« cher camarade staline ». homo au pays des soviets
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- Les bouleversements lancés par Octobre 17 ont été plus que d’intenses luttes ouvrières, la venue au pouvoir d’un parti de type nouveau, et une guerre civile aboutissant au remplacement d’une classe dirigeante par une autre, alors inédite. Comme 1789 sous d’autres formes, 1917 inaugure des institutions originales, crée sa mythologie et son iconographie, rebaptise les villes, change mots et symboles, et prône une morale différente à la fois des pratiques bourgeoises et de « l’archaïsme rural ». Durant les premières années de la Révolution russe tout tend à être directement et explicitement politique, pour chacun se transforme la façon d’exister face à lui-même et face à l’État, les comportements sexuels se modifient et le pouvoir tente d’instaurer un nouveau mode de régulation des mœurs.
Avant Octobre
On ne peut considérer des individus comme « homosexuels » que dans un contexte social où ce mot a un sens pour eux et pour la société. En Russie, des sous-cultures masculine puis féminine apparaissent à la fin du XIXe siècle. Le terme « homosexuel », inconnu en Russie avant 1895, n’entre dans le langage cultivé qu’après 1905.
Avant 1917, « il y avait peu d’identification à un groupe spécifique de « ceux qui sont comme nous », avec une image de soi efféminée, ou avec une orientation sexuelle exclusive. Les individus en position d’autorité se livraient à des actes érotiques entre partenaires de même sexe pour le plaisir, ce qu’apparemment leurs subordonnés acceptaient en vue d’un profit matériel, sinon personnel. » (Dan Healey)
Cela ne signifiait ni indifférence ni acceptation sociale. Des comportements « bisexuels » étaient assez répandus, sans le concept ni le mot car, comme en Europe à l’époque, les pratiques homosexuelles étaient généralement le fait d’hommes menant parallèlement une vie de famille traditionnelle. Par ailleurs, bien que le libertinage des couches aisées nous soit mieux connu grâce aux traces écrites qu’elles ont laissées, la « Russie profonde » était loin d’être uniformément soumise au conformisme moral et religieux.
Pour que naisse une « culture homosexuelle » moderne, il fallait la modernisation capitaliste, c’est-à-dire l’industrialisation, l’urbanisation, l’apparition de l’individu et son possible anonymat. Alors seulement, certains hommes commencent à se considérer comme un groupe différent parce qu’ils s’écartent de la norme masculine dominante, ou s’habillent en femme, ou se prostituent à d’autres hommes – voire parfois combinent les trois. Dans l’espace public, la sexualité devient une manière d’« auto-affirmation » (Dan Healey).
« Femme nouvelle » & critique de la famille
Traiter d’homosexualité dans la Russie après 1917 impose de dire quelques mots sur « la question féminine » à cette époque.
Dès avant la Révolution d’Octobre, et plus encore à sa suite, le cadre juridique et la vie quotidienne des femmes se trouvent profondément modifiés. Des milliers d’initiatives locales, lancées ou encouragées par le pouvoir bolchévik, multiplient maternités et crèches. Avec toutes les limites d’un pays en guerre et qui manque de tout, le but est de libérer la femme de ses tâches domestiques (soin des enfants, cuisine…) grâce à des institutions collectives (maisons communes, cantine…). La Russie nouvelle célèbre le 8 mars (journée internationale des femmes lancée par les partis socialistes à partir de 1910) comme « jour de rébellion contre l’esclavage de la cuisine ».
Sur le plan du droit, dès décembre 1917, un décret laïcise le mariage, établit l’égalité entre époux, supprime la différence entre enfants légitimes et illégitimes, et facilite le divorce. Alexandra Kollontaï (Commissaire du Peuple à l’Assistance publique et première femme ministre de l’histoire) et d’autres bolchéviks regretteront cependant l’obligation d’enregistrer le mariage à l’état-civil. En 1920, c’est l’avortement qui est légalisé.
