Lilith ne s’attardera pas ici à discuter la foi, car on ne discute pas avec quelqu’un qui croit. Croire s’impose à soi en dehors de tout raisonnement et ce qui échappe à la raison échappe par là-même à tout dialogue. À quoi bon demander pourquoi quand la réponse est : parce que Dieu ? Non, ici Lilith s’adresse à toutes celles et ceux qui tiennent les religions à bonne distance de leur vie et qui ont la prétention de vouloir prendre du pouvoir sur celle-ci : s’offrir des errances, faire des découvertes, apprendre, regarder, écouter, rire, danser, aimer, partager, s’inventer une éthique, élaborer des théories, et plus particulièrement à celles et ceux qui conchient le monde marchand et son idole : la propriété privée ; à celles et ceux, qui, jusqu’il y a peu de temps encore, croassaient au passage d’une soutane ou d’une cornette, se révulsaient à l’idée que certains aient pu se demander un jour si les indiens avaient une âme, si les femmes n’étaient pas des sorcières, qui réfutaient tout autant l’existence des races que celle d’un sexe supérieur, et qui aujourd’hui, par moult contorsions, tolèrent, voire défendent, le fait que des femmes, en France, se dissimulent derrière un voile.

Qu’on ne nous la fasse pas à l’envers, il ne s’agit pas de dissimuler un visage pour échapper à la répression policière, ce que font à juste titre et sans contrainte aucune, aussi bien les femmes que les hommes quand les circonstances l’exigent. Il s’agit ici du foulard, du hijab, du niqab, de la burqa ou du tchador que seules les femmes portent.

Pendant que des femmes, dans les contrées où la loi le leur impose, le brûlent en place publique, ou déambulent fièrement – en cheveux – au péril de leur vie, d’autres l’arborent comme un trophée, dans un pays où l’égalité entre les sexes, même s’il ne s’agit que d’une égalité formelle, est néanmoins gravée dans le marbre.

Lilith se souvient d’une époque où les filles de cité, tout comme celles de la haute, bravaient la morale de leurs aînés en quittant le soutien-gorge dès que l’occasion se présentait. La nudité était revendiquée comme expression de la liberté et les corps s’exposaient pour mieux pouvoir s’offrir. Il n’était alors pas un anarchiste pour penser qu’il fallait respecter la culture d’un bigot sexiste au seul motif qu’il fût prolo. Au contraire il n’échappait à personne de sensé que la religion est le meilleur moyen pour le prolétariat de se satisfaire de sa condition dans l’attente passive d’un monde meilleur, loin, loin, très loin, dans l’au-delà…

Alors à tous les tartuffes qui feignent de confondre culture et soumission, voile et simple bout de chiffon, respect du vivre-ensemble et coexistences aliénées, Lilith propose une petite mise au poing. 

Depuis quand l’esprit critique confronté aux traditions – aussi ancestrales soient-elles, aussi répandues soient-elles dans les couches sociales les plus laborieuses et les plus opprimées – devrait-il être suspect de complicité avec l’oppresseur ? En quoi pointer l’obscurantisme religieux induirait-il la stigmatisation et le rejet absolu de l’adepte ? La force de la culture n’est pas à rechercher dans le poids du dogme, mais dans sa faculté à élever les esprits vers la connaissance, dans tous les domaines qu’il plaira à chacun d’explorer. L’ignorance, c’est la force, scandait le pouvoir dans le monde orwellien de 1984, elle l’est aussi ici et maintenant, plus que jamais.

