État et psychiatrie : Une histoire d’intérêts communs

par Romain Bonnel

Avertissement : ce texte traite une période de l’histoire (de la fin XVIIIème jusqu’au milieu du XIXème) et de faits juridiques et biographiques qui peuvent sembler ennuyeux. Ceci étant, il tend à démontrer que la violence psychiatrique que nous subissons aujourd’hui ne vient pas de nulle part. Cette origine s’explique par des fondements idéologiques, des intérêts et des représentations qui non seulement sont sensiblement les mêmes qu’aujourd’hui, mais qui en plus, sont dès le départ, largement condamnables. L’idée est que mieux nous connaîtrons le comment et le pourquoi des oppressions sociales et politiques, plus nous serons à même de les combattre et de les détruire.

Par ailleurs, ce texte doit beaucoup à l’ouvrage de l’historienne Jan Goldstein, Consoler et classifier : L’essor de la psychiatrie française, édité par les éditions Les empêcheurs de pensée en rond, en 1997. Il est également inspiré des travaux de l’historienne Laure Murat qui a notamment publié L’homme qui se prenait pour Napoléon : Pour une histoire politique de la folie, facilement trouvable en poche.

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Dans un premier temps, il sera question de comprendre à travers un regard historique et critique, comment est née la psychiatrie qui, avant d’avoir ce nom, s’appelait l’aliénisme[1]. En partant de l’institutionnalisation de la médecine, nous verrons sa tendance à la spécialisation qui aboutit rapidement à ce que l’on appelait autrefois la « médecine des fous ». Il sera ensuite question de comment cette spécialité médicale un peu particulière qu’est la psychiatrie a rapidement pris corps et forme courant XIXème. Enfin, ce sont les connivences fortes entre l’État et la corporation médicale qui seront discutées. La psychiatrie, sortant son épingle du jeu dans cette course aux intérêts, parvient à s’imposer notamment grâce à la fameuse loi de 1838 ([*][Encadré 1 en bas de l’article]). Il est effectivement primordial d’analyser cette construction sociale et politique avant d’évoquer les premières critiques ou les premières révoltes contre cette même psychiatrie (ayant eu lieu quelques années après cette fixation professionnelle et étatique). C’est dans un autre temps (dans un prochain numéro de Micrurus ?) que seront abordées les premières réactions qu’il est possible d’appeler antipsychiatriques mais qu’il faudrait plutôt appeler antialiénistes pour ne pas faire preuve d’anachronisme (ce que je ne respecterai plus dans la suite de mon écrit pour une simple question de forme).

 

I. Les antécédents de la psychiatrie : les différents modèles « politico-médicaux »

Avant de se distinguer dans une spécialité médicale à proprement parler, les psychiatres ont d’abord fait partie de la profession médicale, qui n’était pas découpé en disciplines spécifiques. Or il n’est pas envisageable de regarder l’histoire de la psychiatrie sans regarder a minima l’histoire politique de la médecine.

Ainsi, trois grands modèles politico-médicaux se confrontaient avant que la psychiatrie se fige en organe de contrôle au service de l’État.

Tout d’abord, le modèle corporatif fait suite à l’organisation corporatiste de la médecine française du XVIIIème siècle dont la formation était quasi exclusivement théorique. La corporation était le mode d’organisation de la plupart des professions jusqu’en 1789. Elle possédait ses propres règlements. C’est alors le début de la Faculté de Médecine, du Collège de Médecine et autres corporations commerciales qui tendaient à capter et conserver le monopole de renseignement du savoir médical et de la délivrance des soins dans un territoire donné. Aussi, pour renforcer la gloire de la médecine dominante que souhaitaient incarner ces institutions, le recours à la censure d’ouvrage était chose courante et tout conflit d’opinion devait immédiatement prendre fin. En ce qui concerne la pratique, c’est la suite de la chasse aux sorcières, avec les attaques en règle contre toutes initiatives autonomes d’individus qui se sentaient à même de soigner. Indépendantes financièrement, ces corporations médicales n’en demeuraient pas moins hiérarchisées, patriarcales et très attachées à l’État. Attachement que la médecine a dû resserrer pour s’assurer que les « charlatans » et autres guérisseurs – en l’occurrence probablement beaucoup de guérisseuses – ne fassent pas d’ombre au monopole qu’elle s’était progressivement construite.