Cette égalisation et cette émancipation visent cependant une libération de la femme par le travail (salarié), combiné si possible au militantisme (au service du parti). La femme est promue égale de l’homme afin de la rendre autant que lui disponible pour sa mobilisation maximale, à l’atelier, au champ, à la cellule, éventuellement au front. Les liens conjugaux et familiaux sont défaits pour lier la prolétaire – comme son partenaire masculin – à l’État. Kollontaï écrit :
« La famille cesse d’être une nécessité. Elle est inutile à l’État, parce que, détournant les femmes d’un travail utile à la société, elle n’est pas plus utile aux membres de la famille dans la mesure où l’État se charge progressivement de l’éducation des enfants. »
Au lieu de la domination masculine traditionnelle exercée dans la famille par un père puis un mari, l’ouvrière se retrouve directement soumise à un travail dont Kollontaï nous assure qu’il ne sera plus un fardeau : « Comme tout le monde travaillera, la part de travail de chacun ne sera pas excessive » (travailler tous pour travailler moins…). Quant à la femme activiste, dégagée des obligations du foyer, elle pourra consacrer tout son temps au parti.
Cette politique va peser lourd sur le traitement de l’homosexualité sous Lénine, puis, autrement, à l’ère stalinienne.
Travestissement bolchévik
La Russie n’a pas innové en sexualisant l’ennemi négativement. Fin XVIIIe siècle, dans un autre régime à bout de souffle, l’opinion prêtait à Marie-Antoinette tous les excès d’une sexualité débridée, une succession d’amants et d’amantes, jusqu’à l’inceste avec son fils. En 1917, le bruit court qu’Alexandre Kerenski, ministre puis chef du gouvernement provisoire renversé en octobre, a l’habitude de porter des vêtements féminins. Sa voix haut perchée, ses gestes suscitent la moquerie : le vrai révolutionnaire parle et marche comme un homme. Si l’on ajoute une passion pour le théâtre et l’opéra, comparé à la mâle vigueur bolchévik, le bourgeois Kerenski traîne une image de faible, de décadent. On imagine quel usage est fait de la rumeur selon laquelle il aurait fui habillé en femme.
A son dernier soir, contre un prolétariat viril, le gouvernement bourgeois n’a pour se défendre que des cosaques, des élèves officiers et un « bataillon de choc féminin » : dix ans plus tard, Eisenstein donnera de ces femmes dans Octobre une vision peu flatteuse.
Quelle qu’ait été son orientation (très certainement bisexuelle), Eisenstein est l’artiste qui est allé le plus loin dans une glorification « homo-érotique » du prolétariat. Ses films, en particulier Le Cuirassé Potemkine (1925), mettent en valeur « des corps prolétaires, bandés par le labeur ou mobilisés par la lutte, dont le cinéaste clame la pureté, le combat et le triomphe sans tache face à l’oppression ». Sans jamais le moindre passage à l’acte : dans cette « érotique inavouée […] le sexe était moralement coupable, le regard demeurait celui de la fraternité militante » (Fabrice Revault d’Allonnes)
La révolution passe pour une affaire d’homme. Après 1917, beaucoup de femmes adoptent des attitudes et des habits « masculins », dans les centres urbains du moins. Il est de règle pour la bolchévik de se donner une apparence et une allure martiale, auparavant privilèges masculins : dans un pays qui n’est sorti de 14-18 que pour entrer dans une longue guerre civile, le code politique comportemental et vestimentaire exige des deux sexes que chacun(e) ressemble à un combattant, voire à un soldat ou une soldate. Jupe ample et grand chapeau à fleurs conviennent mal au meeting de rue. Le modèle de la bolchévik invite chaque femme russe à agir en militante. L’énergie, la dureté vis-à-vis de soi comme des autres, et même le sacrifice de sa personne, sont promus chez la femme comme chez l’homme.
