Facebook la poucave
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Catégorie : Global
Thèmes : Contrôle socialGilets jaunesInformatique
Acte XVIII à Paris, il y était Max [1]. Le trajet depuis Perpignan fait la veille. Et samedi 16 mars, dès la matinée, chaud patate pour la manif dans les rues de la capitale. Sauf que pour rejoindre les jaunes, il doit d’abord passer un cordon de bleus. Et Max, il n’a pas vraiment fait gaffe : dans son sac à dos, les flics trouvent cinq pétards et une cagoule. Les pétards, il dit que c’est une connerie pas bien méchante. « Il y en a qui les jettent sur les forces de l’ordre ! », lui renvoie un policier. Malgré les menottes et les cahots du panier à salade, Max envoie un dernier SMS à sa copine pour lui dire qu’il part en garde à vue mais que tout va bien.
Au comico, on lui prend son smartphone. On exige le code d’accès sinon son cas va s’aggraver. Max cède aux pressions. Dans son bigo, il y a l’icône Facebook. Sur son compte, Max a partagé la photo d’une voiture en feu avec un Gilet jaune posant fiérot devant. « Ça vous plaît une voiture qui brûle ? Et s’il y avait des gens à l’intérieur ? », le tisonne un képi qui tombe peu après sur un message dans lequel Max indique que les Black Blocs sont sur les Champs-Élysées.
Et là, il est cuit, Max. Car tous ces menus indices ne laissent aucun doute : le voilà maqué à la nébuleuse des émeutiers péteurs de vitrines. Début août, il devra retourner à Paname pour répondre de ses actes devant la justice. Trouver un avocat, gérer le stress, payer un nouvel aller-retour à Paris. Quand la galère appelle la galère. « Si j’avais su que ça craignait autant, j’aurais supprimé l’appli Facebook quand ils m’ont embarqué », regrette-t-il un peu trop tard.
« Intelligence connective »
Gilets jaunes et réseaux sociaux, tout le monde connaît la love story : de la genèse du mouvement – la pétition mise en ligne par Priscillia Ludosky et son million de signatures – à sa structuration via les Facebook, Twitter et compagnie. On ne minimisera pas la contribution de l’outil numérique à ce soulèvement populaire, souvent à partir d’affects exprimés par des témoignages, cris de ralliement ou partages de vidéos. « L’usage des réseaux socionumériques est particulièrement en phase avec ces évolutions sociales et politiques, où la participation politique est de plus en plus souvent associée à un contenu expressif personnel, à une souffrance, une indignation, qu’on éprouve le besoin de partager avec d’autres pour être reconnu socialement, résume le professeur en information-communication Arnaud Mercier [2]. Or les plates-formes numériques ouvrent la possibilité de témoigner, de trouver des personnes qu’on ne connaissait pas et qui partagent les mêmes idées ou les mêmes souffrances. »
En miroir d’une presse traditionnelle vouée aux gémonies, les réseaux sociaux ont aussi servi de contre-média permettant de documenter les violences policières, mettre au jour les duperies politiciennes et diffuser les mobilisations à venir. Ardent technophile et défenseur de la cause fluo, le philosophe Vincent Cespedes a trouvé chez les Gilets la concrétisation de ce qu’il nomme « l’intelligence connective » au service d’un soulèvement « cyber-moderne ». À côté de l’intelligence collective où les corps sont en présence, l’intelligence connective ne serait pas le reflet d’une vulgaire coordination numérique mais l’incarnation d’un « débat beaucoup plus proche d’une quête philosophique ». Comme si la communication via les réseaux, désincarnée et désentravée, permettait de se concentrer uniquement sur les arguments développés par l’autre. Et donc d’élever le débat. Quand, sur Le Média [3], la journaliste Aude Lancelin lui demande d’être un peu plus explicite, l’homme répond de façon lapidaire : « On se contacte par les téléphones portables et ça produit une autre façon de penser. » Carrément.
