1/ Le monologue défend une vision finaliste de l’épidémie. Le virus sertait doté d’un sens, d’un objectif, d’un but, éveiller une conscience révolutionnaire. La vision finaliste est à ce point assumé que le virus demande à plusieurs reprises qu’on le remercie : « Remerciez-moi de l’épreuve de vérité des semaines prochaines : vous allez enfin habiter votre propre vie, sans les mille échappatoires qui, bon an mal an, font tenir l’intenable. » ; « Remerciez-moi pour tout cela, et bienvenue sur terre ! ». Cette représentation d’une maladie comme porteuse de sens est évidemment obscurantiste. Elle a son intérêt littéraire, et on peut reconnaître dans le monologue l’influence de Guy Des Cars : l’héroïne de L’Impure découvre l’amour grâce à la lèpre. Cete vision finaliste s’inscrit aussi dans une solide tradition politique. Pour ne prendre qu’un exemple, les partisans de « l’écologie profonde » du journal Earth First estimaient en 1987 que le sida était le bienvenu comme outil de régulation démographique face aux menaces de surpopulation3. Là où des religieuxSES et politiques de tout bord saluaient l’épidémie comme une punition de Dieu contre les pédés, les tox et les autres pêcheurSEs, des personnes, au nom de l’écologie, parlaient de punition de la Nature. Lundi Matin suit très exactement la même logique : s’en sortiront ceux qui respectent les ordres du virus prophète : « Ceux qui veulent vivre devront se faire des habitudes nouvelles, et qui leur seront propres. »

2/ Le virus-qui-parle le fait d’un point de vue transcendant, inéluctable, sur lequel nous n’aurions pas de poids : une divinité. Le ton est celui, biblique, d’un père gourmandant des petits enfants indociles et désobéissants. Lundi Matin parle à son lectorat comme Emmanuel Macron s’adresse aux citoyen-nes depuis sa première intervention sur l’épidémie : « Demandez-vous plutôt comment vous avez pu trouver si confortable de vous laisser gouverner. », demande Lundi Matin, qui, en posant un « vous » s’exclue de cette interrogation qu’il exige de son lectorat, trop bête pour s’être posé les bonnes questions avant qu’une catastrophe n’arrive : « Sans moi, combien de temps encore aurait-on fait passer pour nécessaires toutes ces choses inquestionnables et dont on décrète soudain la suspension ? », « Remerciez-moi de l’épreuve de vérité des semaines prochaines : vous allez enfin habiter votre propre vie, sans les mille échappatoires qui, bon an mal an, font tenir l’intenable. Sans vous en rendre compte, vous n’aviez jamais emménagé dans votre propre existence. Vous étiez parmi les cartons, et vous ne le saviez pas. » Pour le dire autrement, notre erreur à nous, pauvres mortels, aura probablement été de ne pas avoir été assez « intelligents et subtils » pour vivre correctement. Et le virus est bien navré d’être forcé de nous traiter ainsi, à cause de notre inconscience : « Quelle autre façon me restait-il pour vous rappeler que le salut est dans chaque geste  ? »  Le virus nous donne ses bienfaits ; à nous d’en faire bon usage et de cesser d’être des petits enfants inconscients : « Soit les gouvernants vous imposent leur état d’exception, soit vous inventez le vôtre. Soit vous vous attachez aux vérités qui se font jour, soit vous mettez la tête sur le billot. Soit vous employez le temps que je vous donne maintenant pour figurer le monde d’après à partir des leçons de l’effondrement en cours, soit celui-ci achèvera de se radicaliser. » Comme n’importe quel texte de droite, comme n’importe quelle théorie chrétienne du salut, la responsabilité individuelle, la conversion de chacun à un discours transcendant deviennent l’alpha et l’oméga de notre succès ou de notre échec – et non les facteurs sociaux et politiques sur lesquels il serait bon d’agir4. Mettons-nous donc à genoux devant le dieu virus, reconnaissons ses bienfaits, sachons-en faire bon usage et inclinons-nous : «Remerciez-moi pour tout cela, et bienvenue sur terre ! »

