St nazaire : ras le bol social, gilets jaunes et ralentissement de l’économie
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Catégorie : Local
Thèmes : Exclusion/précarité/chômageLuttes salarialesResistances
Lieux : Saint-Nazaire
Ces dernières ne sont pas plus apaisés qu’ailleurs en france avec la participation de gens venant de St Nazaire, St Brevin, Herbignac, Guérande, Redon, … S’il est volontiers rappelé que les fachos ne sont pas bienvenue, en tout cas de ne pas ouvertement s’afficher sous risque de se faire dégager, c’est aussi pour d’autres pas sans méfiance vis à vis des syndicalistes et autres militants. La stigmatisation d’acteurs de la lutte – comme zadiste ou cgtiste – n’est pas rare de la part des plus à droite (citoyens vigilents entre autres). En gros de toute part y’a peur de la récupération et de servir la soupe à son adversaire habituel. C’est bien là tout le paradoxe de ce mouvement social, la seule convergence étant un ras le bol contre la politique néo-libérale et la précarisation grimpante qui en résulte et ici comme ailleurs on croise pas mal de familles, de personnes isolés en détresse financière, sociale. Le lieu permet pour qui reste sur place de mieux se connaître, confronter les réalités, s’engueuler, de trouver du réconfort et au fil des jours l’occupation prend des allures de centre social autogéré avec un espace dédié aux enfants, une cuisine largement ravitaillé, une web radio qui se met en place, sur les murs une revue de presse, les dates à venir, les revendications de l’assemblée.
L’huissier est passé lundi 26 constaté l’occupation pour le promoteur, sans aucun doute une procédure a été lancé. L’électricité a été coupé puis remise le lendemain par des camarades d’edf, les autorités ont aussi essayé de couper l’eau mais cette fois ont été pris sur le fait. Si expulsion d’autres lieux ont déjà été repérés.
Après une première journée du 17 novembre axé sur les blocages ou filtrages sur des rond points, grands axes… les suivantes furent sur la même dynamique avant d’être peu à peu abandonné. Si cela a permis un ralentissement de l’économie, touchant pas mal de grandes surfaces, le mécontentement grandissant des automobilistes dont de nombreux participants et/ou sympathisants des gilets jaunes, contraint à se concentrer sur des cibles économiques plus identifiés.
Le début de la semaine du 26 se concentre d’abord sur le ralentissement de flux des camions aux alentours de zone industrielles avec des blocages temporaires au rond point de Donges, Méan, d’Airbus…
Mercredi 28 a lieu un rassemblement devant la sous-préfecture de St Nazaire avec entre 300 et 500 personnes, fermé par précaution par les autorités. Devant les grilles fermés, ça décide de partir alors à la mairie pour l’assemblée. A peine arrivé les keufs gaz et balancent 2 désencerclentes, le flash ball est aussi de sorti. Beaucoup ne sont pas habitués et sont choqués, au moins un enfant est touché. Le ton est donné pour les jours à venir.
Jeudi matin à 7h c’est le début du blocage d’un nouveau point, le port maritime de St Nazaire, avec un positionnement sur 5 ronds points qui donne accès aux différents terminaux.
Les CRS sont là mais l’affluence des gilets jaunes aussi pour se positionner un peu partout. Ça gaz mais côté manifestants ça va pas au contact préférant reculer pour ne pas se mettre en danger avant de revenir tenir les positions. La file de camions s’agrandit, le blocage fonctionne, à 11h les CRS repartent avant de revenir plus tard dans l’après midi. Globalement la journée est un succès et l’activité économique du port a été très faible.
C’est reparti vendredi pour le blocage du port. Cette fois les CRS sont plus virulents et en plus grand nombre, au moins 2 personnes interpellés le matin. Les dockers sont aussi de la partie, en solidarité un porte conteneur a été placé devant une grille d’accès. L’activité le week end est bien moindre sur le port, cependant elle est encore perturbé. “Lundi les dockers seront en grève. L’objectif est donc de tenir le blocage du port qui demandera moins de monde, et de mettre en place le blocage du dépôt SFDM.” https://nantes.indymedia.org/events/43767
Aussi samedi 1er décembre la cgt a appelé à manifester contre la précarité pour la 16e année consécutive. 600 personnes avec une pluie battante, de nombreux militants ont revêtus le gilet jaune, des prises de parole sur la convergence avec le monde syndical qui font encore grincés des dents sur les réseaux sociaux la partie la plus droitarde du mouvement.
Le soir au petit maroc y’a eu une soirée festive en mode auberge espagnole après cette semaine bien agitée. Bien au moins une cinquantaine de personnes y répondent présentes autour d’une sono alternant du NTM à de la variété.
Samedi 1er décembre est un jour inédit par l’ampleur de la révolte à Panam’ et les artères bourgeoises défoncés. Pleins de textes un peu partout sur le caractère inédit de ce mouvement sont dispos, c’est très confus sur les bases d’où encore l’hésitation de beaucoup à s’y joindre, les revendications s’élargissent allant à plus de répartition des richesses à des trucs dégueulasses comme l’assimilation forcée. L’État, les flics sont dépassés par l’ampleur des points de blocages partout sur le territoire. La réunion est en ébullition et sous couvre feu, les lycées et facs rentrent dans la danse ! Le grand patronat et les financiers savent que ce moment n’est pas anodin et que c’est toujours par les révoltes populaires qu’ils ont dû lâcher du lest pour maintenir ce qu’ils peuvent de leur profit. Les syndicats de flics demandent que l’armée les appuient. Pour l’instant Macron annonce ne pas vouloir changer de cap mais déjà les appels fleurissent pour un 4e round le 8 décembre.