Cette masculinité imposée ou choisie, il est parfois possible à des femmes de la détourner. Saisissant l’occasion de s’affirmer aussi fortes que les hommes, et de se démarquer des valeurs traditionnellement associées à la féminité, certaines profitent de leur nouvelle présence dans l’espace public pour s’y ménager une marge de liberté allant jusqu’à des amours féminines. Discrètement : jusqu’au milieu des années 1930, le régime fermera les yeux devant les lesbiennes tant qu’elles jouent le rôle attendu des femmes dans la construction du socialisme.
En politique, l’égalité des sexes montre pourtant ses limites. L’histoire a retenu très peu de noms de dirigeantes bolchéviks : l’exception fameuse – Kollontaï – confirme la règle. Elles sont également rares dans les hautes sphères de l’État, de l’Internationale Communiste et à la direction des autres PC : mouvements socialiste et communiste reflètent la vie politique « bourgeoise » de l’époque, et la (brève) prise du pouvoir par la classe ouvrière en Russie n’y a guère changé.
Le verre d’eau de Lénine
A la fin de l’époque tsariste, au nom de la liberté individuelle, les milieux socialistes participaient d’un consensus « progressiste » tendant à faire de la sexualité une affaire privée.
La politique bolchévik semble aller dans ce sens en supprimant du code pénal le délit d’homosexualité quelques semaines après la prise du pouvoir.
Or, cette dépénalisation n’ouvre pas la voie à une révolution sexuelle qui aurait été une composante indispensable de la révolution sociale. Tout en répondant à des besoins et des aspirations de la population, les bolchéviks tentent d’appliquer une vision bureaucratique à prétention scientifique, donnant la priorité à la rationalisation sur l’émancipation, et à la (re)production sociale sur la liberté personnelle. En théorie, tout doit contribuer au bien commun, tel que le comprend le parti et afin de consolider un État dit ouvrier encore fragile.
La « morale sexuelle prolétarienne » en découle. Puisque la sexualité est une construction sociale, et si l’homosexualité ne relève plus du pathologique, il ne s’ensuit pas que chacun fasse « ce qu’il veut ». Le monde que veulent créer les bolcheviks ignore la séparation entre vies « privée » et publique », et la société a le devoir et le droit de réguler la sexualité. C’est là le principe directeur de la question (homo)sexuelle, qui détermine aussi bien la dépénalisation de l’homosexualité au lendemain de la révolution, que sa re-criminalisation sous Staline quinze ans plus tard. Kollontaï est célèbre pour ses prises de position répétées en faveur de « l’amour libre » et de l’émancipation féminine (qui suscitent d’ailleurs réserves, moqueries et insultes dans son propre parti), et connue pour la grande liberté de sa vie personnelle. Mais il est significatif que jamais à notre connaissance elle n’ait parlé ou écrit en défense de l’homosexualité.
