Dépasser les horizons
Publié le , Mis à jour le
Catégorie : Global
Dépasser les horizons
par Sandra Göbel
Son regard est si las de voir passer tout près les barreaux
qu’il ne fixe plus rien.
Pour lui, c’est comme s’il y avait un millier de barreaux,
et derrière le néant.
Rainer Maria Rilke, La Panthère.
Pourquoi est-il toujours si difficile d’aborder les dernières évolutions technologiques sans énumérer les symptômes d’une inéluctable fin du monde ou même de remettre en cause un de nos fondements intellectuels, à savoir les conceptions linéaires du progrès ? À quoi une vie meilleure pourrait-elle ressembler ? Il est inquiétant que l’on oublie de se poser cette question, alors que nous vivons dans un système ostensiblement destructeur, dont le seul futur est justement un no future. Comment nous défaire de cette crainte profondément enfouie en nous des limites de l’horizon, pour recommencer à aspirer à un futur qui déboucherait sur autre chose que ce à quoi il ressemble aujourd’hui ?
Comme des enfants, nous sommes ballottés en tous sens entre les faits et les fakes, entre le moment où l’on a l’impression d’être un génie et celui où l’on se sent idiot. Nous défendons fermement l’individu autonome et son usage rationnel d’outils qui lui permettent de bâtir son petit monde, et pourtant la perspective que les machines deviennent plus intelligentes que leurs concepteurs nous rend foncièrement inquiets. Nous sommes face à de nouvelles réalités qui excèdent même le plus enthousiaste des petits cons prétentieux.
Il fut un temps, la culture occidentale commençait à confondre temps et chronologie. Le temps fut conçu comme un axe nous menant en ligne droite du passé au présent jusqu’au futur. Durant la révolution industrielle du XIXe siècle, une période marquée par l’enthousiasme pour le progrès et la glorification de la modernité, les regards se tournaient ainsi avec optimisme vers l’avenir, et même vers un avenir interprété comme l’amélioration nécessaire du présent. La Première Guerre mondiale ébranla sérieusement cette croyance en un triomphe sans appel de la raison. Les absolus désastres techniques de la Seconde Guerre mondiale entamèrent définitivement l’idée de progrès. Les anciens dieux s’étant déjà éclipsés, ne restaient plus que les technocrates pour déterminer l’ordre du monde et des choses. Encore aujourd’hui, il semble que nous soyons attachés à nombre de leurs hypothèses fondamentales. Nous en sommes littéralement paralysés. Que nous nous faisions critiques ou adeptes et protagonistes du nouveau monde de l’intelligence, nous nous montrons bien incapables de penser le monde en dehors des logiques de quantification. Nous sommes bien incapables de ne pas tout traduire en chiffres.
En pleine Guerre froide, alors que les débats politiques occidentaux finissaient inévitablement noyés dans un « pour ou contre » l’anticommunisme, un nouvel énoncé semblait bien utile aux technocrates : une proposition peut être considérée comme libératrice si elle se distancie de toute position politique et se revendique par là libre de toute idéologie. Durant cette période qui voulait contrer l’humanisme à force d’anti-humanisme naquit la cybernétique. Développée par Norbert Wiener à partir des principes du calcul prospectif élaboré notamment dans le cadre d’un programme de missiles balistiques, cette dernière devint le modèle de pilotage des sociétés occidentales démocratiques et fut intégré dans l’administration de l’économie. Economie et société se confondaient d’ailleurs toujours plus.
Entre les années 1950 et 1970, après un intense débat public qui oscillait entre la célébration d’un futur calculable et des critiques inquiètes qui pressentaient déjà les régimes technocratiques à venir, la cybernétique serra plus fermement la bride, mais elle le fit discrètement. La cybernétique et ses implications les plus fondamentales restèrent par exemple à l’écart des recherches et des discussions sur l’automation qui eurent court dans les années 1980. Ce n’est qu’avec l’arrivée d’Internet et de sa réalité virtuelle augmentée, que l’on prit vraiment conscience de sa soudaine actualité. Les hommes réalisaient qu’il manquait alors quelque chose à leur vie ; mais quoi ? Si nous voulons éviter de tout mettre sur le compte d’un fétichisme de la technologie créé artificiellement, ou de regarder le problème comme un lapin regarde un serpent, c’est bien sur le chemin sur lequel nous sommes déjà engagés qu’il nous faut chercher une réponse. Nous devons analyser la direction prise et ses étapes concrètes, pour questionner ce qui est advenu en repartant de l’idée initiale et de son évolution. Puisque le principe fondamental de la cybernétique est l’auto-organisation orientée, la première étape consiste à établir une distinction entre orientation et direction. C’est ce que je vais essayer de mettre en évidence dans ce texte, où je m’intéresse à un débat qui eut lieu avant la Seconde Guerre mondiale, mais qui anticipait implicitement l’issue de la guerre.
