LA CAGE MENTALE *

Au bout de la « mort de la famille », au bout de l’essoufflement des expériences de vie communautaire, s’est ouverte l’ère du couple. Si désormais la famille porte les péchés du monde, le couple en revanche apparaît comme l’aube d’un jour nouveau. Il transcende l’institution et comble le fossé qui séparait mariage et union libre. En fait, si le couple émerge comme forme de sociabilité, dernier avatar du rétrécissement du tissu social autour de l’individu, il est le signe d’une connexion supplémentaire de la famille. Du même coup, il est devenu le paradis, et l’enfer, de l’Affectif et du Social.

Le processus de déstructuration de la sociabilité publique avait marqué une pause dans les années soixante-dix : nombre d’individus s’étaient mis en mouvement pour chercher leur identité dans la rue. Aujourd’hui, dans la rue, on ne retrouve plus grand-chose. Femmes et hommes retournent à leur couple, le seul lieu où ils peuvent encore se croire à l’abri. Même quand c’est le « bazar affectif » , du moins est-ce le leur.

Roméo et Juliette, enfin sans famille, peuvent filer le parfait amour entre le centre commercial et le deux pièces dans une. Ils ont échangé l’emprise directe des familles contre l’emprise voilée de l’État.

Ce faisant, ils sont alors définitivement ligotés l’un à l’autre, beaucoup mieux qu’avec le blanc-seing de l’église et de la mairie : la peur du vide social, la peur d’être réduits à quelques numéros anonymes, couchés sur des listings d’ordinateur, les condamne à l’amour à perpétuité.

Le couple est pris dans une contradiction subtile : s’il est, pour l’individu, le dernier rempart contre l’État, il est en revanche, pour l’État, un moyen privilégié d’emprise sur l’individu. Cette contradiction se renforce grâce à un autre phénomène qui vient s’articuler sur le rétrécissement de l’espace social : la perte du sens.

Les solidarités sociales qui organisaient pour l’individu une vision du monde et de soi-même, un système de valeurs donnant sens à ses conduites, sont rompues. Le sens n’est plus un acte collectif et politique, inscrivant une histoire commune. Il est devenu, lorsqu’il existe, un acte individuel et privé, enfermé dans la rencontre affectivo-sexuelle qui seule parvient encore à donner goût à la vie.

Ceci a des effets considérables, tant dans l’ordre du social que dans celui de l’individu : si le couple apparaît comme un moyen privilégié de créer du lien social, l’affectif et le sexuel qui le fondent vont devenir les substances de base dans l’alchimie de ce lien. La fantasmatique du sexe et de l’affectif envahit le champ du social et du politique, privant les individus de leur mémoire d’histoire, de leur ancrage dans une époque et dans des événements.

« Aux armes citoyens. » – Citoyen… ce mot est quasiment tombé en désuétude, tandis qu’à l’école l’instruction sexuelle va remplacer l’instruction civique. L’individu, désapproprié de sa dimension politique, n’est plus qu’un précipité affectivo-sexuel, et le couple le lieu où il peut réfugier cette existence univoque.

Le couple devient alors un vrai bazar affectif, sans porte ni fenêtre, un terrain vague emmuré où se perdent l’amour, le social, le politique, la vie. Le système du bazar est régulé de telle sorte que la sortie est une épreuve difficile : il faut consacrer une telle énergie à maintenir cette situation que cela augmente la dépendance par rapport à elle.

Et cette sortie est tellement coûteuse pour le sujet qu’après un no man’s land frileux il se réfugie vite dans un autre bazar. L’enfermement dans le bazar, ou dans des bazars successifs, produit alors une incapacité à imaginer d’autres modes d’organisation et permet d’entretenir et de fortifier le système du bazar.

Du repère au repaire

Le couple, lieu du sens : l’amour, récité sur le mode de la libération et de l’irrationnel, de la créativité, du trans-social, ou de l’asocial. P. Meyer, dans l’Enfant et la raison d’État, dit à propos de la famille qu’elle est, pour l’individu directement affronté à l’État par la perte des solidarités sociales, « une forme de sociabilité encore (…) épaisse ». Dans le rétrécissement de la famille au couple, le couple a hérité de cette épaisseur dernière, de cette opacité, opposant encore pour l’individu une fictive barrière à l’emprise totalitaire de l’État.