Cet été, un psychiatre que Lilith ne fréquente pourtant pas, lui a adressé par mail, ainsi qu’à une centaine d’autres femmes, un texte que Djemila Ben Habib avait écrit et lu au Sénat le 13 novembre 2009, à propos du voile intégral. Lilith en a choisi un extrait qui, toujours d’actualité, règle avec justesse et panache la question du respect de la culture de «l’autre» :

« Pour ce qui est de la laïcité, j’ai compris sa nécessité lorsque, au tout début des années 1990, le Front islamique du salut (FIS) a mis à genoux mon pays l’Algérie par le feu et par le sang en assassinant des milliers d’Algériens. Aujourd’hui, on est forcé de constater que les choses n’ont pas tellement changé. Trop de femmes dans le monde se font encore humilier, battre, violenter, répudier, assassiner, brûler, fouetter et lapider. Au nom de quoi ? De la religion, de l’islam en l’occurrence et de son instrumentalisation. Pour refuser un mariage arrangé, le port du voile islamique ou encore pour avoir demandé le divorce, porté un pantalon, conduit une voiture et même avoir franchi le seuil de la porte sans la permission du mâle, des femmes, tant de femmes subissent la barbarie dans leur chair. Je pense en particulier à nos soeurs iraniennes qui ont défilé dans les rues de Téhéran pour faire trembler l’un des pires dictateurs au monde : Ahmadinejad. Je pense à Nedja, cette jeune Iranienne assassinée à l’âge de 26 ans. Nous avons tous vu cette image de Nedja gisant sur le sol, le sang dégoulinant de sa bouche. Je pense à Nojoud Ali, cette petite Yéménite de 10 ans, qui a été mariée de force à un homme qui a trois fois son âge et qui s’est battue pour obtenir le droit de divorcer et qui l’a obtenu. Je pense à Loubna Al-Hussein qui a fait trembler le gouvernement de Khartoum l’été dernier à cause de sa tenue vestimentaire.. La pire condition féminine dans le globe, c’est celle que vivent les femmes dans les pays musulmans. C’est un fait et nous devons le reconnaître. C’est cela notre première solidarité à l’égard de toutes celles qui défient les pires régimes tyranniques au monde. Qui oserait dire le contraire ? Qui oserait prétendre l’inverse ? Les islamistes et leurs complices ? Certainement, mais pas seulement. Il y a aussi ce courant de pensée relativiste qui prétend qu’au nom des cultures et des traditions nous devons accepter la régression, qui confine l’autre dans un statut de victime perpétuelle et nous culpabilise pour nos choix de société en nous traitant de racistes et d’islamophobes lorsque nous défendons l’égalité des sexes et la laïcité. C’est cette même gauche qui ouvre les bras à Tariq Ramadan pour se pavaner de ville en ville, de plateau de TV en plateau de TV et cracher sur les valeurs de la République. Sachez qu’il n’y a rien dans ma culture qui me prédestine à être éclipsée sous un linceul, emblème ostentatoire de différence. Rien qui me prédétermine à accepter le triomphe de l’idiot, du sot et du lâche, surtout si on érige le médiocre en juge. Rien qui prépare mon sexe à être charcuté sans que ma chair en suffoque. Rien qui me prédestine à apprivoiser le fouet ou l’aiguillon. Rien qui me voue à répudier la beauté et le plaisir. Rien qui me prédispose à recevoir la froideur de la lame rouillée sur ma gorge. Et si c’était le cas, je renierais sans remords ni regret le ventre de ma mère, la caresse de mon père et le soleil qui m’a vu grandir. »

L’alibi de la culture aussi magnifiquement démantelé, reste l’argument du voile prétendument érigé en rempart contre la chosification du corps de la femme, corps à la fois marchandise et objet de désir.

C’est oublier qu’aujourd’hui le marché n’a pas plus de sexe qu’il n’a d’odeur, et si la femme se doit de consommer pour rester consommable, l’homme n’est pas pour autant épargné.

On ne peut donc pas raisonnablement faire du voile une défense féministe contre la marchandisation et la sexualisation du corps de la femme sans attendre des hommes qu’ils adoptent cette même arme fatale contre leur image d’homme-objet, sur-représenté dans la publicité ou l’esthétique gay et contre les manifestations du désir – des hommes et des femmes –  à leur endroit. En effet, si se cacher du regard désirant est libérateur pourquoi les hommes ne sont-ils pas sensibles à cette forme de libération et ne s’en emparent-ils pas pour échapper, eux « aussi », à leur représentation marchande, de même qu’aux désirs qu’ils suscitent ? 