Le modèle étatique, plus récent, prend racine dans la Société royale de médecine fondée à la fin du XVIIIème siècle et première agence d’État en matière de santé. Ce modèle fait concurrence directe au modèle corporatif en mariant instruments de l’État avec la pensée des Lumières. C’est alors le règne de la police de la santé (c’est, on l’oublie trop souvent, comme cela que s’appelait la politique de santé) qui se développera grâce à l’administration publique. En gérant ses besoins élémentaires et son environnement, elle pensait rendre la population nombreuse, productive et contribuable tout en canalisant ses désirs de révolte. Pour les défenseurs de ce modèle, le médecin ne devait pas se retrouver dans une corporation qui lui permettait d’exercer un art dans une zone géographique délimitée, il devait appartenir à l’État et faire preuve d’engagement, d’intégrité et de foi en la science médicale. C’est donc un processus de médicalisation qui démarre et dont les buts sont d’amener la médecine dans les campagnes pour supprimer les guérisseuses et guérisseurs « indépendant·e·s », insuffler l’hygiénisme en réaction à l’industrialisation polluante et uniformiser les pratiques et la formation des médecins.

Le modèle du laissez-faire renvoie à un courant de pensée économique et politique plus large qui sous-tendait le respect de la propriété légitime et le principe de non-agression. Plus clairement, c’est le libre commerce d’entreprendre sans régulation ni interventionnisme d’un pouvoir structuré. Ce moment post-révolutionnaire (1791-1803) fait que l’art de guérir était, par la loi certes, un commerce non régulé et ouvert à toutes et tous. N’importe qui pouvait s’installer pour soigner et était en droit de fixer ses propres tarifs, de créer sa propre école de médecine. Cela devait favoriser l’émergence d’autodidactes qui – après avoir réussi un examen -, en se mettant en concurrence, se stimuleraient et baisseraient leur prix. En 1793, la Société royale de médecine fut abolie tout comme les universités un an auparavant. Ce modèle était soutenu par les sans-culottes[2] qui réclamaient dans une de leur pétition « une médecine populaire, infiniment préférable et plus certaine que toutes les pratiques souvent erronées de nos médecins ». Reste qu’il fallait tout de même contrôler un minimum les pratiques en les régulant. Il a été évoqué pour cela une « police de la médecine ». Évidemment, ce modèle ne fut relayé par quasiment aucun législateur et perdit rapidement le rapport de force contre les deux autres modèles qui luttèrent encore quelques années avant de voir le courant étatique l’emporter très largement avec la loi de 1803 ([**][Encadré 2 en bas de l’article]) qui est LA loi de la profession médicale et qui ne sera retouchée qu’en 1892.

Il convient donc de garder à l’esprit la place prépondérante de l’État dans le modèle français de la profession médicale au XIXème siècle – et son corollaire, la continuité des traditions d’ancien régime de police de santé – au moment d’analyser la naissance de la psychiatrie.

Ce n’est qu’à partir de 1830-1840 qu’en lien avec la tradition artisanale, la spécialité médicale apparaît en tant que telle. Les « médecins des fous » s’inscrivent donc dans un mouvement plus large de spécialisation de la médecine avec l’apparition des oculistes itinérants, des lithotomistes[3], des réducteurs d’hernie, etc. Même l’instauration d’un asile spécialisé dans tous les départements n’était pas chose nouvelle puisque l’idée avait été soumise au gouvernement au début du XIXème siècle à propos des cliniques ophtalmologiques.

 

II. La profession de psychiatre : comment faire corporation

La psychiatrie française s’est donc professionnalisée en même temps qu’elle s’est bureaucratisée et sécularisée. Pour s’imposer dans le paysage social comme spécialité, la discipline doit engager des luttes sur plusieurs fronts. Toutes seront victorieuses et permettront son hégémonie.

Il y aurait un consensus sociologique pour dire qu’une profession est formée à partir du moment où elle regroupe différents critères :

1) Un corpus de connaissances partagées au sein de la profession d’aliénistes

Dès 1798, avec son ouvrage Nosographie philosophique, Philippe Pinel (1745-1826), qui est considéré comme le père de la psychiatrie moderne, propose une classification des maladies mentales. C’est le début du diagnostic en psychiatrie. On cherche à mettre des individualités dans des cases étroites, rigides et bien carrées. Puisque, la majorité du temps, personne ne rentre franchement dans ses cases, on va les forcer à coup de suggestions, de contraintes ou d’exagération et on va les maltraiter en fonction. Cette tentative de classification ne s’arrêtera plus et s’intensifiera.

Pris dans un mouvement plus large de physiologisme matérialiste et d’anticléricalisme, les psychiatres de l’époque localisent la folie dans les organes et vont disséquer des cervelles à tout va. Peut-être un peu trop salissant, mais surtout ne donnant aucun résultat probant, certains d’entre eux vont se tourner vers la phrénologie qui consiste à dire en fonction de la forme du crâne de quoi est atteint psychiquement le sujet. Tous ne mordront pas à cette mode qui bat son plein dans les années 1830, mais il est bon de savoir que certains adeptes joueront un rôle important en terme politique, puisqu’ils participeront directement à l’élaboration de la loi de 1838.