3/ Le texte dissimule mal l’appartenance sociale de ses auteur-es et leur incapacité à sen décentrer pour offrir une lecture de classe (mais aussi de race, de genre, en fonction du handicap ou de l’âge) de la pandémie5 : « Grâce à moi, pour un temps indéfini, vous ne travaillerez plus, vos enfants n’iront pas à l’école, et pourtant ce sera tout le contraire des vacances […] Je vous désoeuvre. » Lundi Matin refuse donc de s’adresser à celles et ceux qui travaillent encore : les personnels hospitaliers, parmi lesquels les personnes chargées du ménage (laissées avec encore moins de protection que les soignant-es) infirmières et aides-soignantes, les aides à domicile, les éboueurs, les caissières, les postiers, les livreurs, brimés par les Amazon ou Deliveroo, les ouvriers des usines encore ouvertes, les cheminots et conducteurs de bus, etc. C’est-à-dire les travailleur-ses précaires, comptant de plus dans les secteurs les plus durs des taux majoritaires de personnes racisées. Lundi Matin invisibilise la division du travail et l’exposition accrue aux risques sanitaires, et comme ses responsables enjoignent à utiliser le temps libéré pour pratiquer une conversion interne et préparer la révolution6, le résultat en est que la révolution de Lundi Matin se fera sans les travailleurs et travailleuses précaires.

Elle se fera aussi sans les travailleuses du sexe, privées de fait de revenus, et alors même que le refus de considérer leur activité les empêche de bénéficier de la solidarité nationale (elles ont lancé plusieurs appels à l’aide par le biais du Strass ou d’Acceptess-T).

 

On sait aussi que la libération du temps, pour les personnes qui en bénéficient, ne sera pas répartie équitablement : les tâches ménagères et domestiques seront majoritairement assumées par les femmes. Ce n’est pas très grave pour Lundi Matin : les hommes prépareront la révolution sans elles, ils en ont l’habitude.

4/ La romantisation du confinement et de la mort est aussi un marqueur de cette appartenance de classe, de race et de genre et du refus de s’en abstraire. Il faut vraiment vivre dans le confort, chez soi, pour ne pas voir les difficultés d’une vie en familles nombreuses dans 30 mètres carré, que vivent bon nombre de mes élèves. L’exposition accrue des enfants aux violences parentales, des femmes aux violences masculines et aux féminicides, l’isolement des personnes âgées, des personnes lourdement handicapées sont autant de réalités qui ne troublent pas la joie des prophètes du virus à l’image d’hommes parlant en viséo-conférences de la révolution à venir pendant que les femmes font la vaisselle. Il faut vraiment être confit dans ses privilèges pour ne pas voir que le contrôle policier qui garantit le confinement est déterminé par et renforce le racisme structurel et qu’une priorité d’un groupe révolutionnaire devrait d’en faire état dans un tel texte. Mais pourquoi en parler quand il suffit de reprocher aux prolétaires habitants dans des cités de ne pas avoir pensé à s’installer là où il y a des jardins7 ?

Bien loin de cette rhétorique, des solidarités authentiques et révolutionnaires se sont mises en place, comme ce groupe Facebook Trans Pédés Gouines.

Et bien sûr, Lundi Matin romantise la mort :  «Les portes de la Mort seront grand’ouvertes. » Comment peut-on produire ce genre de phrase sans s’imaginer qu’elles vont provoquer le fou rire ou le dégoût ? Comment peut-on avoir l’idée d’écrire ces formules quand l’État réquisitionne des patinoires pour y conserver les cadavres en masse qu’il anticipe ; quand les premiers témoignages de personnes ayant perdu un proche, mais ne pouvant se rendre à l’enterrement, arrivent ? Bien sûr, cette romantisation de la mort participe pleinement de la vision finaliste d’un virus arrivé pour nous inciter à la conversion révolutionnaire sous peine de perdre la vie (voir ci-dessus). Mais il nie aussi les inégalités face à la maladie et à la mort, en fonction de l’état de santé, de la situation sociale. Et il nie aussi qu’il est possible de faire quelque chose contre la mort, qu’on peut agir, maintenant, y compris quand on est confiné, pour des actions politiques visant à ce que les bonnes mesures soient prises8. L’appel à prendre du temps pour préparer la révolution d’après et à ne pas s’occuper du monde social tel qu’il est maintenant n’est que l’expression de ceux qui sont convaincus que leurs privilèges leur épargneront le pire de la pandémie, se foutent de ceux et celles qui y sont le plus durement exposé-es et ne pensent pas utile de penser au moment présent, pour éviter le pire.