Comme l’État socialiste organise la production de blé ou d’acier, il lui appartient aussi de superviser également la reproduction sociale, qui par définition comprend la procréation. Cela commande infiniment plus la « politique sexuelle » de la Russie soviétique que les propos conformistes rapportés par Clara Zetkin et depuis maintes fois cités de Lénine :
« La Révolution exige la concentration, le renforcement des énergies. Des individus autant que des masses. Elle n’admet pas des excès, qui sont l’état normal des héros décadents à la d’Annunzio. L’excès des plaisirs sexuels est un défaut bourgeois, c’est un symptôme de décomposition. Le prolétariat est une classe qui monte. Elle n’a pas besoin de stupéfiant ni de stimulant. Pas plus au moyen de l’excès des plaisirs sexuels qu’au moyen de l’alcool. »
« Je me méfie des théories sexuelles et de toute cette littérature spéciale qui croît abondamment sur le fumier de la société bourgeoise. Je me méfie de ceux qui ne voient que la question sexuelle […] Je considère cette surabondance de théories sexuelles, qui sont pour la plupart des hypothèses, et souvent des hypothèses arbitraires, comme provenant d’un besoin personnel de justifier devant la morale bourgeoise sa propre vie anormale ou hypertrophique, ou du moins l’excuser. Ce respect déguisé de la morale bourgeoise m’est aussi antipathique que cette importance accordée aux questions sexuelles. Cela peut paraître aussi révolutionnaire que cela voudra, c’est, au fond, profondément bourgeois. C’est surtout une mode d’intellectuels. Il n’y a pas de place pour cela dans le parti, dans le prolétariat conscient. »
« Vous connaissez certainement cette fameuse théorie, selon laquelle la satisfaction des besoins sexuels sera, dans la société communiste, aussi simple et sans plus d’importance que le fait de boire un verre d’eau. Cette théorie du verre d’eau a rendu notre jeunesse complètement folle. Elle a exercé une influence néfaste sur un grand nombre de nos jeunes gens et de nos jeunes filles. Merci pour un pareil marxisme, qui fait découler toutes les manifestations et transformations de la superstructure idéologique de la société immédiatement et directement de sa base économique. […] Cette célèbre théorie du verre d’eau, je la considère comme tout à fait antimarxiste et même antisociale. »
Contrairement à ce que veut croire Lénine, les partisans (bourgeois ou non) de la liberté sexuelle traitent justement la sexualité comme tout autre chose qu’un verre d’eau. C’est plutôt lui qui réduit les rapports sexuels à un besoin naturel à satisfaire comme il faut boire, manger ou dormir.
Là où notre contemporain, qui a l’intelligence de son époque, se plaît à dénoncer ici un conformisme moral désuet en ce début de XXIe siècle, Lénine témoigne en fait d’une volonté de mobilisation rationnelle des masses.
Paroles d’ingénieur modernisateur plus que de vieux schnock. Dans ses conversations avec Clara, Vladimir se flatte aussi de ne rien comprendre à l’expressionnisme, au futurisme, au cubisme comme à « toutes les nouvelles révélations en isme », et rejette un art moderne qui ne concerne qu’une élite bourgeoise :
« L’art appartient au peuple. Il doit plonger le plus profondément possible ses racines au sein des masses laborieuses. Il doit être compris et aimé d’elles. Il doit les lier et les élever dans leurs sentiments, leurs pensées et leurs volontés. »
Pour Lénine, le socialisme a besoin d’une sexualité comme d’un art positifs. Contre l’avant-garde artistique, développons l’éducation populaire, les savoirs élémentaires et la propagande antireligieuse. Au lieu de la liberté sexuelle qui ne bénéficie qu’à une minorité privilégiée, promouvons le travail nécessaire au bien-être du plus grand nombre, et des femmes en particulier.
Biopolitique socialiste
La politique systématique du pouvoir bolchévik reste un des tentatives extrêmes d’application des lois de la science (celle du temps, et interprétée selon les intérêts du parti), pour se débarrasser des croyances religieuses et créer une morale publique laïque, avec les moyens du bord. Même si, comme le déclare un jeune psychiatre soviétique en 1922, l’homosexualité est une perversion, elle appelle un traitement médical, non un enfermement en prison. L’État de type nouveau se donne le monopole de distinguer le normal du pathologique. L’idéologie se voulant matérialiste, la sexualité relève des « superstructures », il convient donc de la faire correspondre à ce qui détermine le mouvement de l’histoire, l’infrastructure, la production et la reproduction. Est mauvais non plus ce qui viole une règle morale transcendante, mais ce qui détourne homme et femme de l’activité productive et du militantisme au service du parti. Le prolétaire travaille, le bourgeois est oisif : voilà la moralité positive. Ce qui ne contribue pas à la (re)production est anti-social et partant anti-socialiste. Par conséquent, l’hétérosexualité à vocation reproductive est « prolétarienne » et conforme à la nature, et inversement l’homosexualité est « bourgeoise ».