Puis, ce fut le courant « spiritualiste », une forme de psychologie philosophique qui prit de l’ampleur une fois que les dissections et la théorie des bosses des crânes furent épuisées.

À partir de 1850, c’était la mode de la dégénérescence. Renouvelant sans cesse le corpus pseudo-scientifique, les psychiatres élaborent la « folie héréditaire » et cherchent à classer les maladies en fonction de leur cause. Il faut donc tordre le cou au nouveau fléau social qu’est le « dégénéré » qui risque de gangrener tout le corps social. Cela se remplit et se nourrit dans un même mouvement d’hygiénisme voire d’eugénisme.

Quant aux thérapeutiques utilisées, celles-ci suivent globalement les pensées diagnostiques. Plus la maladie est considérée comme un mal, plus le traitement doit redresser brutalement l’individu pour le remettre dans le bien et la norme. Outre les techniques de manipulation, les traitements à base d’eau et de contention ont produit des écrits et des pratiques malheureusement devenues habituelles et massives. Ce type de « connaissance » a également fait couler beaucoup d’encre tout en imposant une maltraitance horrible sur les corps[4].

2) Un monopole

Pour accéder au monopole de la prise en charge des aliéné·e·s, il a fallu chasser les religieux qui pendant des siècles et des siècles s’étaient octroyés cette faveur. En leur piquant quelques recettes et en les transformant habilement, cela assura aux psychiatres un certain succès et une notoriété évidente (le pardon et la consolation transformés en « traitement moral », la réclusion transformée en « isolement thérapeutique », etc.).

La monomanie-homicide a été une maladie créée par Esquirol. Il écrivait qu’il s’agissait d’un « délire partiel, caractérisé par une impulsion plus ou moins violente au meurtre ». Elle fut défendue contre les magistrats qui s’opposaient à l’extension de l’irresponsabilité des criminels, et du même coup à celle de la psychiatrie médico-légale. Entre 1824 et 1830, des affaires célèbres ont été le prétexte de grandes discussions entre les experts médicaux et les juges qui restaient très réticents devant le diagnostic de monomanie-homicide largement utilisé par les psychiatres. Vingt ans plus tard, la doctrine de la monomanie-homicide allait connaître son déclin pour finir par complètement disparaître. Mais, entre-temps et grâce à elle, la psychiatrie médico-légale s’était définitivement imposée dans les prétoires. Aussi, avec l’invention d’un concept soi-disant scientifique et rationalisé en maladie mentale que seul l’expert psychiatre peut diagnostiquer, l’utilité indispensable de la psychiatrie auprès de la magistrature a pu s’imposer définitivement.

La drague des législateurs et des politiciens était aussi un des objectifs des tenants de la psychiatrie. Il fallait leur assurer l’utilité des psychiatres qui pourront dire, grâce au progrès de la science, qui est véritablement fou, dangereux, malade ou condamnable. Tout en administrant davantage la gestion de la folie, les gouvernants pensaient bien garantir une plus grande tranquillité publique, faire des économies, et se doter d’une image humaniste. La création des asiles a en partie permis tout cela en fixant les « insensés » potentiellement troublant et en faisant croire que les retirer de leur « milieu naturel » les guérirait.

3) Une autonomie ou un contrôle de la profession sur son travail

Jean-Étienne Dominique Esquirol (1772-1840), monarchiste, catholique et franc-maçon a marqué son nom dans l’histoire parce qu’il a bataillé des années pour qu’une loi soit votée et assure l’autonomie et la reconnaissance de la psychiatrie. C’est bien sûr la loi de 1838 qui porte aussi parfois son nom. Ce grand bourgeois n’a eu de cesse de se rapprocher des hommes d’État pour les convaincre de la nécessité d’un appareil législatif incontournable et totalitaire.

La construction de cercles comportant des disciples regroupés autour de patrons comme Philippe Pinel ou Jean-Etienne Esquirol permirent à la fois un contrôle optimal des jeunes médecins qui, pour trouver un poste lucratif, avaient tout intérêt à défendre la parole de leur maître dans le but de favoriser la légitimité du pouvoir psychiatrique naissant.