Par chez nous, la CCI Nantes St. Nazaire s’alarme “des graves conséquences sur l’activité économique du territoire”. Airbus fonction en flux tendu et redoute de devoir stopper une chaîne de production.
La semaine qui arrive est déterminante. Si ce moment rompt l’isolation pour beaucoup, personne ne sait vers quoi on tend, on reste nombreux à redouter que l’extrême droite récoltent les fruits de cette colère profonde. Que l’État en remette encore une couche pour aller toujours plus loin dans le contrôle social. Difficile cependant de ne pas y aller si l’on veut déconstruire les dominations, les oppressions !
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Les revendications de l’assemblée de la maison du peuple St Nazaire et alentours:
Réunis en assemblé ce jeudi 29 novembre 2018, nous, gilets jaunes de la région de Saint-Nazaire ici présents, exigeons, par un vote unanime :
– la démission de Macron
– la baisse des prix des produits de première nécessité (carburants, eau, gaz, électricité, logement etc…)
– des taxes sur le kérosène des avions et sur le fuel lourd des navires + taxes sur ces pollutions
– l’augmentation des salaires, retraites et autres minimas, sans baisse des cotisations sociales
– le rétablissement de l’ISF et la lutte contre l’évasion fiscale pour financer les services publics et la transition énergétique
– le partage égalitaire des richesses
– le développement des énergies renouvelables
– la nationalisation du secteur de l’énergie, des banques et des autoroutes
– le droit de révocabilité des élus à tous les niveaux
– le plafonnement de l’indemnisation des élus à la hauteur du revenu moyen
– la dissolution du gouvernement et refondation de notre république par les assemblées représentatives du peuple.
– le respect du droit des enfants (éducation, santé….)
– la traduction dans les faits de notre devise : liberté, égalité, fraternité
PS : le nom de l’occupation en Maison Du Peuple est un clin d’oeil à l’histoire de la ville pour rappeler celle édifié en 1977 à St Nazaire et qui a été rebaptisé Maison des Syndicats suite à la construction du centre commercial ruban bleu.
https://www.facebook.com/Maison-du-Peuple-de-Saint-Nazaire-et-alentours-272152786819209/
http://giletjaune44.livehost.fr/index.html
https://fr.radioking.com/radio/gilets-jaunes
Le 17 novembre est-il destiné à retentir comme une date aussi saisissante que politiquement paradoxale ? Depuis 2012, nous chérissons dans ce bocage le samedi 17 novembre comme celui des 40.000 personnes de la manifestation de réoccupation qui a renversé l’opération César. Mais ce fut aussi une journée symbolique de l’autre côté du spectre politique avec le surgissement massif à Paris de la manif pour tous, premier grand mouvement de cette décennie à être soutenu visiblement par une droite dure et à tenir un temps les rues. Le 17 novembre de cette année, jamais autant d’habitants de ce pays ne s’étaient décidés aussi brusquement à bloquer en tellement de points et avec une telle efficacité les flux économiques partout autour de chez eux. Cela fait à présent trois semaines que le phénomène des gilets jaunes a retourné l’ensemble du champ politique et l’idée même que l’on se faisait, dans les dernières décennies, d’un mouvement social « à la française ». Quel que soit l’essoufflement possible des blocages, la confusion persistante des perspectives ou l’ampleur de leur récupération par des forces adverses, le 17 novembre et les jours qui ont suivi ont été un coup de tonnerre pour quiconque se préoccupe sincèrement de ce à quoi pourrait ressembler les débuts d’un soulèvement populaire ici et maintenant. Le conflit qui s’est ouvert a contraint ceux d’entre nous qui le rejoignaient à accepter de perdre un temps leurs repères, ainsi qu’à se requestionner profondément sur les enjeux de la phase contemporaine d’aggravation de la domination sociale au nom de l’évidence du désastre écologique.