Le délit d’homosexualité est retiré du code pénal fin 1917. Cette mesure est alors perçue par une minorité, y compris dans le parti, comme une conquête fondamentale, mais le régime n’a aucune « libération sexuelle » à son programme, et il s’agit de tolérance, non d’acceptation. Si transformation de la vie quotidienne il y a, la ligne générale est celle d’un hygiénisme au service des masses. L’urgence est d’avoir des corps sains. La « question sexuelle » passe pour un luxe déplacé quand les prolétaires ont avant tout besoin d’être nourris (la famine de 1921-22 fait cinq millions de victimes), logés, soignés… et mis au travail. Cela laisse peu de place à « l’amour jeu » de Kollontaï, et la liberté de mœurs de certains bolchéviks (Staline n’était pas un modèle de fidélité) ne dépasse pas les limites de leur vie privée.
Dans ces conditions, les amours masculines, n’ayant plus à craindre une répression policière, peuvent s’exercer librement, du moins dans les centres urbains… à condition de demeurer dans l’ombre. Tous les responsables du parti savent que Gueorgui Tchitcherine, longtemps commissaire aux Affaires étrangères, est homosexuel, mais on n’en parle pas, exactement comme dans les régimes bourgeois jusqu’à la fin du XXe siècle.
Qui plus est, non seulement la plupart des membres et des cadres du parti considèrent l’homosexualité comme une tare bourgeoise, mais le pouvoir bolchévik y voit un vestige féodal, rural, voire religieux, donc anti-social et anti-socialiste.
Il en va surtout ainsi à la périphérie de l’URSS, dans les régions à majorité musulmane et au Caucase, où le régime mène une « révolution culturelle » au nom de la modernité contre l’archaïsme. La propagande officielle anti-religieuse amalgame l’homosexualité à la pédophilie et la décrit comme un vice cher aux moines dans les monastères. L’athéisme militant dénonce les pratiques homosexuelles comme une forme particulièrement odieuse d’exploitation de l’homme par l’homme.
Le régime oppose les mœurs « normales » et saines du prolétaire modèle incarné par l’ouvrier russe, à la barbarie asiatique des peuples arriérés. Ouzbékistan et Turkménistan avaient en effet une tradition de bordels de jeunes hommes, interdits dès les années vingt par la législation bolchévik en même temps que la polygamie, le mariage forcé et la dote. Le Code pénal ouzbek de 1926 met hors-la-loi « le harcèlement sexuel des hommes », comme le Code russe l’a décrété pour les femmes en 1923.
Malgré tout, dans les années vingt, l’homosexualité n’est réprimée qu’à la marge, quand elle va à l’encontre des devoirs sociaux, non pour elle-même, et seulement si elle est pratiquée avec un mineur ou une personne jugée vulnérable. À la même époque, on peut aller en prison en Allemagne pour acte « non-naturel » ou en Grande Bretagne pour buggery (sodomie entre hommes).
Globalement, pour les responsables et les militants du parti, le culturel est politique, rien n’est « naturel »… sauf de fait l’hétérosexualité. Mais comme un régime se réclamant d’une science de l’histoire et de la nature a besoin d’un point de vue scientifique irréfutable sur toute chose, il faut bien que des spécialistes débattent des « causes » de l’homosexualité, de préférence à la lumière du marxisme. Une école de pensée penche pour des déterminants biologiques, naturels mais modifiables : la possibilité humaine de remodeler la nature fait partie des fondements intellectuels et des pratiques du régime. Pour certains, l’homosexualité viendrait d’anomalies hormonales, guérissable par un traitement adéquat. L’édition de 1930 de la Grande Encyclopédie (synthèse et vitrine de la science officielle) parle d’une « attraction sexuelle contre nature », tout en ajoutant qu’on doit la comprendre et la soigner. Un autre courant privilégie des causes bio-sociales. Parfois les deux points de vue se recoupent.
Mais ce n’est pas la théorie qui va trancher.