Mais le contrôle de la profession sur son travail implique également de définir qui est légitime d’exercer. Si tout au long du XIXème siècle on parlait de cette poignée d’hommes en disant d’eux qu’ils étaient les « médecins des fous » ou les « médecins aliénistes », c’est bien parce qu’il n’y avait que le sexe masculin qui pouvait pratiquer la médecine.
Les toutes premières femmes à obtenir le diplôme de médecine sont Elizabeth Garrett Anderson et Madeleine Brès, respectivement en 1870 et 1873. La médecine en général est empreinte d’un sexisme féroce et la première femme psychiatre en France fut Madeleine Pelletier une « féministe intégrale » extrêmement politisée qui a terminé sa vie… dans un asile. Voilà ce que dit le maitron-en-ligne sur son accès à la profession de psychiatre et sur la fin de sa vie. Elle voulut concourir pour l’internat des asiles d’aliénés mais l’entrée lui fut refusée, un règlement exigeant que le candidat ait ses droits politiques. En 1904, une campagne de presse organisée en sa faveur par quelques journaux dont la Fronde de Marguerite Durand lui permit de devenir la première femme interne des asiles et de surcroît célèbre. La pratique de la médecine lui apporta des déceptions : à l’asile les internes lui firent une guerre incessante. Les infirmières regardèrent « ahuries, cette bête étrange qu’était une femme interne en médecine comme les hommes » et dans son cabinet, elle attendit en vain les clients. Elle fut persécutée pour son apparence jugée scandaleuse : cheveux courts et vêtements masculins qu’elle porta toute sa vie en théorisant sa masculinisation : « Mon costume dit à l’homme “Je suis ton égale.” […] En 1939, alors âgée de soixante-cinq ans, la police découvrit à la suite d’une dénonciation, qu’elle pratiquait des avortements. Jugée au nom de la “loi scélérate” de 1920, elle fut convaincue de “crime d’avortement”. En raison de son état de santé (une hémiplégie qui ne laissait aucun espoir de guérison) elle fut enfermée dans l’asile de Vaucluse où elle mourut. »

4) Un idéal professionnel

Après la loi de 1838, une organisation plus formelle et l’institutionnalisation de l’enseignement psychiatrique ont contribué à renforcer la professionnalisation de la psychiatrie en lui permettant de travailler son développement ainsi que son idéal de pouvoir curatif et gestionnaire.

En 1852, la société médico-psychologique créée par une poignée de médecins aliénistes, se trouve être un des tout premiers regroupements corporatifs de médecins puisqu’une association nationale des médecins ne verra le jour que six ans plus tard. Il s’agissait autant de discuter des problèmes médicaux pour « faire progresser la science » que du mandat social qui avait été mis en avant pour faire reconnaître la nécessité de la profession aux yeux de l’élite et du peuple.

Quant à l’enseignement, il est évident qu’il était important de le développer pour perpétuer la jeune spécialité. Vers 1850, les cours ont donc lieu à fois au sein des asiles ainsi qu’à l’École pratique de médecine qui dépendait de la faculté.

Progrès et découvertes scientifiques avec fantasme de guérison ; mise à l’écart du pouvoir religieux ; reconnaissance par le gouvernement en place ; main-mise sur les petites gens ; valorisation sociale ; conditions matérielles confortables à l’intérieur des asiles ; voilà donc à quoi les défenseurs de la profession de psychiatre croyaient et aspiraient.

 

III. Psychiatrie et État : ou comment « le médecin éclaire le gouvernement »

La psychiatrie est une machine politique qui a très bien intégré dans son fonctionnement et son développement l’appareil d’Etat. D’une manière générale, l’aliéniste a toujours préféré le côte étatique plutôt que le pôle libéral soumis à l’économie de marché. C’est pourquoi les moyens utilisés par les psychiatres du XIXème siècle sont assez révélateurs des intentions des principaux militants. Car il ne faut pas s’y méprendre, il s’agissait de véritables militants qui, soudés et stratèges, ont dépensé une énergie folle pour se rapprocher des gens de pouvoir afin de parvenir à leur fin. Cette fin était d’obtenir la reconnaissance, la légitimité et le monopole total sur la gestion de la folie qui devenait trop gênante pour la morale et les intérêts de la classe dominante de l’époque. Époque qui, rappelons-le, marque le début de l’industrialisation de la France (généralisation des métiers à tisser, construction des premières voies de chemin de fer, etc.) et porte un nouvel essor de la colonisation française (c’est le second espace colonial avec des conquêtes de nombreux pays sur presque tous les continents : Afrique (Algérie, Madagascar, etc.), Asie (Indochine, etc.) et Océanie (Polynésie, Nouvelle-Calédonie)).

L’alliance entre l’appareil politique et la médecine mentale se solidifie en lien avec des soucis financiers. Le problème avec les pauvres psychiatrisé·e·s ce n’est pas seulement que ces personnes effrayent, c’est aussi qu’elles coûtent toujours trop cher pour les gouvernants. Dès 1835, le gouvernement confie alors à un aliéniste la direction d’un organisme ministériel nouvellement créé qui permet un an plus tard, et pour la première fois, que les aliénés figurent dans une loi de finances.