« Alors, vous allez soutenir des gens qui luttent pour le droit à la bagnole, maintenant ? »
La mine perplexe de notre voisin lorsque nous sommes allés lui demander du lait à la traite pour la marmite de chocolat chaud du lendemain sur les ronds-points, tout comme les divers échanges que nous avons eus depuis trois semaines à la zad, avec d’autres habitants, camarades paysans et comités de soutiens en visite, nous ont poussés à revenir sur les raisons d’une rencontre. Il n’y a sans doute pas d’évidence à ce que les habitants d’un territoire rescapé de l’extension des infrastructures de déplacements dévoreuses de pétrole et marqué par un refus des formes dominantes de production comme de consommation aillent se mêler à des foules d’individus qui revendiquent apparemment la « liberté » de pouvoir continuer à rouler et consommer comme avant. Et ce alors qu’on demande à ces derniers de faire un effort de « transition écologique ». C’est encore moins évident quand cet élan aux contours flous reçoit les soutiens bien visibles de ce qui se fait de plus nauséabond dans la classe politique. Mais nous avons sans doute tendance à vouloir privilégier la curiosité quand souffle un tel vent de révolte et de passage à l’acte, plutôt que de rester dans notre zone de confort en ressassant par avance l’ensemble des distances possibles. D’autant qu’après avoir perçu de l’intérieur le grand écart constant entre ce que nous vivions réellement et ce que nous devenions dans le langage médiatique, on doit bien admettre qu’il est difficile de prétendre savoir quoi que ce soit sur un mouvement sans le rencontrer vraiment. Les gilets jaunes s’avéreraient peut-être dans le fond autant des beaufs individualistes que nous étions des hippies primitivistes ultra-violents. Et puis nous avions été invités avec enthousiasme à ce premier blocage par des camarades syndicalistes iconoclastes du bassin industriel de Saint-Nazaire, rencontrés ces dernières années entre les piquets à la raffinerie de Donges, les manifs nantaises ou la zad. Il faut bien dire quand même que nous étions plutôt timides du gilet et loin de nous sentir appartenir d’emblée à la grande fraternité fluorescente lorsque nous avons rejoint par une aube gelée un rond-point à la périphérie de Pont-Château. Quelques dizaines de personnes y font face à un impressionnant complexe commercial, habituel centre de gravité des déplacements du samedi à des kilomètres à la ronde.
« Je crois bien que j’ai perdu les clés du camion. »
En ce samedi 17 décembre, les premiers arrivés cherchent les gestes du blocage. Cela commence par la traversée incessante et désordonnée d’un passage piéton dans un sens puis dans l’autre à quelques dizaines et autant de blagues à la minute. Et plus encore quand un gendarme vient décréter qu’« au bout de huit passages, il y a entrave à la circulation ». Une heure après, il y a de toute façon 500 gilets jaunes sur les deux ronds-points et plus rien ne circule. La majorité semble se mettre en travers d’une route pour la première fois et personne n’a l’air de se sentir plus responsable que les autres de donner de quelconques directives. Ce qui nous emporte avec joie à ce moment-là, c’est l’inventivité et l’insolence spontanée d’un mouvement qui éclot sans avoir encore de barrières établies ou de code autre que vestimentaire.
La semaine suivante, on décide de revenir avec des petits-déj’, des tables et des bancs, du son, et de rejoindre les groupes arrêtant les camions qui seraient allés à Airbus ou vers les montagnes de containers du port. On est à Saint-Nazaire, en semaine, et on sent rejaillir sur les carrefours l’histoire ouvrière de la ville autant que son étiolement : il y a là de vieux retraités nostalgiques de l’âge d’or des docks, des chômeurs à temps plein, des précaires des boîtes locales. Du côté de ceux qui demeurent salariés, différentes formes de grèves sauvages s’inventent au jour le jour. Certains se déclarent indisponibles pour une semaine auprès de leur boîte d’intérim, des livreurs appellent leur patron quotidiennement pour dire qu’ils se sont encore fait bloquer et restent là le reste de la journée. Un routier parmi d’autres fait semblant d’avoir perdu ses clefs alors qu’il est en plein au milieu du rond-point et force une dizaine de flics postés là à venir essayer de pousser l’arrière de son poids lourd. Une vision tactique s’énonce rapidement : « La semaine on bloque l’économie, le week-end la consommation. » Un relais s’organise en fonction des heures d’embauche des uns et des autres, de 5 heures du mat’ à 20 heures. Ce qui dit quelque chose de la détermination collective au vu de l’arrivée du froid et de la pluie. Un ancien déclare que c’est aux retraités d’assurer la continuité sur les points de blocage. Des motos et scooters colportent les informations d’un rond-point à l’autre. Des utilitaires ramènent des tas de palettes et de pneus, des kebabs donnés par le snack d’à côté ou un sac d’huîtres. Dix types décident d’aller poser une barricade pour bloquer le supermarché le plus proche. Tandis que l’employée de la station-service explique en souriant aux uns comment faire gaffe aux conduites de gaz, les autres vont demander du petit bois à la fleuriste pour allumer le feu. Personne ne se soucie plus de l’huissier payé par le gérant du Leclerc pour menacer d’amendes et d’intervention si l’on ne s’en tient pas à un barrage filtrant. Il est difficile de se rendre compte de tout ce qui se passe, y compris en scrutant les réseaux sociaux et les médias locaux. On découvre ainsi sur le tard qu’à quelques kilomètres de la zad, la centrale d’achat Leclerc, qui livre 50 supermarchés, est immobilisée depuis plusieurs jours. La multitude des points d’actions partout dans la région et l’incertitude du gouvernement sur les moyens d’y répondre est telle qu’en semaine certains se chargent parfois d’un rond-point à deux. Tandis qu’un groupe de meufs tient à dix l’accès de l’immense pont à haubans qui surplombe la ville. Quelques jours après, l’ancienne sous-préfecture vide de Saint-Nazaire est occupée en pleine manifestation. Elle est renommée « maison du peuple » et transformée en espace d’organisation sans qu’aucune expulsion ne survienne dans les jours qui suivent. On a beau défendre la possibilité d’actions minoritaires mais justes, on ne peut que constater que les sondages qui tournent en boucle sur le soutien ultra-majoritaire au mouvement participent fortement à donner de l’aplomb. Et dans les premiers jours, on a parfois l’impression troublante que tout le monde est content, ceux qui bloquent, une bonne partie de ceux qui sont bloqués, et même parfois les gendarmes avec qui ça se tend pourtant forcément à un moment.
