Contre les sanctifications

C’est un constat douloureux : même parmi les anarchistes, on ne manque pas de ceux qui éprouvent le besoin de se créer des saints. Il suffit qu’on apprenne la triste nouvelle de la disparition d’un de nos meilleurs compagnons, qu’il ait parcouru une vie de luttes ou qu’il ait succombé au cours d’une action anarchiste, pour qu’aussitôt se dresse parmi les compagnons quelqu’un qui éprouve le besoin de baptiser du nom du mort le Groupe ou le Cercle dont il fait partie. Le compagnon éditeur courra à la recherche de la photographie, et aussitôt on va mettre en vente la carte souvenir, l’agrandissement, etc.

Et ça ne suffit pas ! La manie de sanctifier en arrive à sanctifier jusqu’aux vivants, et comme hier on sanctifia Maria Ryger(1), aujourd’hui on sanctifie Errico Malatesta(2).

Pourquoi ? Parce que même parmi nous, il y en a un paquet qui éprouvent le besoin d’adorer.

Seuls, anarchiquement seuls, ils se sentent mal ! Et comme ces compagnons déclarent à toute occasion qu’il leur est restée la « foi de l’Idéal » (malgré toute leur aversion envers les religions), il est logique qu’ils éprouvent le besoin de sanctifier les martyrs de cette foi nouvelle !

Nous trouvons ainsi une multitude de Cercles ou de Groupes qui portent le nom de Bakounine, de Gori, de Caserio, de Bresci etc. ; quel profit en retire le mouvement anarchiste, moi je ne le sais pas.

Mais si je considère que ces compagnons sanctifient ces grands anarchistes en s’imaginant honorer leur mémoire alors qu’ils l’insultent, l’indignation m’envahit.

Parce que ces grands disparus, par leur vie de combats, par leurs œuvres, par leurs actions prouvèrent qu’ils atteignaient l’essence même de l’anarchie, ils n’aspirèrent sûrement pas à devenir des idoles.

Le dernier disparu qu’on s’est mis aussitôt à sanctifier a été Bruno Filippi.

Il a suffi d’apprendre que les restes de l’homme mort au cours de l’explosion de la bombe dans la Galerie de Milan étaient les siens, pour que les anarchistes de Viareggio baptisent leur Groupe de son nom.

Moi, anarchiste, ami et compagnon du mort, je m’élève contre cette nouvelle sanctification.

Le nom de Bruno Filippi ne doit pas servir de symbole pour ceux qui ne l’ont certainement pas compris.

Parce qu’aujourd’hui, alors que notre compagnon a été lacéré au cours d’une action anarchiste, tous les anarchistes d’Italie le revendiquent. Et ils en exaltent les vertus, et ils en tissent les louanges.

Même si jusqu’à hier, ils l’avaient traité de fou, même si, il y a quelques années, ils refusaient, au nom de l’anarchie, une place pour ses écrits dans leurs journaux(3).

Et bien, Bruno Filippi, anarchiste individualiste, détracteur de toutes les chapelles, briseurs de toutes les idoles ne doit pas servir de symbole, à aucun Groupe, à aucun Cercle. On l’insulte !

Celui qui apportait sa note échevelée et discordante au cours des réunions des anarchistes raisonnables, qui répétait constamment à propos des Congrès anarchistes : À bas les Congrès ! ne peut pas être l’idole des Congressistes !

Bruno Filippi appartient à peu [sic]. Il fait partie des solitaires, et qui veulent le rester. De ceux qui n’ont sanctifié personne parce qu’ils savent être anarchistes, même sans la Foi. Bruno Filippi est des nôtres, à nous les individualistes.

G. Feroci

Iconoclasta !, n°8-9, 24 octobre 1919.

NOTES

(1). Maria Rygier (1885-1953) collabora dès 1907 au journal syndicaliste-révolutionnaire Lotta di classe et créa la feuille antimilitariste Rompete le file (Rompez les rangs). En 1909, elle se rapprocha de l’anarchisme. En 1914, elle prit position en faveur de la guerre derrière Mussolini. Elle se réfugia en France en 1926. (Note de l’Assoiffé édition, 2017).

(2). Voir Volontà, 1ère année, n°13, page 7. Note de l’auteur.

(3). Je me souviens qu’en 1917, quand Pascale Binazzi était venu à Milan pour suivre la publication de Cronaca Libertaria (qui jusque là avait été rédigée par les compagnons résidant à Milan), celui-ci refusa à Bruno Filippi / Filippo Rubin de continuer à écrire ses réflexions personnelles. Et cela parce qu’il était trop … anarchiste ! Mais alors, s’il était trop… anarchiste, seulement parce qu’il écrivait en toute sincérité ce qu’il ressentait, pourquoi aujourd’hui dresse-t-on des articles apologétiques à sa mémoire, et l’appelle-t-on « nôtre » ? Sans doute à l’époque avait-on peur de perdre le soutien des anarchistes « sensés », et qu’aujourd’hui, les temps ayant changé, on a peur (pour les mêmes raisons) de désavouer [sic] l’acte qu’il a accompli ? Note de l’auteur.

——————————————–

Extrait de J’ai rêvé d’un monde en flamme tourbillonnant dans l’infini de Bruno Filippi (Editions l’assoiffé, 2017).