Admettre qu’il n’appartient qu’aux femmes de se soustraire au regard des autres (ce qui est le cas en l’espèce), c’est admettre que la domination de l’homme sur la femme est telle, que même s’ils sont également chosifiés et vus comme des objets de désir, cela peut rester sans incidence sur leur vie et donc ne pas restreindre leur liberté vestimentaire ou comportementale.

Par ailleurs, le port du voile, loin de faire obstacle à la marchandisation du corps de la femme, est au contraire une allégeance faite à la marchandise et à la propriété privée de celle-ci.

Bien plus que de ne pas se donner à tous et/ou à toutes, la femme voilée ne s’offre pas même à la vue de tous et de toutes. Le beau s’en trouve d’autant plus sacralisé en produit de luxe qu’il doit échapper à la vue du tout-venant et donc échapper à la vie de ce dernier, qui ne doit pas être embellie par ce qu’il ne possède pas. Cette “vision” du monde est d’autant plus restrictive qu’elle induit que la beauté ne peut être approchée sans volonté d’appropriation et que le beau n’est appréciable qu’autant qu’il est possédable. Lilith, pour sa part, prend plaisir à regarder un paysage qui la fascine ou un individu qui l’émeut, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une femme. Et peu importe que cette émotion s’accompagne ou pas de désir, et s’il y a désir, qu’il soit ou non satisfait. L’excitation physique et intellectuelle produite par tout ce qui nous stimule nous fait nous sentir vivants, là où les fantômes des rues nous envoient à la mort par anticipation. 

Goliarda Sapienza a fait l’expérience du plaisir infini du beau en dehors de toute possession, à l’occasion de son séjour à la prison de Rebibbia où elle purgeait une peine pour un vol de bijou. 
Ici, une de ses deux compagnes de cellule, l’eunuque, surnommée ainsi du fait de sa corpulence et connue pour ses emportements, venait encore de piquer une crise et pour se calmer, matait la télé le volume à fond. Et la fille-guerrier, autre co-détenue, très jeune et belle taularde, exécédée, la sommait de l’éteindre : 

« À mon retour, l’eunuque paraît momentanément apaisé. Mais la demie-scène m’a complètement réveillée, rendant si torturant le vacarme de la télévision que je me décide presque à hurler moi aussi, et qu’arrive ce qui doit arriver, quand la voix de la fille-guerrier se manifeste brusquement, nette, chaude voix romaine au “r” un peux roulé.

– Tu veux bien l’arrêter, cette horreur, oui ou non ? 

Je l’observe : elle n’a pas bougé le regard d’un centimètre. Elle a jeté là son ordre royal sans le moindre doute d’être exaucée, de telle façon que je ne m’étonne guère moi-même de la scène muette et rapide qui suit : l’eunuque, avec une agilité insoupçonnée, descend précipitamment du lit, court à la porte et de son long bras manie quelque chose dans le judas qui en un instant fait tomber un silence paradisiaque (l’interrupteur est à l’extérieur de la cellule à côté de la porte). 

Reconnaissante à cette chère fille, je me remets sur mon grabat tourné vers elle, qui, même si elle ne me regarde pas, favorise mon sommeil par sa beauté… Ne sait-on pas que la beauté protège aussi des maux de la vie et des cauchemars de la nuit ? »

(Goliarda Sapienza, L’université de Rebibbia)

CQFD…

Enfin, à quoi se résument les biens de celles qui ne possèdent rien si ce n’est à leur corps et à l’espace public ? Alors si le slogan “la rue est à qui ? Elle est à nous ! ” a véritablement du sens, que les choses soient claires, elle ne sera jamais à celles qui – contraintes ou tartuffement libres – s’y tiennent à l’écart du soleil en déambulant à l’ombre de leur voile.