Au niveau national, dès le samedi 17 novembre, force est de constater que les gilets jaunes sont sans doute le premier mouvement non sectoriel de cette ampleur qui prend de manière unanime le blocage de l’économie comme point de départ, axe central, et qui s’en donne les moyens plutôt que de repartir de la grève ou des manifestations. Ce qui ressort des 2000 opérations de blocage initiales et de celles qui vont suivre est impressionnant de diversité et d’offensivité : barrages filtrants, obstructions complètes, refus des parcours imposés par l’État qui débouchent sur des cortèges sauvages, péages gratuits ou sabotés, occupations, opérations escargots et affrontements avec les forces de l’ordre. Les plaintes des chefs d’entreprises, des gérants de supermarchés et les premiers bilans chiffrés suffisent à donner une idée de l’efficacité de l’ensemble. Et l’on ne peut qu’apprécier l’impact symbolique et économique exponentiel d’une journée de barricades en feu sur l’une des avenues les plus touristiques au monde et du pillage de ses magasins de luxe sous l’œil surexcité des caméras des quatre coins de la planète. L’État ne peut se permettre longtemps de voir les chiffres d’affaires des commerces chuter de 20 à 50 %, ni de laisser les hôtels parisiens perdre du jour au lendemain 10 millions d’euros avec l’annulation de 20 à 25.000 nuitées.
Mais face à la tournure que prennent les événements et à ce qui se trouve vite présenté comme une jacquerie, c’est sans doute ceux qui sont aux manettes du gouvernement qui sont les plus déroutés. Il faut dire que ce qui se déroule sur les écrans de leur QG échappe à tous les canaux de contrôle habituels et à toute feuille de route préétablie. Cette fois, Macron ne peut plus réduire les foules qui réclament sa démission à une agitation d’extrême-gauche, et tente alors de les assigner à l’extrême-droite, mais c’est bien ce qu’il aimait à se représenter comme « son peuple », pêle-mêle, qui est dans la rue. Et la teneur des revendications, d’abord ciblées sur une taxe spécifique, s’avère de plus en plus englobantes et inassimilables au fur et à mesure que les jours passent. Castaner se lamente dès le dimanche matin de n’avoir « trouvé personne avec qui discuter, négocier » du côté des gilets. Le gouvernement s’acharne tout le reste de la semaine pour y parvenir et renvoie finalement au ministre de l’Écologie des interlocuteurs dont la fiabilité est jugée douteuse et qui, de fait, à peine sortis de son bureau, appelleront à retourner bloquer les Champs-Élysées le samedi suivant…
« C’est une situation relativement complexe, on est sur une évolution permanente des barrages, qui ne sont pas forcément signalés, qui disparaissent et réapparaissent selon les heures », déclare Castaner au troisième jour. Les actions et rendez-vous ont en effet l’air de pouvoir être lancés par n’importe quels individus ou groupes de potes et la quasi-totalité des mobilisations ne sont pas déclarées. Quand le gouvernement essaie de faire croire à une manifestation sollicitée et autorisée au Champ de Mars, tout le monde s’en fout et se rend quand même au rendez-vous interdit sur la place de la Concorde. Pour aggraver le tout, contrairement aux autres ovnis politiques qu’ont été les Indignés ailleurs en Europe ou Nuit debout par ici, le critère de nécessaire « non-violence » – avec ce qu’il peut impliquer d’inhibition de toute tentative d’action un peu dynamique – n’est quasiment jamais mis en avant comme un caractère intrinsèque du mouvement. On en entend à peine causer sur les points de blocages, même après la tentative de résumer la portée de la première journée d’action à sa dangerosité avec le décès d’une bloqueuse écrasée et la répétition en boucle du nombre de blessés. Et une semaine plus tard, pendant l’apéro barbecue devant le centre commercial de nouveau fermé de Pont-Château, presque personne ne semblait se plaindre pour l’image du mouvement à l’annonce des affrontements sur les Champs-Élysées. À ceci on doit ajouter que le rejet des taxes et le brouillard politique dans lequel ont émergé les gilets jaunes leur ont offert une empathie assez inédite d’une partie des forces de l’ordre qui, aussi interrogeable soit-elle par ailleurs, représente forcément un risque majeur pour le gouvernement en de telles circonstances. L’affirmation pavlovienne de Castaner selon laquelle « il y eu autant de blessés chez les forces de l’ordre en trois jours qu’en trois mois d’expulsions sur la zad » vise sans doute à leur faire bien comprendre que les gilets jaunes ne sont en fait pas leurs amis. Tout comme il rappelle aux gilets jaunes, en les accusant par ailleurs d’être manipulés par l’extrême-droite, que les jeunes des banlieues ne peuvent certainement pas non plus être leurs amis : « J’ai eu des inquiétudes particulières samedi soir où j’ai vu, sur certains sites, l’alcool qui avait coulé à flot dans la journée, des jeunes des quartiers qui venaient rejoindre les manifestations avec bien évidemment des intentions très différentes de ceux qui voulaient faire entendre une colère. »
L’évolution des logiques de répression des derniers mouvements sociaux peut parfois laisser le sentiment pesant d’une fermeture progressive du répertoire d’actions collectives envisageables, systématiquement asphyxiées par des interventions brutales des forces de l’ordre. Une partie du caractère jubilatoire des gilets jaunes tient au sens des possibles qui s’ouvre malgré tout à chaque fois que ressurgit un mouvement large, débordant, créateur d’une situation nouvelle pour le pouvoir et dans lequel ceux qui le rejoignent croient suffisamment. Cette histoire nous redira peut-être la rapidité avec laquelle une telle ébauche de soulèvement peut se tasser, mais nous rappellera d’abord de manière salvatrice la rapidité avec laquelle elle peut se déclencher.