La loi de 1838 fait directement suite à la théorie de l’isolement proposée par Esquirol en 1832. Elle consiste à sortir les individus de leur milieu habituel pour les isoler dans des lieux clos et sordides, ce qui plaît bien au gouvernement qui cherche depuis toujours à se débarrasser des déviants et indigents d’une manière la plus discrète possible. Cette théorie offrait donc un parfait soutien médico-scientifique à la préoccupation policière du gouvernement, à sa volonté d’en finir avec la menace que représentaient pour l’ordre social toutes les formes de déviance non contrôlées des classes inférieures (pour les riches, il y avait des maisons de santé privées). Et puis elle permettait de concentrer l’exercice de la psychiatrie dans des lieux bien définis où le médecin peut facilement régner en maître et où le sujet psychiatrisé devra « changer toute sa manière de vivre ». Bien sûr ce tournant majeur que constitue cette loi et ses applications s’inscrit dans une suite de tentatives de gestion de la folie qui, de tout temps, contient déconsidération, maltraitance et violence. La plus remarquable, et qui inspirera directement Esquirol, est la rédaction d’une brochure de 44 pages par un chirurgien militaire, Jean Colombier, commandé par Louis XVI : Instruction de 1785 sur la manière de gouverner les insensés et de travailler à leur guérison dans les asiles qui leur sont destinés. Aliénés et prisonniers ne devaient plus être enfermés dans les mêmes lieux. L’Instruction fut diffusée dans tout le royaume mais toujours aujourd’hui la « cohabitation » reste présente.

Pour faire passer la loi de 1838, il a fallu qu’elle soit portée par quelques individus sur lesquels il semble fondamental de s’arrêter. Car, bien qu’elle ait été discutée pendant 18 mois, elle n’a en fait pas intéressé grand nombre de députés puisqu’à plusieurs reprises ils ne furent pas assez nombreux pour procéder au vote des articles.

Qui étaient donc ces individus qui tenaient tant à ce que les pauvres fous soient mis à l’abri et protégés des affres que comportent les relations sociales ?

Tout d’abord, une alliance entre les aliénistes du cercle d’Esquirol et le mouvement politique des « libéraux doctrinaires » a vu le jour au début du XIXème siècle pour défendre des idées communes concernant l’administration du vivant. Il est bon de préciser que les doctrinaires étaient des royalistes, rigides et sectaires qui défendaient une monarchie constitutionnelle. Leur objet était de « nationaliser la monarchie et royaliser la France ». Ils défendaient un maintien de l’ordre social en passant par la vitalité de la religion, une certaine forme d’humanisme, et un dévouement à la cause des faibles et des égarés. Les noms les plus connus sont François Guizot qui fut ministre sous la monarchie de Juillet (1830-1848) et Pierre-Paul Royer-Collard, frère de l’aliéniste Antoine-Athanase Royer-Collard, médecin chef de l’asile de Charenton et bourreau d’un certain marquis de Sade[5].

Il faut également souligner la solidarité du corps médical qui rendait tous les députés-médecins défenseurs de cette loi. C’est d’ailleurs la seule vraie coalition politique qui se distinguait lors des débats qui ont précédé la loi.

Enfin, certains personnages, adhérents ou sympathisants de la Société de morale chrétienne[6], s’inscriront fortement dans la promotion de la loi défendant coûte que coûte la bienfaisance publique grâce à un autoritarisme brutal. Arrêtons-nous de plus près sur certains d’entre eux :

– Adrien de Gasparin était préfet de Lyon quand éclata l’insurrection des canuts en avril 1834, à Lyon. Il la massacra dans le sang (presque 200 morts du côté insurgé) ce qui lui permit d’être promu ministre de l’Intérieur presque aussitôt et de présenter la loi en 1837. Il insista pour que les mesures d’isolement se fassent rapidement, avec prudence et discrétion. C’est pourquoi il favorisa le pouvoir administratif (les préfets qui peuvent décider de l’enferment en asile) au pouvoir judiciaire (comme cela s’est construit dans la majeure partie des autres pays occidentaux). C’était un ami intime de François Guizot.

– Alexandre-François Vivien, après s’être orienté vers une carrière militaire, devint avocat. Par la suite, il accéda à la préfecture de police en 1831 d’où il réprima violemment de nombreuses émeutes.

– Jules Dufaure, fut un proche collaborateur d’Adolphe Thiers à l’époque où est votée la loi de 1838. Il deviendra ministre de l’Intérieur sous le règne de Louis-Napoléon Bonaparte. En 1871, il sera nommé par Adolphe Thiers ministre de la Justice et organisera la répression juridique de la Commune. Le même Adolphe Thiers, en tant que ministre de l’Intérieur, commanda le carnage des canuts en 1834 cité plus haut, et surtout extermina la Commune de Paris et exécuta le maximum de communards alors qu’il était chef du pouvoir exécutif de la république française (entre 10 000 et 30 000 morts au cours d’une seule semaine connue sous le nom de semaine sanglante).

