On se tromperait si l’on croyait que les surpopulateurs se trouvent exclusivement dans le camp nationaliste. Il est des surpopulateurs jusque dans le camp révolutionnaire. Un fait, qui n’est nullement isolé, va le prouver péremptoirement.

Faisant allusion à une série de grands meetings consacrés à la question de la limitation des naissances, tenus à Berlin, en août 1913, sous l’égide du parti social-démocrate, le Docteur Anton Nystroem dit : « Mme Klara Zetkin y parla contre les « grèves de naissances » et accusa les socialistes démocrates néo-malthusiens, les révisionnistes, de ce qui, en fait, équivaut à une trahison contre la cause des classes ouvrières. Les ouvriers qui limitent le nombre de leurs enfants à un ou deux, dit-elle, ne faisaient que singer la bourgeoisie, et le devoir de la classe ouvrière n’était pas de permettre à l’individu d’améliorer sa situation à la manière de la bourgeoisie, mais de continuer la lutte des classes. Les classes ouvrières ne doivent pas oublier que le nombre est un facteur décisif dans la lutte pour la liberté. Si nous avons moins d’enfants, dit-elle, cela veut dire que les familles ouvrières élèveront moins de soldats pour la révolution [1]. »

Cette déclaration fut d’ailleurs heureusement combattue par des révisionnistes tels que Bernstein et Moses.

A côté de Klara Zetkin se trouvait, pour soutenir la même thèse, Rosa Luxembourg : toutes deux, célibataires âgées et sans enfants, naturellement !

D’autre part, la même surpopulatrice Klara Zetkin adressait, dans le numéro du 27 novembre 1914 de son journal : Die Gleichheit (L’Egalité), un « Appel aux femmes socialistes de tous les pays [2] » pour la cessation de la guerre, ayant visiblement été incapable de comprendre que la surpopulation mondiale, et spécialement allemande (conseillée par elle), était la cause primordiale de la guerre : Marx ne l’avait pas dit !

Il y a deux raisons à un tel état d’esprit. La première est de principe; la seconde, de tactique, – de tactique erronée, devons-nous ajouter.

La première raison est inspirée par le providentialisme anthropocentrique de ces esprits simples que restent les révolutionnaires du type courant, hypnotisés qu’ils sont par le fait social. Ils ne peuvent concevoir que ce que les uns appellent Dieu et d’autres Nature n’ait pas prévu la nourriture nécessaire aux êtres qu’il ou qu’elle crée. Profondéments imbus de l’illusion finaliste, ils commettent et commettront toujours, tant qu’ils ne seront pas délivrés de cette illusion, les erreurs qui en découlent nécessairement.

La seconde raison se formule par la question que se posent les révolutionnaires catastrophiques : « Qui est-ce qui ferait la révolution s’il n’y avait pas de malheureux ? » Car ils entretiennent encore la vieille conception romantique de la révolution avec la barricade et le flingot de l’insurgé. Et, pour rendre l’humanité heureuse, ils commencent par faire son malheur !

Mais quelle différence appréciable y a-t-il, d’une part, entre les capitalistes qui trouvent dans la surpopulation de la chair à travail à bon marché et les militaristes qui y puisent de la chair à canon, et, d’autre part, ces révolutionnaires – lesquelles ne révolutionnent rien – qui, elles l’avouent, sont en quête de chair à misère et de chair à canon insurrectionnelle ? Quelle différence, surtout, y a-t-il dans le résultat entre l’action des surpopulateurs bourgeois et celle des surpopulateurs révolutionnaires ? Aucune. L’une et l’autre conduisent à la surpopulation et de là à la guerre, – peut-être à la guerre sociale, bien inutile, mais sûrement à la guerre internationale.
Et que devient l’individu – seule réalité – de la classe ouvrière dans cette affaire ?

Pauvre individu ! Il doit se sacrifier à la Cause Supérieure de la Révolution selon l’évangile marxiste. Il doit engendrer la guerre, dont il fera les frais avec sa peau. Car la surpopulation qu’il fait est non seulement la cause de la guerre, mais aussi l’obstacle à ce qu’il soit vainqueur dans la lutte de classes.

A côté du surpopulateur par conseil qui provoque ou laisse se produire la surpopulation, il y a le surpopulateur de fait qui la produit directement. Ce surpopulateur de fait, à quelle classe appartient-il ? On a trop répété que les gens des classes dirigeantes et possédantes sont des gens sans enfants ou en ayant très peu pour qu’on ignore qu’il appartient rarement à la bourgeoisie. Enregistrons simplement ce constat de la Section d’hygiène de la Société des Nations :

« Une étude du taux de la natalité, dans une grande ville quelconque, révèle que ce taux est deux ou trois fois plus élevé dans les districts pauvres que dans les quartiers riches [3]. »

Quel est donc, dans tous les pays du monde dit civilisé, ce surpopulateur, sinon celui que la Rome antique appelait le prolétaire parce qu’il n’était « utile que par ses enfants », – utile aux empereurs, aux généraux, aux fonctionnaires coloniaux et aux marchands, grands amateurs et profiteurs de la guerre ?

Or sa réplique d’aujourd’hui, ce prolétaire moderne que tous les partis d’avant-garde plaignent d’être la victime de la guerre, c’est lui qui la cause, c’est lui qui la rend nécessaire au sens le plus strict du mot !

Les prolétaires ne veulent pas se contraindre sexuellement, comme le font leurs maîtres – qui ne sont leurs maîtres qu’à cause de cette différence – et ils veulent en même temps ne pas jouer le rôle, eux et leurs enfants, de chair à canon. Mais ces deux désirs sont contradictoires. Ce sont eux qui mettent en marche le char de Djaggernat : qu’ils ne s’étonnent pas d’être écrasés par lui !

Et quant aux autres, qui trouvent leurs comportements admirables, ou simplement légitimes, qu’ils ne s’étonnent pas, eux non plus, de subir le même sort.

Les documents ne manquent pas qui prouvent que la responsabilité première de la guerre revient à la classe prolifique. On pourrait en remplir un volume, mais une sélection s’impose. Et tout naturellement, c’est surtout parmi ceux qui concernent l’Allemagne d’avant-guerre, dont l’indéniable surpopulation fut la cause déterminante de la guerre de 1914-1918, que nous puiserons.

[…]

Manuel Devaldès
CROITRE ET MULTIPLIER, C’EST LA GUERRE ! [1933]
pp. 99-103

[1] Avant 1914, pendant et après, p. 292. — On trouvera aussi dans les journaux français du mois d’août 1913 des dépêches et articles relatifs à ces faits.

[2] S. Grumbach, L’Allemagne annexioniste, p. 383.

[3] Société des Nations, Mouvement naturel de la population pendant le premier quart du XXe siècle, p. 3.