Sur les réseaux sociaux, les responsables de Lundi Matin n’ont pas répondu sur le fond à leurs détracteurs. Ils et elles les ont invectivés et justifier de la pertinence de leur prose par l’audience de leur prose. Comme le premier Cyril Hanouna venu.

Pour ma part, je fais miens les propos de Stephen Lewis lors d’une conférence mondiale contre le sida au Cap, en juillet 2009, qui remettait à leur juste place les ‘bienfaits’ de l’épidémie : « Le VIH / SIDA, malgré toutes les terribles conséquences humaines, a objectivement renforcé les systèmes de santé, a réuni tous les secteurs du gouvernement, de l’agriculture à l’éducation, a intégré des initiatives privées et publiques, a sensibilisé de manière exponentielle aux conséquences de l’inégalité entre les sexes, a donné naissance à des idées remarquablement nouvelles pour mobiliser des ressources… tout cela améliorant inévitablement la santé humaine dans son ensemble Croyez-moi, si nous pouvions récupérer les vies que nous avons perdues, je renoncerais en un clin d’œil aux gains institutionnels qui découlent du sida. Mais nous ne pouvons pas, alors au moins ne sous-estimons pas ou ne rejetons pas les gains.»9

Je ne nierai pas que la lutte contre la pandémie (et non le virus en lui-même, dans une vision finaliste obscurantiste, qui masque mal son darwinisme social) puisse apporter des bienfaits, et que nous ne tirions des luttes présentes, actuelles, le ferment d’un changement radical. Mais précisément, ces luttes actuelles, il faut les mener, maintenant. Et on ne pourra le faire sur la base d’un tel texte.

1««Voyez donc en moi votre sauveur plutôt que votre fossoyeur. », « Face à moi, ne cédez ni à la panique ni au déni. Ne cédez pas aux hystéries biopolitiques. »,  «J’ai dû me rendre à l’évidence : l’humanité ne se pose que les questions qu’elle ne peut plus ne pas se poser. »

2« Si vous n’aviez pas été aussi rapaces entre vous que vous l’avez été avec tout ce qui vit sur cette planète, vous auriez encore assez de lits, d’infirmières et de respirateurs pour survivre aux dégâts que je pratique dans vos poumons. Si vous ne stockiez vos vieux dans des mouroirs et vos valides dans des clapiers de béton armé, vous n’en seriez pas là. »

3M. Bookchin, « Ecologie sociale vs écologie profonde », in Emilie Hache, Ecologie Politique, éditions Amsterdam, 2014

4« Que l’un vous confine dans votre intérêt et l’autre dans celui de « la société », revient toujours à écraser la seule conduite non nihiliste : prendre soin de soi, de ceux que l’on aime et de ce que l’on aime dans ceux que l’on ne connaît pas. »

5Le virus affirme : « Jamais l’injustice de ce monde ne sera plus criante. », laissant espérer une réflexion sur les causes de cette injustice. Elle n’aura pas lieu. L’injustice est une fatalité, au même titre que le virus est une divinité transcendante.

6« Soit vous employez le temps que je vous donne maintenant pour figurer le monde d’après à partir des leçons de l’effondrement en cours, soit celui-ci achèvera de se radicaliser. »

7« N’est-il pas suicidaire, à la fin, de vivre là où l’on ne peut même pas cultiver un jardin ? »

8« Gardez-vous bien, cependant, de les accabler de reproches, d’incriminer leurs insuffisances. »

9« HIV/AIDS, for all the horrendous human consequences, has objectively strengthened health
systems, has brought together all the sectors of government from agriculture to education, has integrated private and public initiatives, has exponentially raised awareness of the consequences of gender inequality, has spawned remarkably novel ideas for raising resources … all of it inevitably improving human health overall. Believe me, if we could have back the lives we’ve lost, I’d relinquish in a heartbeat the institutional gains that flow from AIDS. But we can’t, so at least don’t undervalue or dismiss the gains. »