– Camille Bachasson, comte de Montalivet, était ministre de l’intérieur lorsque fut votée la loi. Ce dernier était un fervent partisan du roi Louis-Philippe avec lequel il était très proche au point d’en être l’exécuteur testamentaire et de le défendre même après sa mort. Mais comme tout bon politicien, il a su s’adapter au changement de régime pour se rapprocher du pouvoir républicain-conservateur qu’Adolphe Thiers incarnait. Camille Bachasson était le second fils de Jean-Pierre Bachasson qui fut lui aussi ministre de l’Intérieur sous Napoléon 1er et qui savait lui aussi traiter la question de la folie comme en témoignent ses directives datant de 1810 : « considérant que le sieur de Sade est atteint de la plus dangereuse des folies ; que ses communications avec les autres habitués de la maison offrent des dangers incalculables ; que ses écrits ne sont pas moins insensés que ses paroles et sa conduite, (…) il sera placé dans un local entièrement séparé, de manière que toute communication lui soit interdite sous quelque prétexte que ce soit. On aura le plus grand soin de lui interdire tout usage de crayons, d’encre, de plumes et de papier. »

Avec la loi de 1838, c’est donc à des médecins que l’on demande s’il faut enfermer un individu et si celles et ceux que le pouvoir administratif a capturé parce qu’elles/ils « compromettaient l’ordre public » doivent rester séquestré·e·s. Les médecins de l’époque étaient considérés comme « hommes de science ». Mais la science a toujours été idéologique (même lorsqu’elle prétend le contraire), et toute l’histoire de la « traite des fous » le montre. Le médecin aliéniste est donc d’emblée confronté à la difficulté de concilier sa vocation thérapeutique et la fonction politique qui le lie au pouvoir étatique en place. Un pouvoir étatique soucieux du maintien de l’ordre et de ses privilèges, et contraint de « protéger » la société contre les débordements de quelque violence inhérente à toute forme d’organisation sociale inégalitaire.

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Les aliénistes ont participé à un dispositif gouvernemental de contrôle et de répression, coulé dans la morale chrétienne et autoritaire du siècle dans lequel ils vivaient. Et pour cela, toutes les compositions politiques ont été bonnes à prendre et tous les courants de pensée idéologico-scientifique ont été portés. Peu importait ce que cela engendrait sur les individus les plus vulnérables à partir du moment où cela permettait la cristallisation de cette nouvelle profession qu’est devenue la psychiatrie.

Que certains attribuent la naissance de la psychiatrie en réponse à un problème strictement légaliste posé par la révolution bourgeoise (à savoir comment justifier l’incarcération dans une société idéologiquement engagée à fonctionner sur un modèle « contractuel » et à maintenir l’intérêt des puissants) semble largement se comprendre. Qu’il y en ait d’autres qui tentent de décrire naissance en la présentant simplement sous un jour idéaliste et un aspect bénéfique, parait sacrement naïf, voire dégueulassement hypocrite.

En tout cas, il est certain que les interprétations sont divergentes. De cette psychiatrie, on lui reproche un autoritarisme et une rationalisation morbide, on lui accorde des intentions progressistes et humanistes, on lui attribue des valeurs bienfaitrices et philanthropiques, on lui prête des desseins manipulateurs et gestionnaires. On comprend alors pourquoi on dit d’elle qu’elle est « ambiguë ». Et c’est bien ça le problème, car la psychiatrie peut être comprise dans deux sens. Et ces deux sens ne défendent pas forcément les mêmes intérêts ni les mêmes visions du monde et de la vie. Ceci étant, il serait alors bienvenu que celles et ceux qui veulent continuer, voire améliorer ou transformer la psychiatrie moderne, nous présentent avant toute chose leurs intérêts et leurs idées. Car on ne fait pas de la « traite des fous » une pratique, une science ou une discipline en dehors de la morale et de l’idéologie. On fait d’abord de la morale et de l’idéologie – sous-entendu, la majeure partie du temps, on répond au critères moraux et idéologiques dominants sans forcément s’en rendre compte – et ensuite on gère la folie.

D’autres disent d’elle qu’elle est par essence « paradoxale ». Or, un paradoxe est par définition une idée allant contre le sens commun. Cela signifierait-il que la psychiatrie dans ses moyens et ses agissements va à l’encontre de ce que le sens commun nous dirait de faire pour les plus bizarres ? Mais le sens commun se modifie en fonction des normes et valeurs présentes dans un groupe humain et ne signifie pas grand-chose en tant que tel, si ce n’est qu’il répond lui aussi à des éléments psychosociaux profonds et bien souvent irrationnels comme les croyances, les mythes ou encore tout un tas de chimères qui nous traversent.