Nouvel ordre sexuel
Avec l’industrialisation à marche forcée lancée en 1928 par le premier plan quinquennal, qui entraîne un resserrement du contrôle de l’État sur la société, les valeurs familiales traditionnelles semblent mieux adaptées à la loi et l’ordre que la (très relative) libération des mœurs accomplie après 1917 : l’institution familiale est glorifiée, une politique nataliste mise en place et l’avortement décrété illégal en 1936 (il le restera jusqu’en 1955).
Les femmes sont les bienvenues dans le lieu de travail (comme dans l’armée, selon la tradition militaire russe), et libres d’accomplir des tâches d’ordinaire masculines, à condition de remplir leur fonction de mère dans la famille.
Après 1929, l’accumulation stalinienne du capital s’accompagne d’un vaste effort, là encore avec les moyens limités de l’époque, pour rafler tous les éléments jugés inaptes ou rebelles au travail (prostituées, sans domicile, vagabonds, mendiants, alcooliques, déviants sexuels, ou ceux des petits métiers informels de rue) pour les rééduquer de force et en faire de bons ouvriers à l’usine ou au kolkhoze. La place de l’homosexuel n’est plus à l’hôpital, mais dans un camp de travail. Son anomalie n’est pas morale mais sociale (échapper au travail) et politique (se soustraire au contrôle étatique exercé à travers le cadre familial). Pour l’« État ouvrier », ce n’est pas une affaire de moralité, mais de classe : l’homosexuel est au mieux un tire-au-flanc, au pire un saboteur bourgeois. Décriminalisée en 1917, l’homosexualité retombe sous le coup de la loi en 1934 : les relations sexuelles masculines sont désormais passibles de cinq ans de prison.
Gorki justifie même la politique anti-homosexuelle au nom de la lutte antifasciste. Dans son effort pour mobiliser la jeunesse afin d’en neutraliser le potentiel révolutionnaire, explique l’écrivain, le fascisme pratique et promeut largement l’homosexualité, stérilisant ainsi l’énergie prolétarienne. A cette époque, la presse antifasciste souligne la présence d’homosexuels avérés parmi les dirigeants nazis, le plus illustre étant Ernst Röhm, chef des Sections d’assaut, éliminé par Hitler en 1934 lors de la « Nuit des Longs Couteaux ». Les homos ne sont pas simplement des êtres dépravés inaptes à la construction du socialisme, mais des ennemis du peuple. Donc, « Extirper les homosexuels – le fascisme disparaîtra », exige Gorki.
« Conformément aux principes marxistes-léninistes »
En mai 1934, Harry Whyte, âgé de 27 ans et membre du PC britannique depuis 1931, vit en Russie comme rédacteur-en-chef du Moscow Daily News. Félicité en qualité de « meilleur travailleur de choc », Harry n’a rien d’un dissident, sauf en un domaine. Il écrit une lettre de 4.000 mots « Au cher camarade Staline » pour lui démontrer que la récente « politique anti-sodomie de l’URSS » contredit tant les réalités de la vie que les principes marxistes-léninistes.