Lieu du repaire et du repère. Mais l’épaisseur est mythique. L’opacité ne recouvre vite que la nuit. Le couple, comme lieu social qui n’a plus que l’affectif et le sexuel pour se bâtir, ne se fonde que sur le fait que chaque individu met réellement dans ce lieu tout son sens de sujet. Bâti sur la propriété du sens de l’autre, c’est un repaire qui couve la mort en son sein. C’est un repère qui ne fonctionne qu’au prix de la mutilation de l’individu de tout son déploiement potentiel, de l’arrêt mesuré de son itinéraire aléatoire, au profit d’un trajet balisé, finalisé, prévu, et contrôlé par l’autre.

La réappropriation par l’individu de son sens, de sa parole, de son itinéraire, est une mise en péril du couple qui n’a rien d’autre pour soutenir son existence que ce cannibalisme réciproque.

Le mythe de l’amour qui « va de soi » occulte l’enjeu que représente le sens dans la société actuelle. Le sens, le repérage de soi, la capacité de représentation de soi, est l’enjeu central du couple.

Mais ce sens, le couple n’a que très rarement les moyens de le produire : c’est un véritable bazar affectif qui s’installe progressivement par manque de moyens de repérage. Se crée alors rapidement un cercle vicieux entre cette absence de moyens de repérage et la privatisation rendant nécessaire une opacité et une fermeture maximale.

Comme on l’a dit plus haut, il n’y a plus de sens collectif et historique, donc il ne peut être qu’individuel, et pathologique. Comment penser ce sens individuel ? et avec quoi ?

Ce dont hérite le couple, sa « dot » culturelle, est un héritage mort, qui non seulement ne lui donne pas les moyens de penser le présent, mais même l’entrave, vient faire écran aux situations auxquelles il est confronté.

Par ailleurs, l’hypertrophie de l’affectif, due à sa concentration sur une personne, crée un fantasme de surpuissance de l’autre sur soi et de dépendance.

La réalité de l’autre est envahie par l’attente et le rêve. L’autre est moins important que les rêves dont il est le support.

Et pourtant, au moment de la rencontre, c’est bien une intuition de son propre sens qui se joue, mais qui est bien vite étouffée. Le mythe de l’amour gratuit et irrationnel interdit de se représenter l’autre comme utile pour sa propre identité.

Le fil noué spontanément au moment de la rencontre s’effiloche rapidement.

Le bazar affectif

Et pourtant, dans le couple, l’autre est le lieu d’identification, et le lieu de la mémoire. Il est l’oeil qui suit le trajet, le témoin de l’histoire et donc le dépositaire de la trace. Il est non seulement le miroir qui permet de s’intégrer mais, également, la mémoire de soi. Mémoire de l’histoire, mais aussi mémoire d’une origine, de cette image positive de soi, trouvée dans le regard de l’autre au moment de la rencontre.

Ces mémoires sont emmagasinées par l’autre, les objets communs, les souvenirs, traces éparses, et l’autre est indissociable de leur souvenir, et s’arracher à l’autre, c’est s’arracher la mémoire, les traces de soi, le lieu témoin du trajet. Ou tout au moins de cette part de vie, de ces années vécues dans le couple. Car il n’est pas question d’avoir une histoire antérieure à la rencontre. L’amour est aussi l’amnésie obligatoire sur le passé de chacun. Tout se passe comme si l’individu naissait avec le couple. L’appropriation de l’un sur l’autre passe aussi par le fantasme d’être le démiurge de l’autre, le créateur de l’autre.

Et cela ne souffre aucune extériorité : l’autre n’a jamais existé, avant, dans d’autres rencontres. Et dans le temps présent, il n’est pas question que l’autre trouve son sens ailleurs, ce lieu du couple étant la seule vraie référence, celle qui façonne l’individu à sa propre image.

Le couple réduit est le lieu où se construit cette représentation de soi, des autres, du monde. Et un système de valeurs commun – ce système de représentation et de valeurs, une pensée pour deux, une culture pour deux – est ce qui permet l’emprise de l’un sur l’autre.

La perte des rôles sociaux traditionnels est une perte de repère d’identification. On est dans un système où le rapport n’est plus réellement médiatisé par des rôles, des normes de comportement précises, faisant l’objet d’un code explicite et connu. Dire qu’il y a perte du code explicite de relation ne signifie pas pour autant qu’il n’y a pas de règle intériorisée par l’individu. Le fonctionnement irrepérable du bazar affectif, producteur de représentation, est donc la résultante à la fois de l’interaction entre deux sujets, deux histoires faites et en train de se faire, mais aussi de toutes ces bribes de codes sociaux, de modes d’être, de valeurs, de culture,
intériorisées, anciennes et caduques, l’héritage mort.