« Là, on est à sec. »
« Ici tu vois c’est pas politique, c’est juste qu’on est tous fâchés. Attention hein, fâchés, mais pas fachos ! En fait on est des talents fâchés ! » (Un bloqueur à l’apéro un soir d’embouteillage à la sortie d’une quatre-voies.)
En partant se balader sur le grand pont vide de voitures depuis le rond-point de Méhan le lundi matin, on croise au détour des piquets trois banderoles dégoulinantes. Elles esquissent à leur manière une sorte de programme politique minimal dans lequel ceux qui passent leurs journées là ont l’air de se retrouver : « Faire payer les riches », « On veut vivre et pas survivre ! », « On est la base et on t’emmerde ! »
La montée brutale de colère générale naît du fait de ne brusquement plus pouvoir payer ce dont tout le monde a besoin, et de n’avoir pourtant pas d’autre issue envisageable que de continuer à payer. Il y a une justesse incontestable de la réaction face à cette contradiction-là. À partir de là, on peut trouver chez les gilets jaunes des horizons de toutes sortes : celui d’un consumérisme égoïste sans doute, d’un libéralisme anti-taxe bas du front ou d’un repli nationaliste. Dans le bassin nazairien, on a aussi beaucoup entendu qu’il n’était « pas question de racisme ici » et que ce n’était pas aux pauvres quels qu’ils soient de payer pour la pseudo-transition écologique, mais à ceux qui profitent confortablement du désastre. Aussi bien, le rejet plus ou moins circonstanciel de l’État nourrit toujours, dans le quotidien bouleversé des blocages, un imaginaire d’auto-organisation et de partage. Tout comme la rage face à l’étouffement économique renvoie aussi au désir d’une vie qui ne soit pas régie par le pouvoir d’achat.
Ce qui nous a donc surtout sauté aux yeux, c’est que l’élan de contestation auquel nous nous mêlions contenait une part majeure d’indétermination. On ne va pas nier notre propre trouble récurrent à ne pas retrouver une partie des repères qui codent tant bien que mal un certain patrimoine politique aussi rassurant que sclérosant. Mais avec la décomposition de la gauche syndicale et politique, et le bouleversement accéléré des réalités sociales, écologiques et migratoires, on risque de se demander de plus en plus souvent dans les années à venir si l’on doit se tenir à distance d’un mouvement populaire parce qu’il est pourri de contradictions et susceptible d’être récupéré par l’extrême-droite populiste. Cela fait des années que celle-ci y travaille, et cela ne pourra que s’aggraver si on lui laisse toute la place quand elle commence à y parvenir. D’autant que ce n’est pas comme si ses tournures d’esprits et ses ressorts identitaires n’étaient pas déjà présents çà et là au sein des mouvements syndicaux, ou environnementaux d’ailleurs. Dans le cas présent et avec d’autres camarades rencontrés dans les luttes de ces dernières années, nous avons préféré continuer à se risquer à habiter et alimenter ce chambardement-là, chargés de notre histoire propre et disponibles à une grosse rasade d’inconnu. Ceci étant, la question de notre voisin paysan résistant et avec elle celle de ce que l’on pouvait bien faire dans tout ça de la fin du pétrole et de la fin du monde n’a cessé de nous tarauder sur les routes.
« Mais pourquoi ma clim’ ne s’arrête pas quand je l’éteins ? »
Du côté du gouvernement, la taxe carbone est présentée comme la première grande mesure nationale d’une époque nouvelle en vue de répondre au défi climatique. Elle montre la voie choisie : celle d’une expansion forcée du règne de l’économie et de ses logiques comme la solution au problème du réchauffement et donc…de la fin du monde. Si nous polluons, selon ce modèle, c’est que nous n’intégrons pas dans notre calcul économique le coût du dommage à l’environnement. Le faire nous inciterait à modifier nos comportements à long terme. Et donc augmenter la taxe carbone, ce serait nous pousser à moins polluer, pour payer moins. Comment reprocher aux gilets jaunes de réagir d’abord en consommateurs, face à un gouvernement et à des économistes qui nous traitent de toute façon uniquement comme tels, considérant que le « signal prix » sera le facteur déterminant de nos comportements ? Sauf que l’on peut se permettre de moins polluer pour payer moins, lorsqu’on en a réellement le choix. On culpabilise d’un côté ceux qui, captifs de l’étalement périurbain et de leur travail, ne peuvent diminuer leur consommation en pétrole. On déculpabilise de l’autre ceux qui peuvent payer et donc polluer sans complexe. On aboutit au final à la privatisation de forêts entières dans les pays du Sud pour en faire des niches de stockage du carbone, ou à l’achat de centaines de mètres linéaires de haies pour « compenser » la destruction d’un bocage.