Six ans avant la première conférence Macy qui entendait rendre présentable le concept de cybernétique, un colloque interdisciplinaire intitulé « Conférence sur la science, la philosophie et la religion » fut organisé à New York. C’est sur un de ces débats que je souhaite revenir. La conférence fut organisée par neuf scientifiques réunis autour du penseur conservateur Louis Finkelstein. Le groupe avait organisé son premier colloque en 1940 sous la devise « Surmonter la crise de notre culture par une expérimentation de la pensée entrepreneuriale ». Une crise ayant pour origine une « confusion intellectuelle » que le groupe tenait pour aussi importante, si ce n’est plus, que « le mode de vie totalitaire qui s’étend rapidement à travers le monde jusqu’à constituer un péril menaçant notre civilisation ». Aujourd’hui, l’objectif de la conférence peut être vu comme une ébauche de la pensée actuelle sur la « radicalisation » et les extrémismes, dans laquelle la menace pour la démocratie est située du côté de ses critiques. Malgré une formulation vague, on comprend aisément que ceux qu’ils craignaient le plus n’étaient pas les fascistes :
L’effort d’expression et de formulation d’idées constructives, qui a conduit à l’intégration de différentes disciplines aux valeurs morales traditionnelles et au mode de vie démocratique, est en passe d’être vaincu par des influences émanant de sources très éloignées de nos bibliothèques et laboratoires. Depuis plus de deux décennies, l’opinion publique américaine a été exposée à la puissante propagande de quelques éloquents opposants à nos institutions démocratiques. Leur influence, qui a pu être négligeable en soi, a été renforcée par les états d’âmes du public et par nombre d’écrivains et d’enseignants dont le scepticisme auto-destructeur a joué directement en faveur des totalitaires. Tous les efforts pour démontrer le lien étroit de la science et de l’histoire moderne avec l’éthique traditionnelle et la religion sont depuis dénoncés comme réactionnaires. [1]
L’idée de « réaliser une unité de pensée et d’action […] afin de créer une base plus sûre pour la démocratie » ressemble à un débat ouvert dans un cercle fermé, le concept de démocratie étant placé sur le même plan que l’American Way of Life. S’il ne faut pas surestimer l’influence de cette conférence, il apparaît clairement que le terrain a été préparé pour déterminer les modalités d’une main invisible, celle-ci dirigeant à son tour une unité autorégulatrice.
En 1968, à cet effet, Margaret Mead inventait l’idée d’une cybernétique de second ordre. Par la suite, le concept fut repris par son compagnon de route Heinz von Foerster, lequel s’évertua durant la phase tardive de sa constitution dans les années 1980 à transfigurer l’action des managers à travers son jargon cybernétique – alors que le néolibéralisme s’épanouissait sauvagement sur le terreau des principes de l’autorégulation technocratique.
Heinz von Foerster incarne à merveille la figure du caméléon technocratique. Impliqué durant la Seconde Guerre mondiale dans le développement des radars nazis, il changea rapidement de couleur politique pour voguer vers les États-Unis. Jusqu’à la fin des années 1960, il exécuta des contrats de recherche de l’armée américaine, mais au bout du compte il apporta son soutien au camp anti-guerre ainsi qu’aux partisans de la contre-culture dans leurs revendications à plus d’autorégulation. Pour finir, il intervint comme conseiller dans des écoles de managers. Pendant que Heinz von Foerster était occupé à colporter les principes de la cybernétique, Margaret Mead se consacrait tranquillement à injecter dans la logique coloniale de la CIA les connaissances anthropologiques qu’elle avait acquises au cours de ses nombreux voyages de terrain en tant qu’anthropologue.