Tout en prenant soin de distinguer les sphères publique et privée, il argumente méthodiquement d’un point de vue marxiste à l’aide de considérations scientifiques mais aussi politiques, sans faire mystère de sa motivation :
« J’ai un intérêt personnel dans cette question dans la mesure où je suis moi-même homosexuel. […] J’ai contacté la GPU [police politique, ex-Tchéka, plus tard NKVD, enfin KGB] à la suite de l’arrestation d’une certaine personne avec qui j’avais eu des relations homosexuelles. On m’a dit que rien ne m’incriminait. […] Je considère que la condition des homosexuels, soit ceux d’origine ouvrière, soit eux-mêmes travailleurs, est analogue à la condition des femmes sous le régime capitaliste et aux races de couleur opprimées par l’impérialisme. Cette condition est également similaire à bien des égards à la condition des Juifs sous la dictature d’Hitler, et en général il n’est pas difficile d’y voir une analogie avec la condition de toute couche sociale soumise à l’exploitation et à la persécution sous la domination capitaliste. »
Selon Harry Whyte, « il existe deux types d’homosexuels: d’abord, ceux qui sont comme ils sont depuis la naissance (d’ailleurs, si les scientifiques sont en désaccord sur les raisons précises, il n’y a pas de désaccord sur le fait que certaines raisons existent) ; deuxièmement, il y a des homosexuels qui ont eu une vie sexuelle normale mais qui sont ensuite devenus homosexuels, parfois par vice, parfois pour des raisons économiques. »
La solution passe par « la transformation révolutionnaire de l’ordre existant et la création d’une société dans laquelle l’absence de chômage, la prospérité croissante des masses, et la liquidation de la famille comme unité économique [afin] que personne ne soit contraint à la pédérastie par nécessité. Quant aux soi-disant homosexuels par constitution, étant un pourcentage insignifiant de la population, ils sont incapables de menacer le taux de natalité dans l’état socialiste. »
Finalement, Harry approuve l’arrestation d’homosexuels pour « des raisons de nature politique », mais fait valoir qu’il n’y a aucun besoin de poursuivre quelqu’un uniquement pour son homosexualité, qui n’est ni une anomalie médicale ni un danger pour le socialisme.
La lettre reste sans réponse mais les archives nous apprennent que Staline avait qualifié son auteur d’« idiot et dégénéré ».
Harry Whyte quitta la Russie au milieu des années 1930, évitant ainsi les purges qui éliminèrent de nombreux membres des PC étrangers vivant en URSS, s’éloigna du marxisme-léninisme tout en restant un homme de gauche, et mourut à Istanbul en 1960, léguant, dit-on, à son ami turc un héritage d’une livre sterling.
La criminalisation des relations sexuelles masculines a été supprimée du code pénal en 1993 mais, on le sait, la Russie contemporaine persiste à persécuter les homosexuels, sous le prétexte (souvent aussi invoqué dans d’autres pays) de protection des mineurs.
Lectures
Confession sexuelle d’un anonyme russe, Allia, 1994.
Richard Stites, Revolutionary dreams. Utopian vision and experimental life in the Russian Revolution, Oxford University Press, 1989.
Arkadi Vaksberg, Alexandra Kollontaï, Fayard, 1996. Parmi les textes d’A.Kollontaï disponibles en français : https://www.marxists.org/francais/kollontai/index.htm
Dan Healey, Homosexual Desire in Revolutionary Russia. The Regulation of Sexual & Gender Dissent, University of Chicago Press.
Contrairement à certaines traductions qui adoucissent la virulence de l’homophobie exprimée par Gorki en 1934, il n’appelait pas à éliminer « l’homosexualité » comme pratique, mais « les homosexuels » en tant que personnes, comme le montre la phrase originale citée par Dan Healey.
Klaus Mann répondit à Gorki par un article « La Gauche et le vice », souvent intitulé depuis « Homosexualité et fascisme » : https://ddt21.noblogs.org/?page_id=1460
Fabrice Revault d’Allonnes, article « Prolétarien (Érotisme )», dans l’ouvrage collectif Une Encylopédie du nu au cinéma, Yellow Now/ Studio 43-MJC/Terre Neuve Dunkerque, 1993.
Clara Zetkin, Souvenirs sur Lénine, 1924.
https://www.marxists.org/francais/zetkin/works/1924/01/zetkin_19240100.htm
Lettre d’Harry Whyte à Staline :
Brève biographie d’Harry Whyte : http://www.kaleidoscot.com/harry-whyte-the-gay-scot-who-challenged-stalin-3405
Kurt Hiller, A Chapter of Russian Reaction, 1946 :
Dauvé l’ami des pourris
https://fr.wikipedia.org/wiki/Gilles_Dauvé