Toujours est-il que les passions déchaînées sur cet objet clivant ne l’ont pas empêché d’asseoir sa domination sociale, au point d’étendre son champ d’application sur tous les sujets, au sein de toutes les couches sociales et dans tous les interstices de la société industrielle. Nous verrons alors plus tard comment le sens commun dénonçait, critiquait voire luttait dès la deuxième moitié du XIXème siècle contre cette machinerie.

Romain Bonnel

Extrait de Micrurus vol. II (2018)

 

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Notes

[1]. Le terme « psychiatrie » pourtant forgé début 1800 par un médecin allemand, ne fera son apparition en France qu’à partir des années 1840 pour devenir couramment employé seulement vers la fin du XIXème siècle. Sa signification est simple puisque psyché en grec renvoie à « âme ou esprit » tandis que iatros signifie « médecin ». Pourtant, malgré cette simplicité, il a longtemps été préféré des synonymes plus longs comme « médecine des fous », « médecine mentale » puis à partir des années 1830 « aliénisme ». Il en est de même du terme « psychiatre » qui, bien qu’il apparaisse dans un dictionnaire français dès 1802, ne sera usité qu’après la certitude que la psychiatrie soit belle et bien indétrônable, c’est-à-dire début XXème.

[2]. Les sans-culottes furent un groupe de révolutionnaires radicaux, issu du peuple, qui revendiquaient une démocratie directe. Ils furent nommé ainsi en lien avec leur refus de porter la culotte qui, au XVIIIème siècle, était le costume ordinaire des nobles et des bourgeois.

[3]. Les lithotomistes se chargeaient de réduire les calculs de l’appareil urinaire grâce au lithotome qui était un instrument qui s’introduisait dans l’urètre afin de réduire le calcul qui se trouvait à l’intérieur de la vessie.

[4]. Il serait trop long de revenir sur les « traitements » imposés aux psychiatrisé·e·s au cours de l’histoire. En revanche, je ne peux m’empêcher de renvoyer à l’excellent ouvrage passé aux oubliettes de Bernard de Fréminville : La raison du plus fort. Traiter ou maltraiter les fous ? Publié en 1977, ce travail de thèse de cet ancien psychiatre (il a changé de profession assez rapidement, et on peut le comprendre vu la justesse et la puissance des propos de son livre) fait, entre autres, un inventaire de tous les moyens ayant existé officiellement afin de calmer les fous. Incontournable !

[5]. Pour avoir un aperçu de la prise en charge qu’a subi Sade, vous pouvez regarder le film Quills, la plume et le sang de Philip Kaufman (2000).

[6]. Fondée en 1821, elle se proposait de mettre en place un évangile actif et utile. Elle est surtout connue pour son combat en faveur de l’abolition de la traite et de l’esclavage. Voilà un extrait du procès verbal de sa deuxième assemblée générale qui révèle son esprit : « De même que ces derniers temps, l’on a trop sécularisé la morale, la religion, de son côté, semble s’être tenue trop à l’écart des réalités du siècle ; et c’est pour réparer ces deux erreurs que vous vous êtes constitués en SOCIETE DE LA MORALE CHRETIENNE, sorte de pacte d’alliance que dictèrent ensemble une pensée religieuse et une pensée philanthropique, et qui peut-être s’offre avec quelque titre à la double sanction de la philosophie et de la foi. »

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[Encadré 1]

[*] « La loi de 1838 » :

Il faut bien avoir en tête que cette loi de 1838 est une loi totalisante qui gère et administre la folie et tout ce qui s’y apparente. Elle le fera pendant 152 ans. C’est pourquoi elle a fait couler beaucoup d’encre et continue d’en faire couler à travers ce texte et cet encadré.

La loi sur les aliénés n°7443 du 30 Juin 1838 commence ainsi : « Au palais de Neuilly, le 30 Juin 1838. Louis-Philippe, roi des Français, à tous présents et à venir, Salut. Nous avons proposés, les Chambres ont adopté, nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit : ».

Elle déroule ensuite trois chapitres appelés « Titre » dont je vais résumer très succinctement les deux premiers.

Le premier Titre s’intitule « Des établissements d’aliénés » et se résume facilement puisqu’il instaure la présence d’un asile dans chaque département. Cet asile, s’il est public, est « placé sous la direction de l’autorité publique » et, s’il est privé, « est placé sous la surveillance de l’autorité publique ». Il est intéressant de remarquer que les membres de l’autorité publique « recevront les réclamations des personnes qui y seront placés » et devront « visiter » très régulièrement ces établissements, ce qui montre, déjà à l’époque, le souci et la mascarade de la participation citoyenne.