Margaret Mead : se prosterner devant les forces culturelles
A l’occasion d’une suite donnée au colloque mentionné plus haut, Margaret Mead fut invitée comme intervenante. Sa contribution traitait de la question de savoir comment elle pouvait, à partir de sa position d’anthropologue, étayer la perspective qui réunissait les participants à la conférence, à savoir « de consolider cette croyance et d’essayer de diriger toute une civilisation dans une direction donnée ». À propos de cette croyance à consolider, elle se référait au relativisme culturel – très influent en Amérique du Nord – pour lequel « chaque comportement culturel doit être considéré relativement à la culture dont il relève ». Dans son insistance à rappeler « l’interdépendance systématique de différents éléments culturels », il faut voir la tentative de juguler les tensions à l’œuvre dans les sociétés par un déplacement de focale, de l’incompatibilité des objectifs de leurs différentes composantes, vers leur relation problématique, pour finalement mettre en balance les coûts et avantages d’éventuelles décisions. L’exemple choisi par Margaret Mead – « la question de la stérilisation forcée des inaptes afin de préserver la communauté des coûts et du gaspillage social que représente une importante population anormale » – nous empêche de considérer qu’elle aurait eu des positions trop ouvertes et pacifiques. Cela deviendra encore plus évident par la suite, lorsqu’on confrontera son argument à celui de son mari, l’anthropologue cybernéticien Gregory Bateson.
Après avoir présenté le rôle de l’anthropologue comme consistant à « mettre en relation des objets culturels, associer des objets culturels à des systèmes complets […] et se servir des comparaisons entre systèmes pour lancer des alertes et souligner les effets de différents changements ou tendances au sein de la culture hétérogène et chaotique que les participants tentent de diriger vers plus de démocratie », Margaret Mead pointa le principal nœud du conflit en ces termes :
Si nous poussons le questionnement un peu plus loin et disons : « Nous avons fixé l’orientation dans laquelle nous voulons nous mouvoir. Maintenant, dites-nous, vous les spécialistes de la culture et des sciences sociales, comment la prendre. Mettez en œuvre pour nous notre programme spirituel ! » Sommes-nous alors parvenus à un point où se heurtent la liberté de la volonté individuelle et l’approche scientifique ? Prendre une direction donnée ne nécessite-t-il pas un contrôle et ce contrôle – un contrôle mesuré, calibré et irrévocable, c’est-à-dire un contrôle qui remplisse véritablement ses objectifs – ne va-t-il pas, par sa seule existence, saborder la démocratie en ce qu’il élève nécessairement certains hommes pour exercer le contrôle et qu’il fait de tous les autres leurs victimes ? [2]
Plus loin, Mead souligne qu’il est plus compliqué de favoriser la responsabilité morale individuelle que d’imposer l’obéissance. Pour parvenir à cela, le rôle du scientifique, en même temps planificateur et exécuteur, se doit d’abord de refléter sa propre situation, car il fait partie d’un tout. Elle poursuit :
Les cultures n’ont pas d’existence vraie en dehors des corps accoutumés de ceux qui les vivent. C’est en cela que réside le dilemme auquel nous devons sérieusement nous confronter […] Cela signifie que la mise en œuvre pratique [du programme d’une plus grande démocratie, NdT] ne procédera jamais de plans détaillés d’avenir prêts à l’emploi. Au contraire, elle doit impliquer une direction, une orientation de la culture selon une direction, dans laquelle les nouveaux individus qui auront grandi sous l’impulsion première de cette direction pourront continuer à nous emmener et nous emmèneront vraiment. [3]
Le passage d’un résultat statique à un processus dynamique correspondait à l’impossibilité pressentie et soulignée par Mead « d’envisager l’issue en direction de laquelle le scientifique met en mouvement le processus ». Mais ceci n’affaiblit en rien la détermination de ce dernier « à mettre la main sur un procédé de contrôle qui ne serait ni moins sûr, ni moins adapté à tout ce qu’il sait des processus culturels et de la spécificité de sa propre culture. » Ce n’est pas pour des raisons éthiques que Mead écarta « la proposition toute faite d’un mode de vie absolument désirable, proposition qui a toujours été accompagnée de l’impitoyable manipulation de l’homme pour le contraindre à s’adapter ». Considérant la culture comme inévitablement dépendante de sa transmission entre générations, la manipulation directe se révélerait dysfonctionnelle, « les victimes d’un tel processus devenant peu à peu apathiques, passives et sans spontanéité, et ses visiteurs sans cesse plus paranoïaques ».
Nous retrouvons aujourd’hui ces réflexions dans nos réalités. Mais comme toujours, les choses ont pris une tournure un peu différente. Ce que nous vivons, c’est une forme de gouvernement qui produit du pouvoir, de la coercition et la dépendance sur des plans quasi invisibles, alors même que la maîtrise d’ouvrage continue d’être assurée selon les méthodes de manipulation les plus abusives, produisant précisément les effets décrits plus haut d’un rétrécissement drastique de tout horizon qui lui échappe. Peut-être cela n’est-il clair pour nous que depuis que les méthodes dites de « pilotage non contraignant » (soft steering) ont été effectivement intégrées à l’ingénierie sociale.