Comment l’injustice sociale et fiscale ne serait-elle pas explosive quand on sait que de toute façon les consommations énergétiques des plus gros pollueurs demeurent épargnés par les taxes environnementales ? En premier lieu celles des 90 multinationales qui émettent à elles seules 70 % des émissions de C02 depuis 1988, ou celles des compagnies de transport aérien ou maritimes. Les gilets jaunes marquent un refus élémentaire : celui de se voir imposer des mesures par des personnes qui, à tous les niveaux, ne seront pas concernées par les conséquences de leurs décisions. Climato-sceptiques de façade ou écologistes de circonstances, les puissants ont bien compris que la terre ne suffirait pas pour subvenir aux besoins de tous, tels que fixés par les normes occidentales de vie et de confort. Ils savent pertinemment que la planète craquera en tous sens de dérèglements climatiques bien avant que l’on ait extrait et cramé toutes les ressources énergétiques dont nous sommes tellement dépendants. En réalité, les puissants se désolidarisent des bouleversements terrestres à venir et s’organisent en conséquence pour contenir les frontières, juguler les risques d’explosion sociale, fermer les quartiers résidentiels ou développer des niches de production hors-sol. Se désolidariser est pour eux le seul moyen d’espérer avoir un peu plus de temps que les autres pour pouvoir continuer à consommer comme ils l’entendent, à des niveaux sans commune mesure avec le reste de la population.
Pour ceux qui ne se trouvent pas dans leur cas, il est dur d’échapper à une forme de nihilisme au fur et à mesure que se diffuse la conscience de la remise en cause accélérée des possibilités de vie sur cette planète. D’autant que tout nous laisse à penser qu’il est déjà trop tard. Si certains d’entre nous pouvaient encore estimer dans les années 1990 qu’en transformant radicalement la société de la voiture et du pétrole, on pouvait encore enrayer la catastrophe, ce n’est dorénavant plus le cas. Même si l’on arrête aujourd’hui toute activité économique et que l’on ne rejette plus aucune tonne de C02 dans l’atmosphère, il y aura tout de même un réchauffement dramatique de la planète dans les années à venir. Son caractère différé fait que l’on commence en effet tout juste à ressentir les effets des émissions de carbone des années 1980.
On voudrait pourtant encore se convaincre qu’il est possible d’éviter le pire. Mais une des conséquences les plus vicieuses du sentiment d’urgence face à l’ampleur de la catastrophe est de nous pousser à penser que tout paraîtra dorénavant absolument ridicule et insuffisant pour y répondre sans la force de l’État : ces plans de restructuration généraux et ses mesures coercitives, ses analyses et ses pansements technologiques. Et l’on peut parier pour autant que l’État ne va pas cesser de se mettre au service de ce qui a produit ce désastre. Tout en cherchant à nous faire croire qu’un ensemble de gestes citoyens éco-conscients pourraient encore produire de profonds changements.
En cette phase critique de l’anthropocène, la force d’attraction de la zad a tenu à la démonstration extrêmement visible qu’il était possible d’enrayer la destruction d’un morceau du monde et la progression d’infrastructures du désastre. Elle relève aussi, dans un même geste, de l’expérience collective d’un processus de réenchantement du monde. Le territoire concerné a beau être relativement réduit, on tente d’y réinstaurer une pratique des communs qui dépasse de loin l’échelle des alternatives individuelles. Cette expérience n’a cessé depuis dix ans d’ouvrir les imaginaires parce qu’elle fait part du désir d’une forme d’attachement qui implique un rapport tout autre à l’agriculture et à la forêt, aux déplacements et à l’habitat. Elle dit quelque chose des manières de s’emparer de ces enjeux collectivement pour tenter de s’émanciper de l’homo œconomicus et de son rapport dégradant au vivant. Elle parle de vies belles qui nécessitent de lutter mais n’impliquent pas que l’on doive les payer à prix d’or. Elle a eu un retentissement particulier, mais elle n’est qu’une recherche en ce sens parmi d’autres.
Nous ne débarquons pas dans un mouvement tel que celui des gilets jaunes comme des missionnaires de l’écologie. Mais notre présence sur les blocages et les produits de la cagette font forcément causer. Entre autres de l’idée plus ou moins fantasmée d’un ailleurs possible, et de manières déviantes d’envisager la production ou la redistribution. Et pourtant, on ne peut cacher que ce qui se construit en ce sens dans des espaces comme la zad reste extrêmement restreint, inabouti et tout simplement pas transposable pour la majeure partie des personnes que nous rencontrons. Et déployer réellement ces pratiques ne sera pas possible sans assumer une suite de conflits avec l’État et les entreprises matrices de la catastrophe, tout en entretenant les solidarités avec ceux qui s’y retrouvent salariés. L’intervention des employés de Vinci dans la lutte contre l’aéroport a démontré que cela pouvait fonctionner dans un sens comme dans l’autre. Mais il n’y a pas pour autant de réponse évidente à donner aux travailleurs de la raffinerie de Donges ou de la centrale de Cordemais dont certains voient bien la nécessité d’arrêter ce type de production, mais qui savent aussi pertinemment qu’ils seront les premiers laissés-pour-compte si cela advient.