Cyber-crétinerie
Reste que les signes d’une cyber-crétinerie ont été très tôt pointés sur les ronds-points. Galvanisés par les euphories émeutières et quelques pulsions narcissiques, plusieurs clampins ont filmé leurs camarades de lutte en train de commettre des actes accessoirement punis par la loi. Quand ce n’était pas eux-mêmes sur le mode selfie. Puis rapidement, la fureur avec laquelle chacun dégainait son portable pour enregistrer les moindres attroupements ou dégradations a laissé place à une certaine circonspection quand les fluos ont commencé à piger que tout ce matos mis en ligne pouvait aussi finir chez les limiers de la maréchaussée. « C’est formidable », s’est enthousiasmée auprès du Monde une source policière racontant « comment on peut désormais “filocher” un individu à travers quasiment toute la capitale, en mêlant caméras officielles et observation des réseaux sociaux, où pullulent les films amateurs [4]. »
Début février, le tribunal de Perpignan a condamné Abdelaziz à huit mois de prison (dont trois ferme) pour des violences contre un policier commises devant le palais de justice lors de l’acte VIII. La prétendue preuve ? Servie sur un plateau par un Gilet jaune se filmant devant les échauffourées et qui aura la judicieuse idée de poster sa vidéo sur Facebook. Dans l’arrière-plan : les marches du tribunal où Abdelaziz a le réflexe de lever un bras lors du passage de la colonne de flics venus vider les lieux. Les enquêteurs n’auront qu’à faire une capture d’écran pour donner du grain à moudre à l’accusation.
Le 27 février, lors du procès de Nasser, accusé d’avoir traité un flic de « collabo » (ce qu’il nie), le président du tribunal s’offrira même le luxe de citer en public les nom et prénom d’un fluo remercié d’avoir « filmé pendant le mouvement des Gilets jaunes et donné ainsi à la police des vidéos probantes ». Le vidéaste inconscient n’eut plus qu’à raser les murs et manger sa chasuble.
Myriade de relayeurs
Inconscience. Le mot est lâché. Car il a fallu expliquer et répéter lors d’assemblées et discussions que Facebook, c’est pas comme à la maison. Qu’il ne suffit pas de prendre un pseudo pour se sentir impunément pousser des ailes et appeler à un surplus de radicalité. Que le monde numérique est un univers de mouchards et autres traceurs. Qu’il n’est pas forcément très opportun de publier, par exemple, la photo d’un flic – eût-il la main trop preste sur la gazeuse – en donnant quelques détails sur son intimité ou ses habitudes. Que tout ça peut être constitutif de délits. Comme pour ces deux Gilets jaunes reconnus coupables par le tribunal de Rouen, le 13 février, de « provocation non suivie d’effet au crime ou délit par parole, écrit, image ou moyen de communication au public par voie électronique ». Le premier avait posté un laconique : « Faut venir armé d’une 22 » ; le second : « Pourquoi ne pas brûler le commissariat ? ». Sanction : plusieurs mois de taule avec sursis et 1 000 € d’amende. Non, Facebook, malgré ses faux-airs de connivence, n’est pas le bar du coin où on peut épancher ses colères entre potes et rouler des mécaniques. Le terrain est miné.
Pis. Contacté par des Gilets jaunes perpignanais, un avocat du barreau de Montpellier leur a expliqué que dans leur quête frénétique des leaders de la cause fluo, les flics cherchent activement les lanceurs d’idées et d’actions sur le web. Un Gilet résuma alors la stratégie à adopter : « Si on décide d’une action, il ne faut pas qu’elle soit émise par une seule personne sur les réseaux mais qu’elle émane de plusieurs points. D’une myriade de relayeurs. »
Autre menace, le spectre de l’ « association de malfaiteurs en vue de commettre des dégradations » plane au-dessus de la tête de n’importe quel clampin diffusant l’annonce d’une manifestation à venir, même s’il ne met pas un orteil à ladite manifestation.
Dix ans après, l’affaire Tarnac continue à féconder les doctrines du maintien de l’ordre et les constructions policières autour de la fameuse « mouvance ». S’il ne faut pas sombrer dans la paranoïa, il convient d’évaluer le double tranchant des sociabilités connectées. Et leur extrême limite. Combien de fois a-t-on entendu dans la vraie vie : « On est une vingtaine à tenir le rond-point, ils sont où les 3 000 membres de la page Facebook ? » Sûrement à lubrifier leur intelligence connective à coup de likes.
Serge André
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