Cependant, il semble que toutes les implications de la pensée de Mead n’aient pas été comprises à son époque. Son mari lui aussi – le même Gregory Bateson qui se rendra plus tard célèbre pour sa transcription des modèles cycliques de la cybernétique au fonctionnement de la raison et de la psyché, constituant à son tour la base de l’auto-thérapie à la R.D. Laing – interpréta la conclusion stratégique qu’elle tirait de l’inexorable condition humaine comme une faiblesse de ses réflexions. Ces dernières peuvent être résumées en trois étapes : premièrement, les boucles rétroactives fonctionnent sur des générations, mettant à mal toute velléité de planification. Il en découle deuxièmement qu’un individu, quelles que soient sa détermination et son influence, ne pourra jamais réaliser le plan global. Troisièmement, ceci ne suppose concrètement aucune manipulation de l’individu, mais bien plutôt une manipulation des conditions déterminant son potentiel de correspondance au modèle.
Gregory Bateson : réponse à une question non posée
Dans son commentaire à l’article de Margaret Mead, Gregory Bateson considérait le conflit à traiter comme une opposition entre motivations démocratiques et motivations instrumentales. Soit comme « une lutte à mort pour le rôle qu’entendent jouer les sciences sociales dans l’agencement des relations humaines ». Ce commentaire ne faisait pas qu’anticiper l’assujettissement de le science à la politique qui allait marquer l’époque de la guerre froide. Ignorant complètement la temporalité inter-générationnelle développée par Mead, la manière dont il redéfinit l’argument de cette dernière relève presque du cliché. Il en résulte un raisonnement totalement différent :
Elle nous dit très clairement que le déplacement de l’accentuation et de la forme de notre pensée implique d’entrer dans des eaux inexplorées. Nous ne pouvons pas savoir à quel genre d’être humain aboutira une telle orientation et nous ne sommes pas davantage assurés de nous sentir chez nous dans le monde de 1980. La seule chose que peut nous dire le Dr. Mead, c’est que nous atteindrons sûrement une falaise, si nous suivons cette orientation qui nous semble la plus naturelle et qui correspond à planifier notre application des sciences sociales comme moyen pour atteindre un but défini. Elle a ainsi cartographié pour nous la falaise et nous conseille de prendre une orientation qui ne conduit pas à la falaise, mais au contraire dans une direction nouvelle et inconnue. Sa contribution pose la question de comment prendre cette nouvelle direction [4].
Tout en déroulant les « différents types d’acquisition de modèles comportementaux », il replace ces derniers dans le cadre de la psychologie de l’apprentissage individuel. L’horizon temporel y est réduit à une génération, à la question de savoir comment les enfants d’aujourd’hui doivent se comporter en tant qu’adultes de demain et à ce qu’il est possible de leur transmettre au début des années 1940. Bien qu’il veuille prendre ses distances vis-à-vis des théories comportementales behaviouristes, les exemples que Bateson utilise font largement écho aux expériences de psychologues documentant les dynamiques d’apprentissage chez les chiens, les rats ou les pigeons. L’individu est au centre alors que son environnement reste largement ignoré. Le commentaire de Bateson, en laissant implicitement le public oublier le problème de l’intégration culturelle qui sous-tend sa proposition en premier lieu, réduit drastiquement la portée de l’argument de Mead.
Il se réfère à Mead lorsqu’il fait la distinction entre d’une part, une ingénierie sociale qui consiste à manipuler les gens afin d’obtenir une société planifiée, et d’autre part, les idéaux démocratiques de responsabilité morale individuelle. En soulignant ce contraste, Bateson ne donne pas seulement l’impression qu’il conviendrait avant tout de lire la contribution de Mead d’un point de vue moral, mais modifie tout bonnement la fonction de son argumentaire. Alors qu’elle utilise l’ingénierie sociale – un terme qu’elle n’a d’ailleurs jamais explicitement employé – dans le sens où celle-ci cible le processus plutôt que l’objectif, Bateson renvoie ce concept à de la manipulation directe et balaye d’un même mouvement les difficultés éthiques. Les techniques de manipulation existant de toute façon, il convient, si l’on veut éviter les abus, que le droit à la manipulation revienne aux individus bien intentionnés.