Échec et mat

La représentation est donc un enjeu fondamental dans la relation et son maintien. Mais tout un ensemble de facteurs empêche de penser et de voir l’enjeu. La mise hors social de ce lieu, la psychologisation des rapports, et le mythe de la gratuité des rapports affectifs qui évite de se voir dans une économie d’échange où l’enjeu est l’identité, et où le système de rapports est un rapport de pouvoir.

Le jeu de pouvoir qui va s’exercer sur la production de sens pour les deux partenaires est difficilement repérable de l’intérieur, occulté par l’amour naturel et gratuit d’une part, et l’absence de médiation d’un code cohérent et reconnu, d’autre part. Mais il s’agit bien d’un jeu de pouvoir, c’est-à-dire d’un équilibre dans le rapport d’appropriation mutuelle, où chacun tire son pouvoir d’être ou de se maintenir, pour l’autre, source du sens.

Dans ce jeu, le gagnant est celui qui parvient à être le plus producteur de sens commun. Plus les protagonistes sont différents, psychologiquement et dans leurs origines socio-culturelles, plus il y aura de conflits d’autorité pour l’établissement de la norme, à moins de soumission totale de l’un des deux. En revanche, plus ils seront semblables, plus le sens et la norme produits seront pour l’autre source de reconnaissance de soi et de moyens d’action. Mais ici, le mécanisme d’aliénation est tout à fait subtil, parce que le pouvoir qui s’exerce porte moins sur le contenu de la norme que sur l’acte de production, le gagnant étant donc celui qui maîtrise cet acte de production. Par là, il empêche l’autre de se créer un sens pour soi-même.

Dans ce jeu de production et d’interprétation du sens, les armes ne sont pas égales. Le fait de s’investir dans un lieu extérieur au couple, le travail par exemple, permet de se constituer une contre-image, ou une autre image, et éventuellement un autre langage. La capacité de manipuler les référents culturels de l’autre, la capacité de légitimer son discours interprétatif et sa prise de pouvoir par un discours faisant autorité à un moment. Autant de sources de pouvoir, cachées et d’autant plus efficaces. Autrement dit, sur cette scène, malgré le sempiternel refrain sur la perte de soi, le don de soi, etc., bien au contraire, plus on a une identité fortement constituée, plus on est gagnant.

Mais cet exercice du pouvoir fonctionne différemment selon les modes d’organisation. Comme tout système social, le système du couple fonctionne sur des logiques stables qui régulent l’intégration et gèrent le fonctionnement des relations. On peut comparer ces modes de régulation dans le couple à ceux de l’entreprise : le paternalisme et les « relations humaines ».

Le paternalisme comme mode d’organisation (division des rôles, fonctionnelle et hiérarchique, pouvoir au « chef de famille », etc.) a été largement critiqué. Mais la critique n’a jamais mis en question le couple, mais seulement son mode d’organisation, sauf dans certaines communautés dont c’était un des objectifs. Beaucoup de communautés ont eu pour effet de produire des couples, et les difficultés vécues dans la période communautaire l’ont prodigieusement renforcé comme lieu de refuge.

Le deuxième modèle de management des relations correspond à la période « relations humaines » en entreprise : se développe l’idéologie de la communication et de la parole « libre », mais l’organisation des rapports et du système, ne change pas (de même qu’en entreprise l’organisation du travail et de la hiérarchie n’est pas changé). Ce mythe de l’égalité dans la parole et de sa capacité magique à transformer les choses, la morale de la transparence, occulte totalement le fonctionnement réel du pouvoir. Les critiques portent sur l’inégalité de parole, mais ce qu’on revendique, c’est le rééquilibrage dans la capacité à manier la parole.

Or, cette parole a des effets de renforcement de la cage mentale. Si le « paternalisme » faisait une cage à barreaux, les « relations humaines » fabriquent une cage de verre, qui donne l’illusion d’une absence de barrière entre le dedans et le dehors. Mais la barrière est renforcée : d’une part la transparence est un excellent moyen de contrôle qui permet d’anticiper ou de parer à tout dysfonctionnement du système. Par ailleurs, la parole banalise la réalité des différences de position de pouvoir, puisqu’elle pose une égalité imaginaire, et qu’elle occulte même totalement l’exercice interne du pouvoir.

Dehors, « ça craint »

Il y a un effet d’enfermement supplémentaire, par l’extrême difficulté à sortir du couple. Sortir, c’est d’une certaine manière sauter dans le vide.