Dans le monde tel qu’il nous est donné, il n’y a de toute façon pas d’issue à ce qui dans la transition écologique sera perçu simplement comme une contrainte vers un moindre confort matériel et donc existentiel. D’autant moins quand on le considère de manière individuelle. Ce que des expériences comme la zad tentent alors de percevoir à leur échelle, c’est si la force donnée par l’expérience du commun offre quelque chose de plus enviable pour vivre, que ce que l’on aurait à perdre matériellement par ailleurs. Quelle libération de la domination économique, quelle densité de liens et de plaisirs offerte par une autre expérience du temps, du travail ou de la fête peut bien rendre obsolète le désir du mode de vie occidental moderne et de ses centres commerciaux ? Il n’y aura pas de voies autres que celles imposés par l’État et le marché à même de l’emporter tant que les réponses à ces questions-là demeureront partiellement opaques. Et l’on sent bien alors que quelque chose cloche entre le temps nécessaire à la construction de parcelles palpables d’autonomie et le sentiment croissant qu’il est déjà trop tard. Mais les effets de clarté viendront probablement aussi des moments de rébellion. On peut parier sur le fait qu’on ne bloque jamais seulement les routes pour continuer à rouler et les temples de la consommation pour continuer à consommer. Le temps de la suspension est révélateur de la limite ténue entre l’expression du besoin et celle du rejet. De la vacance émergent forcément d’autres joies et des bifurcations possibles.
Deux mouvements ont surgi dans les rues et sur les routes cet automne. Tout a été fait pour l’instant afin que les mondes des gilets jaunes et celui des marches pour le climat se perçoivent comme absolument antagonistes. Il n’y aura pourtant pas de « transition écologique » désirable tant que l’un et l’autre ne se retrouveront pas pour bloquer de conserve la mainmise de la logique économique sur notre monde commun.
https://zadibao.net/2018/11/30/climat-jaune-et-changement-de-gilet/
L’ancienne sous-préfecture de la ville de Loire-Atlantique a fait place à une réquisition citoyenne. Le lieu a été baptisé « Maison du peuple ». De façon autogérée, on y discute du sens de la démocratie, comme de l’impact de la lutte sur ceux qui la mènent.
Article du 15 décembre 2018, écrit par Pierre-Yves Bulteau pour Médiapart.
Jonathan, que tout le monde ici appelle affectueusement Yoyo, est un gaillard aux cheveux gominés, à la voix voilée par les gaz lacrymos respirés et les centaines de roulées grillées. Alors qu’il était en train de monter un restaurant avec son frère, il a tout arrêté. « Tellement j’ai trouvé en ce lieu du cœur et de l’humanité. »
La Maison du peuple de Saint-Nazaire représente le symbole de ce qui se joue depuis cinq semaines, partout en France. Un relais populaire et autogéré créé en réponse à « un monde soudain devenu injustifiable aux yeux de tous », selon la formule de l’écrivaine Leslie Kaplan.
Ancienne agence Assedic, devenue un temps sous-préfecture, le bâtiment de centre-ville a récemment été vendu par l’État à un promoteur immobilier. « Il avait prévu d’en faire sortir 72 logements, explique Ludovic, en taxant une clope à Yoyo. Le permis de démolition était signé. Les pelleteuses devaient tout raser. Au lieu de ça, on l’occupe depuis le 24 novembre dernier. »
La démolition architecturale a laissé place à la construction des consciences. Une réquisition citoyenne pour une insurrection des intelligences. Passée la frêle grille d’un vert oxydé, ce ne sont que sourires et attentions aux traits tirés qui vous accueillent. Comme si la quinzaine d’habitants à temps complet avait décidé de prolonger le mouvement, au-delà des ronds-points de la zone portuaire, malgré les annonces faites à la télévision par Emmanuel Macron, contre les récents appels à la désunion.
Il faut dire que le peuple en gilets jaunes nazairien connaît bien l’endroit. « La plupart en étaient soit usagers, soit salariés », glisse, entre deux taffes, Ludovic, qui raconte la genèse de l’occupation : « Cela part d’une impro générale qui finit en impro géniale ! Au départ du mouvement, nous demandons à rencontrer le sous-préfet. Devant son refus, une prise de paroles démarre. Et là, le déclic. On se dit que l’on va symboliquement occuper l’ancienne sous-préfecture de la ville. » La Maison du peuple est née.
Reste à l’organiser. De la déclaration officielle d’habitation à l’élaboration d’un contrat électricité avec justificatifs et tout le tralala administratif, la vie commune s’imagine autour de règles débattues en assemblée, toutes centrées sur ce principe fondateur : « On a emprunté un lieu en bon état et, quoi qu’il advienne, on le rendra en bon état », lance Jonathan avant de partir prendre son quart au niveau du rond-point des Six-Croix.
Par cette autodiscipline, qui a notamment vu l’alcool des premiers jours prohibé, les occupants de la Maison du peuple devancent aussi leur possible expulsion par la force publique. « Même si les flics ne nous gênent pas, précise Ludovic, et ce malgré un dépôt de plainte du promoteur. » Pas vraiment de quoi inquiéter ce militant, passé par Attac et les collectifs pour le climat. « Il y a tellement de choses profondes qui se jouent ici, un tel apprentissage de la démocratie, qu’on a du mal à s’imaginer que tout puisse s’arrêter. »
Après trois semaines d’occupation, l’arrêt de ce bouillonnement, peu en parlent, tous y pensent. Et, alors que le coup de mou des AG quotidiennes, de la planification de l’occupation du port, de la gestion des envies diverses et variées se fait ressentir, le coup de boost arrive parfois par le bus.