Devons-nous réserver, comme un privilège, les techniques et le droit à manipuler des hommes à quelques individus avides de pouvoir, avec des plans et des objectifs, pour lesquels l’instrumentalité de la science présenterait un attrait naturel ? Maintenant que nous disposons de ces techniques, allons-nous traiter les hommes froidement comme des objets ? Sinon, que faire de ces techniques [5] ?
Quand il parle de manipulation, Bateson choisit l’exemple du régime nazi. C’est dans ce contexte qu’il faut situer l’idée de Bateson de saisir « les habitudes de l’esprit » afin de protéger les individus de toutes sortes d’abus. Ainsi, grâce à leur approche rationnelle, les scientifiques seraient le plus à même d’évaluer et de diriger les actions humaines. Qui douterait ainsi de la nécessité « d’être doté de quelque chose de mieux qu’une liste d’habitudes établie au hasard ? ».
Le Dr. Mead nous dit que nous devons naviguer dans des eaux encore inconnues et adopter une nouvelle manière de penser ; mais si nous savions comment cette manière de penser est reliée à d’autres, nous pourrions mieux apprécier les avantages, les dangers et les possibles embûches d’un tel cours. Un diagramme de ce type pourrait nous donner les réponses aux questions posées par le Dr. Mead – quant à savoir comment juger la « direction » et la valeur intrinsèque de nos actions prévues […] nous pourrions proposer quelques-uns des sujets principaux – les points cardinaux si vous préférez – sur lesquels doit reposer la classification définitive. [6]
La proposition d’une classification définitive n’est-elle pas précisément le contraire de ce que Mead considérait comme possible ? La lecture que j’ai de ce passage est que Bateson voulait nier les fondements même de l’argumentaire de Mead en disant que « les membres de ce nouveau monde dont nous rêvons seront si différents de nous qu’ils ne pourront plus l’apprécier à la mesure de laquelle nous y aspirons aujourd’hui ». Pour finir, il propose de cesser les recherches portant exclusivement sur les habitudes, la manière dont elles sont acquises ou comment elles se développent au sein d’une culture donnée et privilégie au contraire une approche proactive :
Inversement, nous pourrions obtenir une définition plus précise et plus opérationnelle de certaines idées traditionnelles telles que le ’libre arbitre’ si nous nous demandions ’Quel type de contexte d’apprentissage expérimental concevrions-nous pour inculquer cette habitude’, ’Comment organiser le labyrinthe pour que le rat anthropomorphe obtienne une impression répétée et renforcée de son propre libre arbitre ?’ [7]
Ce qui est annoncé ici se déplie de lui-même : après que Mead a posé la question de savoir comment suivre cette ligne de crête entre attention aux valeurs et manipulation de la société, Bateson voulut rejeter son analyse et mit l’emphase sur le processus en tant que tel, afin de dresser une carte des résultats souhaités avec des lignes directrices illustrant la manière dont ce processus pourrait être contrôlé de manière opérationnelle.
Une première conclusion : la machine qui habite la machine comme son esprit
Partons de notre situation présente. Nous avons tendance à surestimer le côté technique de la cybernétique et à considérer les rêves de robots, transfigurés en web-réalité, comme s’il s’agissait d’un de ses éléments fondateurs. En faisant cela, nous perdons de vue que, dans la phase où la cybernétique prit forme, on accordait tout autant d’importance à des aspects relevant de la capacité à planifier la société future. Plutôt que de proposer ici une analyse académique bien nette de la généalogie de la cybernétique ou de séparer l’histoire en un « pré- » et un « post- » pour ne retenir comme essentiel que ce qui s’est passé entre les deux, j’ai choisi deux textes présentant les méthodes de la cybernétique.
À ce jour, la cybernétique a complètement imprégné les structures de la société et pas seulement sous la forme d’un comité de gestion des sociétés et des entreprises. Un de ses moyens consiste à essayer d’orienter les efforts actuels vers un objectif. Les méthodes de la futurologie et de la prospective furent créées au temps de la menace d’une guerre atomique. Ces méthodes avaient pour fonction de planifier et prévoir les capacités d’armement. Elle se développèrent ensuite rapidement pour devenir un outil de la recherche en ingénierie sociale en vue d’éviter des crises potentielles du capitalisme. En ce sens, certaines leçons furent tirées de l’hystérie de la guerre froide : Louis Armand et Michel Drancourt expliquèrent ainsi dès 1961 qu’après la seconde phase de la révolution industrielle qui promettait une ère d’abondance, les idéologies seraient devenues aussi obsolètes que les structures économiques et politiques de leur époque.
