Les Nécrophages

De profundis !

Sous les saules et les cyprès, novembre ramène des ombres silencieuses, s’en allant lentement, parmi les tombes : des femmes disparaissant sous de longs voiles de crêpe, bourgeois à l’air grave, ouvriers recueillis tenant à la main le bouquet modeste ou la couronne d’immortelles.

Les survivants se sont souvenu.

Dans leurs cercueils, des vestiges de formes humaines doivent tressaillir d’aise ; c’est aujourd’hui leur fête !

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Dans l’église voisine, les pénitents muets viennent avec humilité s’agenouiller, les mains jointes, la pensée perdue…. Du haut de sa chaire, le berger noir, cauteleux et nasillard, débite d’un ton monotone, la prière des trépassés, sans inflexion de voix. Toujours psalmodiant, il évoque les feux de l’Enfer.

Le spectre de la Mort envahit la grande salle dans la mi-clarté des vitraux et la lueur vacillante des cierges. Un frisson de terreur passe sur la foule des fidèles prosternés.

L’encens exhale comme une odeur de néant ; le lieu divin donne un avant gôut de sépulcre !…

Prions mes frères ! Faisons notre salut !

Notre royaume n’est pas de ce monde !…

Beati pauperes spiritu. Amen !

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Le mastroquet abrutit ceux que la religion néglige. Le souvenir est prétexte à beuveries. On vante entre deux lampées d’alcool les qualités du défunt dont on vient honorer la mémoire. Car il ne sied pas de rappeler les vices des disparus.

Respectons les Morts !

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La Mort, en notre siècle de science, d’hygiène et de progrès, nourrit une nuée de parasites : nécrophores, corbeaux, vautours, hyènes et chacals.

Le curé, mercanti, vend des orémus. On en a pour son argent. « Saint Joseph » ou « Notre Dame » sont invoqués, suivant la paroisse et le tarif.

C’est d’un comptoir que part l’escalier de la chaire.

Les cierges qui pleurent des larmes de suif, font s’en aller en fumée les gros sous des bonnes « âmes » naïves.

Le marchand de couronnes se désole de la « morte-saison ». Vite que revienne l’automne et la Toussaint !

Les imprimeurs de deuil, les marchands de crêpes, les teinturiers à qui l’on porte à noircir l’unique jupe écarlate, les entrepreneurs de pompes funèbres avec leurs tentures, les cochers de corbillard dont le déguisement tient du larbin, du gendarme et du napoléon…

…Ceux-là sont intéressés à fêter les Morts.

Voyons maintenant la clientèle éplorée :

le gros négociant expert en céruse, qui n’entrevoit pas, dans ses rêves béats, à travers la fumée bleue de son cigare, la longue théorie de ses victimes, fantômes saturnins ou nécrosés, intoxiqués, décharnés se tordant de douleur, roulant et fuyant en une sarabande macabre ;

la brute sous-officière, attendant le signal de la boucherie qui lui assurera l’avancement, ne rêvant que d’hécatombes ;

l’employé au ministère guettant la « fin » du chef dont il convoite la place et que mentalement il envoie ad patres ;

les falsificateurs de denrées alimentaires ; maquilleurs de poissons avariés, de gâteaux empoisonnés ; débitants de lait baptisé et frelaté accroissant dans des proportions considérables la mortalité infantile ;

les propriétaires de locaux insalubres, à Ménilmontant… et ailleurs, où poussent on ne sait comment tant de pauvres petits gosses anémiés, atrophiés, où périssent avant terme tant de vies misérables rongés par la tuberculose et les privations ;

tous lâchent, une à une, les perles de leur regret, leurs larmes de crocodile.

Voici le prévoyant, le mutualiste, l’honnête homme par excellence, un des 50.000 satisfaits du banquet-réclame. Celui-là a acheté en viager une modeste maison. Depuis des ans il espère anxieusement la « désagrégation » du proprio bénéficiaire de la rente, qui s’entête à ne pas vouloir faire son dernier voyage. Ses jours, ces nuits sont hantés de cette obsession :

« Le vieux ne va donc pas crever !… »

C’est le symbole du type social contemporain.

La concurrence est partout ; partout on désire la disparition d’un voisin. Quelquefois l’intensité du désir dépassant la volonté chancelante, on l’active.

Des gens surviennent alors ! Législateurs, juges, geôliers, flics et bourreaux. La porte de la prison grince, la guillotine fonctionne !

La bande touche son salaire.

Il n’est pas de sot métier.

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Depuis le tumulus préhistorique, en passant par les Sarcophages et le Mausolée d’Halicarnasse, une de sept merveilles du monde, jusqu’aux caveaux de famille modernes, les monuments funéraires attestent la persistance du culte de la Mort.

Aujourd’hui encore, les femmes se signent dévotement et les hommes se découvrent au passage d’une dépouille mortelle.

Les classes dirigeantes n’ont pas le monopole de l’hypocrisie. Le « prolétariat » leur dispute ce privilège.

Tous les inconscients, tous les médiocres, liseurs de faits-divers illustrés, se repaissant au théâtre de M. de Lorde et au roman-feuilleton de M. Decourcelle, palpitant aux accidents, viols, meurtres, suicides, apportent aussi leur contribution à la consternation commémorative.

Le goût de l’horrible, l’amour du tragique, n’excluent pas l’esprit traditionnel.

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Au milieu des misères et des souffrances, parmi les gémissements et les sanglots, tandis que, autour de nous, tombent, lassés, meurtris, des camarades vaincus, affirmons notre volonté de vivre.

La vie est belle, la vie est bonne !

Seules l’ignorance, la brutalité nous entravent, nous écrasent et nous rendent l’existence douloureuse.

Au charnier, hypocrites, menteurs, lâches et résignés ! N’empêchez pas par vos gestes ridicules et vos passivités, l’épanouissement des énergies qui s’éveillent.

Au charnier ! Que vos carcasses mesquines s’en aillent enfumer les champs prochains ; que vos « pâles ossements » restitués à la terre fassent éclore la douce fleurette embaumée que cueilleront les petits enfants et les amoureux en fête. Laissez-nous préparer le temps où il n’y aura plus ni lois, ni répression et où les hivers, mortels aujourd’hui, ne seront plus, de par la joie de vivre des humains libérés, qu’un éternel printemps.

Léon ISRAËL.

l’anarchie N° 30 – Jeudi 2 Novembre 1905.