Tout l’affectif du sujet étant concentré dans le couple, c’est le vide affectif et la capacité à vivre sans miroir, sans mémoire, sans caisse enregistreuse de soi, et à penser par soi-même.

Mais c’est, inextricablement, la perte du peu d’espace social qui est en question. Puisque tout l’espace social est concentré dans le couple, la sortie du couple c’est la sortie de son espace social propre, les amis et relations étant celles du couple devenu centre d’échanges sociaux. Dans les sociétés où la sociabilité de base est solide, l’individu qui opère une rupture du couple ne perd pas pour autant son espace social, et c’est vécu sur un mode moins dramatique.

À l’heure actuelle, l’affaiblissement des valeurs anciennes fait que les normes religieuses ou laïques ne sont plus utilisées pour maintenir les murs du couple. Mais point n’en est besoin. Les murs tiennent tout seuls, par la peur du « désert » de l’autre côté, de l’extérieur, où l’on se vit comme impossible.

Cette peur est actuellement un levier d’inertie puissant. Dans le couple elle est fondamentale : même si, dans le bazar affectif, on ne trouve plus à s’approvisionner, on y dure, par la peur de ce que l’on risque à sortir. Et généralement, on ne sort que lorsqu’on s’est assuré une autre cage, et non pas, pour soi, pour se reconstituer un espace propre, un trajet propre.

La culpabilité participe de la pression à l’enfermement : sortir, pour l’un des deux protagonistes, c’est prendre le risque, pour soi, de casser son lieu d’identification psychologique et social. Mais c’est casser dans le même mouvement celui de l’autre, et des enfants s’il y en a. L’autre peut éventuellement se refaire une autre cage, mais pour les enfants, la perte du couple parental comme unité, c’est la perte du groupe de référence premier et ils seront ensuite nulle part, entre deux cages.

Dans le système de dépendance complexe et subtil que représente l’amour mis à la sauce du couple, c’est donc celui qui est le moins dépendant qui a le plus de pouvoir. Cela est occulté par le développement de la morale de la dépendance, qui est inséparable de la notion de couple, et qui s’exprime par les « nécessaires » concessions, les contraintes qu’il faut bien « assumer » de la vie commune, etc. Le couple récité sur le mode de la dépendance est superposé à l’amour récité sur le mode de la « libération ».

Or ce rapport de dépendance qui structure l’organisation interne du pouvoir est lié aux ressources que chacun a pour sortir. L’aliénation « nécessaire » des femmes, ici, n’est sans doute pas aussi simple. D’une part parce que, dans le couple, il y a échange subtil d’aliénation et non pas aliénation univoque. D’autre part parce que ce qui structure l’aliénation maximale, c’est la minimisation des ressources, et en particulier les moyens de la sortie possible.

Ces moyens fluctuent pour des logiques internes aux individus, internes à l’interaction dans le couple, mais également externes. On peut faire l’hypothèse que, jusque vers quarante ans, ce sont plutôt les femmes qui risquent le moins à la rupture du couple : les hommes sont tout occupés à se fabriquer une carrière sociale et professionnelle dans laquelle le couple est une pièce maîtresse et sa perte une fragilité. D’une part, la sécurité qui y est vécue comme lieu stable d’identité et de reconnaissance permet de prendre des risques à l’extérieur et de mobiliser son énergie à l’extérieur. D’ailleurs la mise en couple, juridique ou pas, est un certificat de conformité indispensable. Ceci joue certainement pour les femmes mais à un degré moindre.

Pourtant, dire que la femme a des ressources en pouvoir ne signifie pas qu’elle les utilise : pour s’en servir il lui faudrait trouver d’autres images possibles d’elle-même que l’identité de mère ou de femme-de. Il lui faudrait aussi déjouer la morale de la dépendance et du don de soi.

La situation s’inverse plus tard quand l’homme a suffisamment d’identité sociale, professionnelle et personnelle pour pouvoir sortir de la cage sans perdre son nom. Tandis que pour la femme qui n’a d’autre nom que celui qu’elle a acquis dans l’espace du couple, la situation est inversée. La perte d’identité sociale s’articule sur deux autres pertes : celle d’une capacité professionnelle à reconquérir après les années où l’on s’est consacré à entretenir le « foyer » et par ailleurs celle de sa valeur marchande corporelle : l’âge est une ressource en pouvoir énorme. Le système de miroir du couple vaut également pour l’extérieur. La femme jeune-et-belle est pour l’homme une réassurance permanente de sa propre identité, une image positive de lui à l’extérieur.