Le second Titre « Des placements faits dans les établissements d’aliénés » traite de comment les personnes sont « retenues » et comment elles peuvent obtenir leur « sortie ». La première section fait mention « des placements volontaires » (PV). Ce terme est un abus de langage et un trompe l’œil car il laisse entendre que la personne internée le serait volontairement. En fait il n’en n’est rien, puisque le consentement du sujet n’est pas nécessaire pour qu’il/elle soit enfermé·e. Un tiers pouvait demander son internement. Il faut ensuite un certificat médical sauf « en cas d’urgence, les chefs des établissements publics pourront se dispenser d’exiger le certificat du médecin ». D’autres articles précisent qu’il faut un autre certificat médical après 24 heures, au quinzième jour et que pour sortir, même avant « la guérison » déclarée par les médecins, il faut qu’un tiers en fasse la demande. La seconde section traite « des placements ordonnés par l’autorité publique » et constitue les placements d’office (PO). Cela permet l’enfermement des sujets « dont l’état d’aliénation compromettrait l’ordre public ou la sûreté des personnes ». Ce sont les préfets (préfets de police pour Paris) qui ordonnent ce placement sauf « en cas de danger imminent » ou les maires (commissaires de police pour Paris), « attesté par le certificat d’un médecin ou par la notoriété publique », peuvent d’eux-mêmes décider la rétention. La troisième section s’occupe « Des dépenses du service des aliénés » qui sont « à la charge des personnes placées » quand cela est possible, évidemment. La quatrième section « Dispositions communes à toutes les personnes placées dans les établissements d’aliénés » expose des articles concernant les droits de « la personne placée ou retenue ». Aussi, il est déjà question de la mise en place de curateur et curatrice.

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[Encadré 2]

[**] Loi de 1803 :

Le général Napoléon Bonaparte a pris le pouvoir par un coup d’État en 1799. En 1800 il renforce la centralisation administrative en nommant à la tête de chaque département un préfet. La loi du 19 Ventôse An XI qui organisera et structurera les professions médicales en France pour tout le XIXème siècle est donc votée en 1803. L’idée étant de soumettre ses professions (médecins, chirurgiens, sages femmes) au contrôle de l’État centralisé, ce à quoi, pour diverses raisons, les médecins n’ont quasiment pas protesté. Parallèlement à cette loi, la bureaucratie étatique menait des enquêtes statistiques pour évaluer systématiquement l’étendue du « charlatanisme » en France.

Le contenu de cette loi implique la création d’écoles médicales dirigées par l’État dans lesquelles sont organisés des examens très coûteux permettant l’accès à l’exercice de la médecine. Les femmes n’ont pas le droit de s’y inscrire. Les études durent 4 ans et aboutissent à deux types de grade. Un supérieur pour le statut de docteur avec soutenance de thèse, et un inférieur pour les officiers de santé qui exercent bien davantage en campagne. La bureaucratie d’État vérifie ensuite les titres et créances des postulants et établit la liste de docteurs certifiés qui souhaitent pratiquer dans une localité de leur choix. Aussi, des tribunaux d’État distribuent des amendes pour pratique illégale de la médecine, les contrevenants étant ensuite attrapés et dénoncés par le personnel administratif de l’État.

En s’assurant de la qualification qui était auparavant uniquement vérifiée localement par les pairs (dans les Facultés de médecine ou les Collèges de chirurgie), en excluant l’accès à l’exercice des professions médicales aux plus démunis, et en créant une médecine à deux vitesses (les docteurs pour les riches de la ville et les officiers de santé pour les pauvres de la campagne), l’administration de l’Empire cristallise contrôle et autoritarisme, rendant les médecins davantage soumis et dépendants. Ces derniers deviennent alors des interlocuteurs privilégiés de l’autorité publique. Honorés d’une confiance officielle qu’ils ont d’ailleurs généralement sollicitée, ils se plient aux contraintes de leurs missions consultatives ou actives (que ce soit en lien avec les commissions municipales ou les dispositifs préfectoraux, sans élever d’exigences pécuniaires excessives. Pour simplifier, disons que les uns y gagnent de l’argent et les autres de la considération.

Cette loi de police médicale prépare le terrain aux parasites que sont la médicalisation du peuple et l’hygiénisme social. Elle prépare, dans les mentalités, une transformation profonde : l’accoutumance progressive des corps aux recours de la médecine et de la pharmacie ainsi qu’aux précautions hygiénistes (dépistages, prévention, gestion des risques, etc.).