outing d’Act-Up), l’action directe, la désobéissance civile ou le nomisme, issue de l’apport notamment de Queer Nation aux Etats-Unis ou de Reclaim the Street en Angleterre.
En décrivant les « marchés gris » de Bombay, Appadurai nous fournit une très belle métaphore pour expliciter le rôle d’Internet, comme médiascape militant conçu comme une diaspora en devenir [15]. Le marché gris de Bombay est un marché aux voleurs sur lequel sont recelées des marchandises venant des pays arabes. Massivement installées dans les pays arabes, la diaspora indienne, lorsqu’elle revient en Inde, rapporte de l’argent et des produits de luxe. Ces produits sont parfois volés dans les aéroports ou dans les ports maritimes pour être ensuite revendu sur ces « marché aux voleurs ». Le marché gris de Bombay est un des lieux de construction du goût des consommateurs de ces villes : certains membres des classes moyennes de Bombay y viennent en effet acheter des produits occidentaux des cigarettes aux cassettes de musique. Ce petit trafic donne lieu à la mise en place de réseaux d’approvisionnement en biens de consommation étrangers, appelés « routes grises ». Pour alimenter ces marchés, certaines personnes, plus mobiles que les autres (marins, hôtesses de l’air, diplomates) sont sollicités. La métaphore du marché gris, comme espace de construction du goût dans une configuration diasporique est assez proche de ce médiascape militant. Immense foire aux biens de production et aux identités, ces marchés, comme cet Internet militant, sont de lieux qui permettent d’extraire des images, des pratiques de leur aire géographique, culturelle et politique initiale pour les mettre à disposition de tous sur un « marché » des identités et des pratiques politiques et permettre ainsi de créer, à l’instar du goût, des représentations collectives.
Monter aux arbres avec les eco-warriors anglais, manifester dans les rues de Seattle ou de Gênes avec les black-blocs, occuper une usine à Buenos Aires, ou un centre social avec un autonome italien ou lutter contre le Sida avec les Brésiliens, les Sud-africains ou les Indiens, nous sommes là bien loin de cette prétention à la vérité dont est porteur le métier de journaliste. On parle beaucoup en sciences politiques de « répertoire d’action collective » dans le sillage des travaux de Charles Tilly.
« Don’t hate the media, become the media » scandait le chanteur punk Jello Biafra. L’issue des médias alternatifs ne se pose certainement pas en ces termes : si répertoire il devait y avoir, ce serait un répertoire de désir, d’imagination, de créativité et de résistances qui s’inscrit tout entier dans ce médiascape militant, dans cet assemblage complexe et chaotique de fragments de luttes à l’échelon mondial. Et donc, il s’agit bien de « créer des coeurs et des esprits neufs » en capacité d’élaborer ensemble leurs propres régimes de vérité fondée non plus sur des valeurs universelles mais sur une tension vers un « devenir commun ».
olivier.blondeau@freescape.eu.org
Note : Version revue et augmentée d’une intervention au colloque : Internet, Culture, and Society : French and American Perspectives, les 18-19-20 novembre 2004 à l’Université d’Austin (Texas, EU).
Mille Mercis à Anne Querrien pour son aide précieuse et à Laurence Allard sans qui cet article n’aurait jamais vu le jour …
Cette création est mise à disposition selon leContrat Paternité – Pas d’Utilisation Commerciale – Partage des Conditions Initiales à l’Identique, disponible en ligne http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/2.0/fr/ ou par courrier postal à Creative Commons, 559 Nathan Abbott Way, Stanford, California 94305, USA.
[1] Voir le livre de Gillmor, Dan, We the media. Grassroots journalism by poeple, for people, O’Reilly Media, 2004
[2] Farge, Arlette, Dire et mal dire. L’opinion publique au XVIIIe siècle, Editions du Seuil, Paris, 1992
[3] Foucault, Michel, « La fonction politique de l’intellectuel », in Dits et Ecrits II, 1976-1988, Editions Gallimard, Paris, 2001, p. 114
[4] Allard, Laurence, « Développer l’audiovisuel numérique dans le style bazar. Collectifs en ligne et arènes publiques digitalisées », in Les sens du public. Publics politiques, publics médiatiques, sous la dir. de Dominique Pasquier et Daniel Céfai, PUF, 2003.
[5] Cefaï, Daniel, La construction des problèmes publics. Définition de situation dans les arènes publiques, in Réseaux, n°75, janvier-février 1996 http://www.enssib.fr/autres-sites/reseaux-cnet/75/02-cefai.pdf
[6] http://www.moveon.org et http://www.bi30archive.org/
[7] http://www.indymedia.org
[8] http://www.gnn.tv/
[9] http://www.ngvision.org/
[10] Le site de la Licence Creative Commons : http://creativecommons.org/
[11] Mekas, Jonas, « On Tom, Tom and Film Translation », in Movie Journal, Collier book, New York, 1972
[12] Guattari, Félix, « Vers une ère post-média », in Terminal, n° 51, octobre-novembre 1990 http://biblioweb.samizdat.net/article26.html
[13] Hardt, Michael, Negri, Antonio, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’empire, La Découverte, trad. Fr. Paris, 2004
[14] Appadurai, Arjun, Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, Payot, trad. Fr., Paris, 2001
[15] Appadurai, Arjun, Après le colonialisme … p. 91
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