L’homme qui sort du couple autour de 40 ans a donc tous les moyens de se « refaire une nouvelle vie ». Il a, pour se refaire une cage mentale, un large éventail de femmes possibles de 7 à 77 ans. Et son identité professionnelle étant conquise, il peut se consacrer plus attentivement aux joies du foyer et même recommencer une famille.

Il n’en va pas de même pour la femme après 40 ans, dont les magazines disent que « la vie est brisée ». L’image est bien signifiante : si le couple est le dernier lieu d’identité où elle se reconnaisse vraiment, la perte du couple c’est la perte totale d’identité et le corps-là ne peut plus fonctionner comme moyen de réassurance.

Donc le couple engendre le couple : si la perte des solidarités sociales est due à un enchevêtrement complexe de facteurs macrosociaux, le couple y ajoute sa pierre tombale. Le couple comme atome social s’isole pour maintenir son noyau d’intégration par la dépendance mutuelle, et n’organise ses relations que par rapport à d’autres cages qui ne le mettent pas en péril.

Il y a donc un jeu, nécessaire à sa survie, de renforcement de la privatisation et de l’opacité. Le mythe durable de l’affectif et du sexuel comme échappant au social occulte leur réalité profondément sociale. Hauts lieux de culture et de socialisation qui codifient l’accès à l’identité, à l’autre, le rapport au corps, au sexe, etc. L’extrême intériorisation de ces modes sociaux d’être contribue à leur « bon » fonctionnement et au maintien d’un ordre social profond. L’amour récité sur le mode de l’irrationnel renvoie aussi à cela : s’interdire de repérer que la relation amoureuse est en fait une mécanique de haute précision, participe au modèle type.

Le dysfonctionnement même du couple est remis, lui aussi, dans la machine à fabriquer du couple : en l’interprétant comme « maladie », à soigner à l’aide de psychothérapies et de « conseils », les spécialistes de la psychologisation ne se taillent pas seulement un marché substantiel. Ils contribuent à leur manière à réduire l’écart entre la réalité et le modèle type qui range soigneusement le sexe et le coeur dans l’armoire du couple.

Le couple engendre le couple : la perte de représentation de son sens propre pour l’individu conduit à une perte de capacité d’action et ne lui permet pas d’imaginer de nouvelles formes de relations et d’organisation. Si le couple est d’abord une unité de consommation de biens et de services, il fonctionne de la même manière dans l’ordre de la pensée : par l’incapacité à laquelle il réduit les individus à penser pour et par soi, il les accule à penser conformément aux appareils de pensée, quels qu’ils soient.

Savoir compter jusqu’à un

Si la famille et le couple sont le dernier lieu d’épaisseur sociale, le dernier écran entre l’État et un individu devenu transparent, en fait, ils maintiennent surtout cette transparence même. Quand ce n’est plus le couple qui est atome social, mais l’individu, obligé pour vivre à faire molécule avec d’autres atomes, il perd de sa transparence pour acquérir pour lui-même de l’épaisseur.

Dans la mise en scène du couple et de son bazar affectivo-sexuel, on a totalement oublié que l’organisation du rapport entre les sexes constituait un acte profondément social : acte d’échange, et d’alliance, fondateur de société. L’enjeu de l’alliance ne porte plus aujourd’hui sur l’extension des terres ou du capital. Du coup, on a rangé au musée la petite bague symbolique, et, perdant le signe, on a perdu la trace de l’alliance.

Mais l’alliance est bien là. Elle a seulement changé de monnaie d’échange : elle porte désormais sur l’identité et le sens, c’est-à-dire sur l’existence même.

Le marché conclu aujourd’hui dans le cadre du couple est un marché de dupes, qui produit surtout du non-sens. Il est grand temps qu’éclosent d’autres respirations au désir d’alliance.

Le plus difficile sera de savoir compter jusqu’à un. Et si la fin du couple n’était pas la fin du monde, mais l’occasion peut-être unique, historique pour l’individu, d’être enfin une épaisseur qui ne se laisserait réduire par nul État ? Et si l’amour ne faisait plus la cage ?

Mais pour cela, il faudrait une autre Histoire…

Marie-Odile Marty

* Contribution reprise de Autrement. Dossier n° 24, avril 1980.

 

Au-delà du personnel
Pour une transformation politique du personnel
PP. 21-30 – 1998