Selon Herman Kahn, la figure la plus marquante et la plus exécrable de la futurologie, l’objectif de la prospective était de produire une « projection dépourvue de contradiction ». Mais ceci ne suffisait pas à Jacques de Bourbon-Busset qui « ne voulait pas prédire de futur probable, mais préparer un futur souhaitable et peut-être même aller plus loin : s’efforcer de rendre probable le futur souhaitable ». C’est là que la proposition de Bateson de mettre l’accent sur l’application pratique devient, dans l’approche collective des futurologues, réalité. Leur mission n’est ni d’expliquer les contradictions sociales ni de proposer des solutions, mais plutôt celle de savoir comment peut-on produire des « faits » et les faire passer pour tels.
Hasan Ozbekhan, directeur de la planification à la Systems Development Corporation, a eu l’idée d’utiliser des bases de données pour calculer des situations futures, et ainsi de ’construire des anticipations en manipulant les situations futures à rebours, afin de voir comment la situation affichée et choisie par l’anticipation peut indiquer quels changements doivent être entrepris pour réaliser l’anticipation’. Il voulait transformer la futurologie en « une méthode de planification qui utilise l’avenir comme un outil opérationnel afin d’effectuer des changements dans le présent – et avec ces changements mettre en mouvement le futur ainsi conceptualisé. »
Les futurologues étaient bien souvent des hommes pétris de bonnes intentions. Ils voulaient rendre les guerres moins brutales. Ils croyaient que le capitalisme changerait de cap dès que sa dynamique de déprédation serait comprise. Mais à partir du moment où ces intentions furent perdues de vues, il ne resta plus que de la logique et des technologies. Encore aujourd’hui, leurs prévisions sont utilisées comme des outils pour façonner le présent.
Les futurologues étaient peut-être incapables de prévoir à quel point la transformation des valeurs qu’ils prônaient serait complète. En vrais futurologues, ils vivaient déjà dans l’impasse qu’ils avaient contribué à créer, celle de ne pas voir que la « fin des idéologies » est une impossibilité pour l’homme. Le but ne peut pas être supprimé, mais juste oublié, car l’absence de valeurs est aussi une valeur. Si la machine n’est pas pilotée par des hommes, la machine devient elle-même l’élément moteur et la direction même – et ceci a pour conséquence qu’aujourd’hui le désir de survivre emprunte un chemin contre-productif. Selon moi, si l’on veut trouver une issue intéressante, il faudrait dégager une perspective au-delà du cadre individuel. Ne plus être seul à regarder le miroir noir, mais commencer à envisager de le traverser ensemble.
La cybernétique ne fait pas que réduire le monde à son modèle, elle opère aussi un déplacement de notre perception de telle manière que la différence entre le monde et le modèle du monde semble s’effacer. Comme une panthère, nous nous traînons dans un sens puis dans l’autre devant les barreaux en sachant que le monde se trouve là, juste derrière. Si nous voulons lutter pour plus d’autonomie, cette différenciation entre monde et modèle est fondamentale. Sans la soif de dépassement et des beautés de l’univers – soif qui naît de la surprise soudaine d’être vivant au milieu de toute une série d’autres êtres vivants – nous ne serons pas en mesure de faire le petit pas de côté nécessaire pour sortir et poser nos pieds sur la terre ferme. C’est pourquoi je considère la cybernétique comme une idéologie de la confusion ou pire encore, comme une idéologie de l’oubli organisé. Le problème fondamental n’est pas une question de pilotage et encore moins de pilotage de la société. La cause de nos malheurs vient plutôt de notre timidité à vouloir dépasser l’horizon du présent pour entrer dans des avenirs inconnus.
[1] Louis Finkelstein, « The Aims of the Conference », Science, Philosophy and Religion, A Symposium. Conference on Science, Philosophy and Religion. New York:1941,12
[2] Margaret Mead, « The Comparative Study of Culture and the Purposive Cultivation of Democratic Values », in : Science, Philosophy and Religion, Second Symposium. Conference on Science, Philosophy and Religion, New York : 1942, 65f.
[3] Mead, The Comparative Study, 66.
[4] Gregory Bateson, « Comments by » in Science, Philosophy and Religion, Second Symposium. Conference on Science, Philosophy and Religion, New York : 1942, 86.
[5] Bateson, Comments by, 84.
[6] Bateson, Comments by, 87.
[7] Bateson, Comments by, 92.
Comments
Les commentaires sont modérés a priori.Leave a Comment