Comme en ce lendemain d’allocution présidentielle, qui voit cette retraitée pousser la grille de la Maison du peuple. Ludovic l’accueille de son doux sourire. Nous l’appellerons Annette. « Ce n’est pas que je n’aie pas envie de vous donner mon nom mais mon mari ne sait pas que je suis ici et, en plus, glisse-t-elle rieuse, il a voté pour Macron. » C’est sa petite-nièce qui lui a soufflé l’existence du lieu. « Moi, je n’ai pas à me plaindre, j’ai une bonne retraite, ça va. Si je suis là, c’est parce que j’ai un fils qui n’a plus de boulot, une fille en plein burn-out et un futur gendre, futur licencié. Je n’ai jamais fait de politique avant mais là, après avoir écouté Macron, je l’ai trouvé tellement lamentable qu’aujourd’hui, j’ai envie de m’engager. »
Comme Annette, ils sont une cinquantaine à avoir franchi le pas. Pas un raz-de-marée. Une révolution intérieure pour une prise de conscience collective. Felipe est de ceux-là. La boule rasée de près, le teint buriné, ce salarié en levage-manutention « n’a jamais été militant ». Rencontré sur la petite terrasse qui borde l’entrée du bâtiment, il dit être venu et surtout resté « parce qu’ici, on se sent écouté, on peut décider. Étranglé par le quotidien, à la Maison du peuple, on apprend à se dépouiller du superflu pour gagner tellement plus ».
Ce n’est pas Morgane qui dira le contraire. Son intervention lors de la première AG concernant le blocage de la zone portuaire va rester, pour longtemps encore, gravée dans les mémoires. « Je me souviens, c’était lors de la préparation de la première occupation du port. La tension était en train de monter. Personne n’était d’accord sur la stratégie à adopter et puis je me suis levée, j’ai dit qu’on était là pour apprendre, qu’on ferait sûrement des erreurs, qu’on en tirerait des leçons et que, de toute façon et quoi qu’il se passe, nous continuerons d’avancer. »
« C’était tellement émouvant, rebondit Ludovic, un de ces moments magiques que seule la lutte peut vous apporter. » Un apprentissage en vitesse accélérée. Une transformation qui a également foudroyé Erwan. Depuis qu’il a poussé la grille de la Maison du peuple, il a troqué ses heures quotidiennes de jeux vidéo au profit du débat politique. « Avant, jamais tu ne m’aurais fait lire un bouquin, discuter autour d’un thème d’actualité. Aujourd’hui, je ne peux plus m’en passer », jubile-t-il.
« Ce sont tous ces moments qui m’ont fait devenir amoureux de ce lieu, avoue Ludovic. Depuis trois semaines dans cette maison, depuis cinq semaines sur les ronds-points, on voit les exclus de la parole légitime, les privés de l’action collective reprendre le pouvoir. C’est extraordinaire. J’en ai pleuré. » Tous parlent d’un « accouchement citoyen ». Tous savent aussi que, pour durer, il va leur falloir « maintenir le lien, aujourd’hui créé ».
La tête dans le quotidien, « épuisés par un rythme de fou », les gilets jaunes nazairiens ont trouvé le temps d’accueillir des délégations venues de Rennes, Lorient, Cholet et projettent même de converger avec leurs homologues de Commercy. Une conjonction des appels « pour préserver cette dynamique et les émancipations qui en ont surgi ». « C’est le truc qui me préoccupe le plus, dit encore Ludovic. Ne pas perdre ça. C’est tellement fort ce que l’on vit que ça ne peut pas s’arrêter comme ça. » D’autres parlent d’établir un pont avec les syndicats.
C’est en tout cas l’avis de ce syndicaliste retraité, croisé sur le balcon de l’ancienne agence Assedic. « Si on ne se fédère pas, on est morts », tente-t-il de lancer. « Si on entre dans ce genre de calculs, de plans stratégiques, on risque de tout perdre », contrebalance Yoyo. « La mobilisation doit continuer hors de certains codes, poursuit Ludovic. Les habitants de la Maison du peuple ne les maîtrisent pas et c’est ce qui donne le côté précieux de cette mobilisation. Si on rétablit ces codes, ils risquent tous de partir et ça, rien que d’y penser, j’en ai la boule au ventre. »
Pour continuer de rêver à demain, les gilets jaunes nazairiens comptent « sur l’intelligence collective des gens. Sur cette confiance solidement établie qui va nous permettre de trouver le rebond ». Dans une atmosphère studieuse d’où se dégagent des effluves entremêlés de pâte à crêpes et de café, certains occupants travaillent à l’idée d’organiser des « portes ouvertes » de la Maison du peuple. « Il faut profiter du fait que Saint-Nazaire soit une ville politisée, à l’identité ouvrière encore forte, pour continuer de construire un imaginaire collectif. » Arrivée depuis à peine une heure, Annette est déjà emballée, elle qui est ici « pour aider la génération de ses enfants ».
Un engagement tracé, en lettres capitales au pinceau noir, sur une pancarte posée au détour d’un couloir. Il y est écrit ceci : « Un avenir pour nos enfants et… » Un suspens en forme de suite à imaginer. Avec les rêves, l’action et la vie en commun en guise de piliers.
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